dimanche 29 janvier 2012

Le parfum de l'ombre

Le parfum de l'ombre

I.
Je l'observais, du coin de l'oil, se maquiller,
Sentant monter l'orgueil qu'atisait sa beauté.
Je rodais autour d'elle, partageant son miroir,
Comme rodent les chiens autour du désespoir.

Ici un accessoire que je lui proposais,
Là un regard plus noir que je lui suggérais...
Je choisissais toujours, vicieux et paresseux,
De la couvrir des voiles qui la montraient le mieux.

Enfin la main fébrile choisissait dans l'armoire
L'argument décisif qui scellait la victoire.

Un jus épais, sucré et capiteux,
Dont j'habillais mon ombre d'un geste fiévreux.
D'un vieux flacon doré jaillaient les vapeurs,
Qui donnaient forme humaine à mon apesenteur.

II.
Ainsi auréolée de mes vapeurs charnelles,
L'ombre avançait alors, à pas lents, au dehors.
Mon oeuvre sensuelle à la beauté fragile
Traçait dans la nuit crue un sillage gracile.

Sur son passage lent semblaient fleurir les roses,
Et quelque poivre doux, et l'ambre à faible dose,
S'envolaient de son cou et flottaient dans les rues,
Où cent sourires béats accueillaient l'ombre nue.

Cependant ces regards, amicaux au dehors,
La privaient un à un d'une arme de son corps.
On lui prit son regard, on lui prit ses bijoux,
Un amant inspiré prit l'odeur de son cou.

Voilà ce qu'on sut d'elle, voilà ce qu'on voulut,
Retenir de mon ombre, et de mon être imbu.
Des roses et un peu d'ambre, quelque poivre qui sait,
Un bijou en or jaune, un sourire esquissé.

III.
Presque nue, épuisée, l'ombre arriva enfin,
Dans le salon doré où buvaient les mondains.
Toute ombre qu'elle était, elle fut remarquée,
Les mondains accourraient pour mieux la respirer.

Que les roses séduirent, que le poivre étonna!
Quelle audace subtile on tenait à son bras...
On se flattait très haut d'avoir conquis mon ombre,
On chantait ses louanges, on l'acclamait en nombre.

Elle s'étourdit bientôt, le parfum, les amants,
Tous les admirateurs, elle sent que quelqu'un ment.
Son regard vagabond se fixe tout à tour
Sur les visages fardés des mondains alentours.

Alors sous les couleurs, sous les roses et sous l'ambre,
Sous ce tissus brillant qui recouvre la nuit,
La lumière se perd et son regard se meurt,
C'est le grand bal des ombres, qui hante la demeure.

IV.
Ainsi chacun, comme moi, avait fardé son ombre,
L'avait jetée dehors, sous les regards glacés,
S'était capitonné, dans une chambre sombre,
Alors qu'au bal des morts, dansait l'infortunée.

Où se cachaient-ils tous, les maîtres de ces masques,
Et que savait-on d'eux, si ce n'est quelques frasques?
Une rose et du poivre, de l'ambre à faible dose,
Le portrait est baclé, et les sujets moroses.

Je regardais danser celle qui porte mon nom,
Ce résumé grossier, cette prémonition...
Mais partout près de moi je me savais caché,
Dans le moindre tableau par mes yeux dessiné.

Quant au parfum secret, qu'embaume ma pensée,
Cet élixir muet à mon ombre arraché,
Il se répand parfois, à l'aube partagée,
En brume passagère sur ma peau caressée.


