jeudi 18 octobre 2007

Epreuve d'artiste (qui voit Ouessant voit son sang)










L’absent gracieux se perd dans le flou d’un visage,
Clouée à cette table, son âme s’évapore
Elle s’éclipse un instant, volage et sans sillage,
Pour retrouver son ombre, qui rêve sur le port.

Les convives conspuent ce rêveur odieux
Sa chaise porte l’ennui, soutient un corps vidé.
Tous les soupirs moqueurs, mistrals exaspérés,
Soufflent sur l’invité, le poussant vers les cieux.

Mais ce vil déserteur est le moindre couard,
Et ses croisades effraient les plus fous chevaliers.
Car prisonnier d’un monde où l’on tue le hasard,
Cet exquis ingénu cultive l’épopée.

Je l’ai vu réussir des travaux insensés,
Prodiges ineffables à vous trancher la foi,
Assis sur son ennui, il laisse tiédir son thé,
Et sirote un projet qui dépasse toute loi.

Je l’ai vu sur le port, attendre les bateaux, attraper en bouquets les cris des mouettes et les chants des marins, pour montrer la Bretagne à tous ses étrangers.

Je l’ai vu au bout du monde, brisant les tempêtes à coup de pinceau, pour cueillir la violence de la beauté brute.

Je l’ai vu faire couler, sur une toile blanche, le sang des marins dont Ouessant se nourrit, comme ceux qui ne savent pas font couler le sable sur leurs cartes postales.

Je l’ai vu noyer le soleil dans des lacs incandescents, et distiller longuement cet élixir du soir, qui apaise nos blessures de son goût de couchant.

Je l’ai vu enfermer un monde dans une bulle, et seul dans cette chambre blanche, faire exploser la bulle et repeindre l’horizon.

Je l’ai vu tracer d’une ligne, l’histoire du tango, le feu de l’Argentine et le parfum des filles, j'ai regardé la ligne se tordre sur mon corps, et je l'ai vue suer.

Je l’ai vu capturer dans mes yeux mon image, et peindre le portrait de l'homme que je serai.

Je l’ai vu traverser toutes les épreuves,

Mais pour lui n’existent

Que les épreuves d’artiste.

lundi 1 octobre 2007

Ceux qui restent


Mes mollets nus étaient mus par un stress insensé, mes souliers vernis battaient le trottoir, bien moins fort que mon cœur qui frappait à ma poitrine, scandant une prière de liberté. Quel devoir infâme, quelle punition innommable je m’étais encore infligée ce soir, en oubliant dans ma case un cahier ou un livre, me condamnant sans appel à retourner en ces lieux où mes effrois germaient. Car je m’étais cru libre, la sonnerie venue, à l’abri des combats qu’on me forçait à livrer contre mes échappées. Et il fallut que je renonce à cette douce quiétude, par ma propre faute, et que je retourne sur le champ de bataille, là où agonisaient mes rêves blessés, molestés par ceux qui se prétendaient mes semblables.

Vraiment, qu’il était pénible, en cette soirée d’automne de 1990, de traverser à contre sens la cour de l’école où germèrent mes premiers cheveux blancs. Ce soir là j’eus préféré être un des anonymes que je distinguais dans ma course, n’importe laquelle de ces silhouettes à peine perçues à travers un rideau de larmes que le vent brestois et ma panique sauvage tissaient à l’unisson. Remontant le flot si doux qui devait me ramener vers la quiétude de mon univers, je parvins à trébucher et à sangloter jusqu’au cahier qui m’avait rendu coupable. Serrant dans mes bras le précieux document, je redescendis les escaliers que je montais cœur et poings serrés chaque matin. J’entendis mes souliers résonner dans le silence des couloirs dénudés, d’où les cris des enfants s’étaient échappés pour se répandre dans la ville. Je m’arrêtai un instant en haut des marches, laissai mon cœur reprendre sa place dans ma poitrine, et ouvris lentement le rideau qui voilait mes yeux.

J’étais resté, j’étais là, quand tout avait quitté. Pour la première fois, j’habitais ces murs qui m’oppressaient au quotidien. D’un pas lent, je descendis les marches, laissant ma main d’enfant glisser sur la rampe de métal grossièrement peinte. Sa froideur répondait à la fièvre qui s’endormait en moi, et absorbait mon effroi. Je posai le pied dans la cour, et pour la première fois, je ressentis l’indicible émotion de ceux qui restent.

Ces lieux qui faisaient chaque jour baisser mes yeux et qui me terraient en moi-même comme dans un gouffre chaud et lugubre, dans lesquels mon existence se résumait à un violent désir de désincarnation, semblaient soudain eux aussi être assujettis aux charmes de l’automne. Il me parut que le charme avait enfin réussi à traverser les grilles de la cour, et dans une stupeur émue, je constatai que ces terres n’étaient pas infertiles à mon bonheur.

