lundi 26 novembre 2007

Once upon a time...



















Maman, qu'est-ce que tu mettais dans mon chocolat chaud pour que j'aie le nez rouge comme ça?

lundi 12 novembre 2007

Les mondes perdus


Tant qu’on vit, on parcourt le monde, l’espace et le temps, inlassablement. On arpente, on avale, on se projette, on vise et l’on escalade. On harponne l’horizon, et de toutes ses forces, on le ramène à soi. Le décor change, les arbres défilent, et l’on croit avancer. Le vent danse dans les chevelures et façonne des larmes de verre sur nos yeux blindés, on se sent découvreur, croisant vers le futur, intrépide et sans peur.

Mais on a beau user des souliers et trouer des pantalons, on n’habite jamais que le creux de son corps. Les migrations restent en général illusoires. Chacun est là, au centre de son monde, un monde qu’il projette sur la grande bulle impalpable qui définit les frontières incertaines mais infranchissables de son esprit. Dans un bathyscaphe capitonné, les découvreurs cherchent à se connaître. Mais qui ose vraiment s’aventurer hors de son monde ? Qui a entrouvert le rideau, mis le pied dehors, franchi le pas, au delà des références et de la perception subjective?

Ainsi les bulles se promènent et peuplent une planète. Chacune reflétant la réalité inaccessible au gré des irisations improbables et éphémères qui colorent sa surface. Et ce sont autant de planètes que de bulles irisées qui se croisent, s’évitent, s’entrechoquent en un ballet aussi complexe qu’aléatoire.

Tous ces mondes autarciques évoluent en symbiose, cohabitent, correspondent, se marquent les uns les autres, se reflètent, se signent et parfois se reconnaissent. Souvent se tissent entre les bulles des passerelles étranges, des ponts de fortune sur lesquels on se livre à d’étonnants commerces. Sur les passerelles passent des bouteilles, et dans les bouteilles, des messages liquoreux, un échantillon de nous qu’on envoie vers l’inconnu. Parfois même on échange, on reçoit, on comprend. Et de toutes ces informations concentrées, de ces distillats succincts, nous apprenons des autres le relief de leurs landes, le tissage de leurs étoffes.

Des insignifiances, des informations ponctuelles, mais ce sont surtout des points de vue que nous échangeons. Nous offrons des panoramas, bien enveloppés d’un papier tissé de notre être, qui font connaître notre monde, et en rassemblant les vues offertes ou volées, chacun tente de se faire une idée de ce que doit être le monde hors du sous-marin.

Mais les bulles rencontrent parfois des terrains minés, des crevasses sournoises et des lames de fond. Et combien se perdent à chaque instant, prises dans ces pièges, poussées par ces courants ?

Les dangers sont multiples et les déchéances variées.

Une marée monte, imperceptiblement, et surprend un rêveur à la conscience abandonnée.

Une banquise se fend, la fracture laisse un îlot à la dérive dans les eaux glacées et transparentes de la solitude.

Un chemin est quitté par un curieux, victime des charmes colorés d’un papillon sans scrupules, ou du parfum suave d’un fruit trop tentant.

Une poussière opaque recouvre, grain par grain, le sourire de ce portrait qu’on ne regarde plus.

Et des bulles dérivent, radeaux naïfs sur des vagues de temps. Tantôt flottant sur des eaux calmes et trompeuses, hypnotisés par la surface, les tréfonds verdâtres faisant scintiller une image fantomatique du futur, tantôt prises dans des chutes vertigineuses, attendant que le sol vienne les libérer de cette prison en fanaison.

Ce lent dérapage, si lent qu’il en est pernicieux, si lent qu’on ne peut le contrôler, mène ces naufragés vers des ailleurs parallèles. Un pas de côté, un tout petit pas, et les voilà qui s’échappent. Une bulle plus loin, qui ne réfléchit plus les images familières, un miroir déformant recouvre les murs des couloirs que l’on empreinte. Un jour on se réveille, les bruits de la rue sont les mêmes, le chemin semblait pourtant continu. Combien de temps avons-nous dormi ? Mais les murs de la chambre sont couverts de symboles inconnus, la résonance est étrange, le monde ne raisonne plus comme avant, plus comme nous.