Changeant, volatile et insaisissable,
Inconstant, infidèle et impérissable,
Reconnaissable entre mille et toujours éphémère,
C'est le parfum de l'ombre, assoiffé de lumière.

dimanche 15 janvier 2012

Tramway 58

Engourdi, désorienté, j'avais erré pour un temps inconnu, dans les rues où la nuit m'avaient rejeté. Comme le sable poussé par le vent s'entasse méthodiquement contre ce qu'il rencontre, je m'entassai contre la paroi vitrée d'un arrêt de tram, aléatoirement aligné près d' autres rescapés, tout aussi engourdis et désorientés que je l'étais. Dans les veines qui entourent mon crâne pulsait un sang épais et mélangé d'alcools variés. Les vaisseaux gonflés enserraient mes yeux et mon esprit, étranglant jusqu'à l'étouffement tout embryon de pensée. Les images parvenaient à mon cerveau, brutes, sans interprétation aucune, sans que la moindre mémoire puisse donner à leur enchaînement une suite logique.
Ainsi dansaient devant moi, fiévreuses dans la nuit de janvier, les lignes floues qui dessinaient les rues de la banlieue praguoise. Mon amnésie me permettait, à chaque douloureux mouvement de mes yeux, de redécouvrir presque intégralement la ville, et entretenait en moi l'excitation d'un exotisme permanent. La brume, qui tombe sur la ville presque aussi sûrement que la nuit, faisait ressurgir en moi les vers d'un poème de Cocteau. Je l'entendais, de sa voix de vieil homme, et pourtant claire et à la diction exagérément parfaite, réciter les strophes de "Léonne". La Bretagne nacrée, suffoquant de douceur sous cette brume laiteuse, y mêlait en son sein les éléments les plus rudes. Buvant ses paroles comme j'avais bu la nuit durant des poèmes plus liquides, je m'attendais, les yeux mi-clos et presque renversés dans leur orbite, à voir paraître au loin les lumières d'un bateau chahuté par les vagues. J'attendais aussi le bruit des vagues, faisant taire mes pensées idiotes et cannibales, lorsque dramatiques et assourdissantes, elles mourraient éclatantes contre les rochers roses, volant au ciel en éclats argentés.
Mais la Bretagne était bien loin, les vagues pouvaient claquer, seul le sifflement aigu d'une débauche mourante transperçait mes pensées. J'étais à Prague, il était trois heures du matin, une pluie légère et froide coulait sur mon visage endurci par le vent. J'étais le rocher rose, froid et indifférent, et triste sans ses vagues.
La ville, anesthésiée par l'hiver et la fatigue, ne présentait aucune des caractéristiques de l'océan breton. Les façades hautaines m'ignoraient, je les oubliais également, tout vivait en autarcie, hibernant en soi même.
Sur les rails noirs de la voie de tramways se propageait pourtant, de plus en plus stridant, un bruit métallique et plaintif. Dans l'horizon blanchâtre où se dissolvaient trop tôt quelques nobles immeubles, apparut lentement le regard jauni d'un étrange animal. Parcourant inconsciemment des kilomètres de nuit, il creusait le brouillard. Écartant lentement l'obscurité, le tramway 58 s'arrêta devant moi, épuisé, agité, embué. Sans aucune forme de négociation, il m'aspira.
Mon visage, à la chaleur de son antre, se dissout rapidement. L'alcool à mes tempes battit avec plus d'insistance alors que je titubais vers un siège. Mes yeux cherchèrent une place, mon cerveau n'en trouva pas, le tram démarra, me précipitant violemment à l'arrière du wagon. Je heurtai la paroi de la voiture, soulagé d'être encore à bord. Adossé contre la vitre, je relevai la tête. La brume se leva sur mon regard, les tâches colorées et incertaines qui s'agitaient dans mon champ de vision prirent des formes humaines légèrement grossières. Chacun rayonnait comme un monde, expansif, explosif, comme ces étoiles vieilles qui meurent en éclatant. De chacun jaillait un étrange langage, unique et sans échos. Les conversations, pourtant, étaient nombreuses et passionnées. On déclamait avec une grande facilité, les raisonnements, comme des chevaux emballés, ruaient d'une idée à l'autre, désarçonnant toute logique. J'avais pris l'habitude de ne rien comprendre au brouhaha des tramways tchèques. Mais pour la première fois, j'avais la certitude qu'absolument personne ne comprenait rien. On comprenait, plutôt, les expressions abstraites d'une certaine forme de folie, très charnelle, chargée de vapeurs d'alcool, de mélodies grinçantes, ne retenant de la communication que ses éclats les plus vulgaires et les plus primitifs. Une certaine élégance, poussée trop près de son paroxysme, courait dans la nuit vers sa déchéance. Tout se voulait encore prestigieux, tout se noyait dans son épaisse caricature, inconsciemment pathétique.

