Le parfum de l'ombre
I.
Je l'observais, du coin de l'oil, se maquiller,
Sentant monter l'orgueil qu'atisait sa beauté.
Je rodais autour d'elle, partageant son miroir,
Comme rodent les chiens autour du désespoir.
Ici un accessoire que je lui proposais,
Là un regard plus noir que je lui suggérais...
Je choisissais toujours, vicieux et paresseux,
De la couvrir des voiles qui la montraient le mieux.
Enfin la main fébrile choisissait dans l'armoire
L'argument décisif qui scellait la victoire.
Un jus épais, sucré et capiteux,
Dont j'habillais mon ombre d'un geste fiévreux.
D'un vieux flacon doré jaillaient les vapeurs,
Qui donnaient forme humaine à mon apesenteur.
II.
Ainsi auréolée de mes vapeurs charnelles,
L'ombre avançait alors, à pas lents, au dehors.
Mon oeuvre sensuelle à la beauté fragile
Traçait dans la nuit crue un sillage gracile.
Sur son passage lent semblaient fleurir les roses,
Et quelque poivre doux, et l'ambre à faible dose,
S'envolaient de son cou et flottaient dans les rues,
Où cent sourires béats accueillaient l'ombre nue.
Cependant ces regards, amicaux au dehors,
La privaient un à un d'une arme de son corps.
On lui prit son regard, on lui prit ses bijoux,
Un amant inspiré prit l'odeur de son cou.
Voilà ce qu'on sut d'elle, voilà ce qu'on voulut,
Retenir de mon ombre, et de mon être imbu.
Des roses et un peu d'ambre, quelque poivre qui sait,
Un bijou en or jaune, un sourire esquissé.
III.
Presque nue, épuisée, l'ombre arriva enfin,
Dans le salon doré où buvaient les mondains.
Toute ombre qu'elle était, elle fut remarquée,
Les mondains accourraient pour mieux la respirer.
Que les roses séduirent, que le poivre étonna!
Quelle audace subtile on tenait à son bras...
On se flattait très haut d'avoir conquis mon ombre,
On chantait ses louanges, on l'acclamait en nombre.
Elle s'étourdit bientôt, le parfum, les amants,
Tous les admirateurs, elle sent que quelqu'un ment.
Son regard vagabond se fixe tout à tour
Sur les visages fardés des mondains alentours.
Alors sous les couleurs, sous les roses et sous l'ambre,
Sous ce tissus brillant qui recouvre la nuit,
La lumière se perd et son regard se meurt,
C'est le grand bal des ombres, qui hante la demeure.
IV.
Ainsi chacun, comme moi, avait fardé son ombre,
L'avait jetée dehors, sous les regards glacés,
S'était capitonné, dans une chambre sombre,
Alors qu'au bal des morts, dansait l'infortunée.
Où se cachaient-ils tous, les maîtres de ces masques,
Et que savait-on d'eux, si ce n'est quelques frasques?
Une rose et du poivre, de l'ambre à faible dose,
Le portrait est baclé, et les sujets moroses.
Je regardais danser celle qui porte mon nom,
Ce résumé grossier, cette prémonition...
Mais partout près de moi je me savais caché,
Dans le moindre tableau par mes yeux dessiné.
Quant au parfum secret, qu'embaume ma pensée,
Cet élixir muet à mon ombre arraché,
Il se répand parfois, à l'aube partagée,
En brume passagère sur ma peau caressée.
Changeant, volatile et insaisissable,
Inconstant, infidèle et impérissable,
Reconnaissable entre mille et toujours éphémère,
C'est le parfum de l'ombre, assoiffé de lumière.
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