Loin des cris moqueurs et des apostrophes belliqueuses, je pouvais tourner sur moi-même, entouré de feuilles mortes, écraser des marrons, regarder l’horizon à l’envers, la tête entre mes jambes, m’accroupir et m’écorcher les mains contre le bitume râpeux, constater avec émerveillement les marques laissées par les gravillons sur mes genoux.

Je traversai la cour dans un état second, comme un roi découvrant son royaume après un long exil. J’étais resté, ils étaient partis, ma perception décorait enfin ces lieux inhumains d’enluminures chatoyantes.

Ce qu’il faut aimer les déserts pour supporter la vie…

Il est des jours où l’on n’est que départ et horizons nouveaux. Où la vie et le mouvement nous apportent en abondance l’air et l’adrénaline, où l’on sent le futur venir à nous. Ces fuites qui laissent nos peines loin derrière nous, ces échappées successives qui nous évaporent… et nous nous désincarnons de tout ce qui nous glace. Assis dans un train, nous regardons loin devant, débarrassés du poids du passé, et l’exil nous fait furtifs. Mais que reste-t-il de nous dans la gare qui s’éloigne, et dans les yeux de ceux que l’on vient d’embrasser ? La lumière qui éclaire nos perspectives nouvelles projette sur ceux qui restent des ombres mystérieuses. La vie ne s’arrête pas lorsque le train s’éloigne.

Il est des jours où l’on reste à quai, et l’on regarde au loin disparaître les lueurs rougeoyantes des wagons qui emportent un cœur vers le futur. Des éclats de vie empreintent des lignes de fuite, et il nous semble que nous nous séparons d’un morceau de nous même. Quelqu’un part, il laisse la froideur d’une bougie qui s’éteint. Dans ce train s’échappe une forme de rêve facile. Les bonheurs faciles que la providence nous avait apportés reprennent leur vol, et les traces des rires insouciants soulignent les contours d’un silence qu’on avait oublié. On reste dans le froid d’un espace désormais trop grand, et l’on se sent trop petit, trop mort pour habiter une gare vide. Les voûtes élancées, les longs quais filiformes, tout s’échappe vers l’avenir, mais ceux qui restent croulent sous le poids d’une mission nouvelle : habiter un présent vidé par l’absence.

Pour vous ce ne sera qu’une gare de passage, vous vous échapperez. Mais tentez de croiser le regard de cette foule solitaire debout au bord du quai. A peine le train parti, leur regard se détourne pudiquement d’un horizon qui leur est interdit, ils semblent perdus, le regard vague. Ils ne regardent nulle part, ils observent en eux ce vide nouveau. Un tout petit être au fond d’un squelette, perdu sous les armatures inhumaines d’une gare désertée.

Il faut parfois aimer les squelettes d’acier pour supporter la vie.

Alors tout peut respirer. Lorsqu’on reste seul, avec pour unique berceuse l’écho de sa voix dans un hall de gare abandonné, on peut rencontrer l’évidence d’un espace à investir. Les lambeaux de soi que les voyageurs ont pu arracher ne nous appartiennent plus, et il faut accepter de bon gré le don qu’on en a fait. Ils s’en feront une écharpe qui les tiendra un temps à l’abri des frissons de la solitude.

Mais ici, au creux de cette immuable éternité que constitue l’antre de notre personne, dans cette pièce que nous habiterons toujours seul, dans le boudoir de notre vie, l’atelier du tisserand peut reprendre son activité intimiste. Ramasser les fils, les arranger à sa manière, faire naître de ces sentiments et de ces matières brutes ce qui nous habillera aux yeux du monde….

Il faut savoir semer, il faut savoir croître, il faut savoir fleurir et parfumer, dans tous les sens, conquérir le vide avant que les parois ne se resserrent. Et le vent chaque année apporte des essences et des pollens nouveaux, créant dans ce jardin qu’on croyait immuable des paysages éphémères. Et chaque saison, les couleurs nouvelles se mêlent au décor précédent, pour peindre chaque fois dans ce jardin secret un portrait plus fidèle, plus riche.

Ceux qui restent apprennent à saisir dans une bourrasque le parfum du bonheur. Ils apprennent à croire que les joies perdues qu’ils rencontrent par hasard leur étaient destinées.

Ceux qui restent regardent passer la vie en souriant, et font naître sur les visages des voyageurs, penchés à la fenêtre, des sourires qui leur ressemblent.

Ceux qui restent sont perméables aux beautés, qu’ils savent fugaces et volatiles, ils attendent que le bonheur se pose sur leur épaule, et le laissent repartir dans le souffle de leur joie de vivre.

Ceux qui restent peuplent les déserts, ils apprennent à vivre avec, à vivre sans, ils apprennent à vivre en somme.