Pourtant quelle joie dans les derniers instants de ces beautés d'un soir! A l'avant du wagon, accompagné par les bruits sourds des roues sur les rails, un groupe jouait sur des instruments de troisième main. Oscillant sur son siège, un chanteur rouge régurgitait des onomatopées sur des airs de Luis Armstrong. Le tram entier l'acclamait, et son chant, aussi mélancolique que vulgaire, berçait doucement la dérive de ce petit peuple.
A chaque arrêt montaient de nouveaux rescapés. Happés les un après les autres par cette faune tentaculaire et poisseuse, ils se fondaient dans la folie douce et rance de ce tramway de nuit.
Puis un à un, ou par petits groupes, comme fanent les fleurs d'un bouquet, ils s'éteignaient. Les portes s'ouvraient, la nuit fière les reprenait, passait sur leurs visages rouges sa main froide, et ils marchaient à nouveau, désincarnés et amnésiques, vers l'anonymat de la brume hivernale.
Je fus à mon tour restitué à la nuit. Les yeux rouges du tramway s’éloignèrent sans me voir, et le chant des ivrognes cessa de me bercer. Je heurtai violemment la froideur de la nuit en cherchant mon lit. Je me couchai mais ne dormis pas. Dès que je fermais les yeux, le regard jaune du tramways 58 apparaissait dans mes brumes. Des voix folles et joyeuses m'interpelaient sans cesse. Je parcourus ce soir là, dans le tramway 58, des kilomètres de nuit. Je m'éveillai, une éternité plus tard. Il me fallut une autre éternité pour savoir où j'étais.