On s’aventure alors au dehors, et sous chacun de nos pas s’effondrent les repères. Les doigts s’avancent, en quête de reconnaissance, mais les doigts effacent les visages. Les lignes se tordent, les verticales se perdent, les horizons s’emmêlent. Ce n’est même pas un brouillon, ce n’est pas une erreur, un inachevé, c’est un monde inconnu, parfaitement rôdé, parfaitement huilé, imperméable et étanche, auquel on n’appartient pas et que se cache de nous.

Alors on rentre chez soi, on rentre en soi, on se terre.

Les mondes inconnus peuvent être enchanteurs, rêveries exotiques. Mais point d’éden à conquérir ici, pas de monde nouveau, mais un monde perdu. Les mondes nouveaux sont les oasis où fleurissent nos curiosités, les mondes perdus sont les mouroirs où viennent se flétrir des souvenirs assoiffés, dans une science-fiction glauque qui les a oubliés, et qui file toujours trop vite en piétinant les morceaux fragiles de ces bulles brisées.

Dans un monde plus étranger qu’étrange, on se nourrit de soi même, de sa matière maigre et inconsistante. On boit à la source sa colère sauvage, on déguste les aigreurs qui se cramponnent à nos estomacs. Et on recycle en circuit fermé un mélange toujours plus amer de résignation, d’enfermement, d’appels en attentes, d’appels en absences, que le silence tourne en injures agressives et sournoises. Rien ne sort, rien ne rentre, tout un esprit, toute une énergie, travaille au service de cet engin de révolte, de cet instinct de survie autodestructeur.

Dans cet univers à la dérive, les évolutions débridées sont servies par une imagination sauvage, allergique à une norme extérieure dont elle fut elle-même exclue. La raison n’intervient que pour se mutiler, pour s’isoler encore un peu plus loin dans un soi extrême, un soi ultime, refuge d’une compréhension dont l’essentiel semble s’être évaporée dans des immensités désormais inobservables.

Les autarcies sont inertielles, et deviennent vite recluses, observatrices hautaines et craintives. Chaque approche est une attaque, l’étranger est agressif, et tout l’extérieur est étranger. Il faut l’éviter, ou parfois le détruire, le provoquer pour l’anéantir. Il faut se protéger en assiégeant ses restes.

Parfois à la porte de ces tanières frappent des inconnus. Dans les ports fantômes de ces îles oubliées, passent des radeaux à la dérive. Sur ces embarcations, des visiteurs, des explorateurs. Des êtres sortis de leur bulle, qui ont osé abandonner le confort d’un référentiel familier pour apprendre au contact des mondes perdus une autre signification des choses, un autre possible.

Ils attendent, patiemment, sur le pas de la porte qu’on leur a claquée dix fois, cent fois. Ils ne craignent pas de voir faner les fleurs qu’ils apportaient, de les voir sacrifiées à la violence de cette rencontre, et d’en cueillir d’autre.

Ils savent accueillir l’intolérable et l’incompréhensible comme un premier et unique moyen de communication. Ils savent répondre à leur manière, par un silence, par un sourire, par une tristesse partagée, par une révolte comprise. Ils savent parler quand chaque mot est une insulte, parler avec les gestes, avec les regards. Ils savent s’introduire sans rien violer, visiter sans envahir, peupler sans coloniser. Ils savent ramener à la vie une solitude sans la trahir, sans la blesser. Parfois sans la regarder dans les yeux, lui rappeler un parfum d’antan, un air d’autre rassurant.

Ils reviennent de leurs périples épuisés, décharnés, transfigurés ou défigurés. Mais ils reviennent, comme les grands voyageurs, riches d’une vision du monde qu’ils n’avaient pas envisagée. Ils reviennent forts d’un échange, d’un nouvel horizon dégagé de tout ce qu’ils auront laissé d’eux dans ces mondes perdus. Et comme tous les voyageurs, ils devront repartir.

Ils sont les yeux du monde aux contours repoussés, où l’abandon est la seule frontière.