mardi 3 janvier 2012

Les yeux cairs

Les yeux clairs

Au ciel, la pierre noire des tours de l'église tranchait lentement dand le gris bleuté des nuages. Du dessous, les émois saisonniers de la ville les éclairaient d' une incertaine clarté. Au sol s'épandaient, telles des braises fraîches, les joies convenues, parfois sincères, d'une foule plus anonyme qu'abondante.
Dieu, trop occupé semble-t-il à trancher dans le gris bleuté des nuages, avait négligemment guidé mon vagabondage vers cet exode improbable. Parti sans bagage ou presque, car tel était mon souhait, je goûtais, non sans délectation, aux morsures d'un embryon d'hiver sur ma peau presque nue.
Qu'elles sont nombreuses, et qu'elles se parent bien, les nudités dont on peut se vêtir! Autant de naturismes, autant d'indécences que de morales peuplaient la place sombre où j'avais planifié de renaître.
Dans un repli du temps, j'avais abandonné quelques encombrants. Hautement inflammables qu'ils étaient, l'abandon auquel je les avais confiés ne peina guère à les consummer. C'est donc léger et nu que j'essayais de me perdre parmi ces visages étranges. Simple et presque vierge, propre à s'en écorcher la peau, je tournais sans me retourner, écoutant se taire les sirènes familières qui avaient jusqu'alors accompagné mes marches. Qu'il était doux, le papier de cette page blanche. Je la tournais, la caressait, en respirais l'odeur, cherchant le meilleur moyen d'y inscrire mon empreinte sans y tracer de limite.
J'y voyais une carte, quadrillée par les pavés noirs du centre ville. De toute part arrivaient avenues et ruelles, chacune unique et toutes méconnaissables du fait de leur grand nombre. A chacun de mes pas, il me semblait changer de pays. Un pas, un horizon, un langage, àà chaque minute j'organisais un nouveau baptème pour celui que je devenais.
Moi l'inconnu, marchant sur Prague drappé de souvenirs, laissais tomber sur les pavés humides, par pans entiers, l'étoffe lourde des années. A pas précieux mais insouciants, je faisais la conquête démagogique de mon propre esprit. Je fixais crânement des inconnus joviaux, me flattant de leur indifférence, caressant avec fierté mon anonymat. Leurs yeux noircis par les lumières de la ville étaient aveugles à mon passé. Sur leurs pupilles rétractées ne valsaient que les mille lucioles tombées sur la ville pour la Noël. Il en eut fallu bien moins pour éclipser mes mon regard ce soir là.
J'étais rentré en moi même, si profond et si petit, que je ne me soupçonnais plus.
Quelle meilleure tannière pourtant, pour un loup affamé, qu'une forêt trop dense un hiver trop blanc?
Alors que je fermais les yeux, il me semblait que la place sous mes pieds commençait à tourner. Alors j'imaginais devant moi le défilé des rues et de leurs embouchures, chacune m'appelant à les empreinter, faisant étalage de leurs charmes et de leurs mystères. Une loterie de choix où il me plaisait de parier mon futur.
J'ouvris les yeux d'un coup. Le noir fut total. J'attendis un instant, me donnant une chance de retrouver mes esprit. Sans succès. Les flammes de la fête et leurs éclats sonores dansaient à présent dans mon dos. Devant moi, la nuit, l'hiver, des pierres humides au sol où coulait parfois quelque reflet blafard. La nuit très vite les épinglait, et ils agonisaient sous les semelles de mes chaussures humides.
De cet horizon d'un noir intense provenaient les claquements froids d'une semelle dure sur le pavé. Ils résonnaient contre les murs dentelés de l'église comme dans un écrin nacré. Confiant, ivre de ma nudité nouvelle, mes pas assurés entamèrent la ruelle. Je progessai, le vent qui s'engouffrait dans la rue étroite accélérait ici. Je m'en protégeais, baissant la tête, couvrant mes oreilles et mon nez. Des jeunes filles allègres couraient à ma rencontre, vers la place. On eut dit quelques oiseaux légers portés par les bourrasques. Aveuglés par leurs chants hilares, ils ne compromirent pas mon anonymat.
Je marchais avec la conviction du hasard, me souciant peu des intentions profondes de celui guidait mes pas. Trompant mes instincts, je quittai des yeux mes souliers et redressai la tête. Un vent froid et sec m'embrassa et fit naître à mes yeux quelques larmes. Les secousses de mes pas, les tremblements du liquide devant mes yeux, faisaient osciller doucement dans ma tête les contours des maisons noires.

Dans ce décor flottant, un personnage immobile se dessinait à présent. De profil, le visage tourné vers moi, adossé contre le flanc de l'église, il semblait qu'il en soutenait les murs. J'oubliai que je marchai. Il s'approchait progressivement de moi, comme le reste du décor, porté par les bourrasques glacées.
Sous une capuche lourde, il ouvrit sur moi de grand yeux clairs et vide. Ce regard sans expression et et sans jugement fut le premier à me voir. Au fond de moi je sentis une morsure. un grognement étouffé m'emplit. Du fond de sa tannière, un loup blessé hurlait, rampant penaud, toujours plus profond en moi.
La lumière des yeux clairs le traquait , inlassablement, indifféremment, méthodiquement.
Nulle cache ne pouvait plus le dissimuler à ce regard blanc. Acculé à la paroi sombre de mes tréfonds, dans un ultime élan il bondit hors de moi. Je tombai au sol. Au ras des pavés humides, je le vis disparaître aux confins mystérieux de la ruelle étroite. Sans même prendre mon souffle, je partis à sa poursuite. Je cours toujours. Je ne sais pas où mais je sais à présent pourquoi.