Engourdi, désorienté, j'avais erré pour un temps inconnu, dans les rues où la nuit m'avaient rejeté. Comme le sable poussé par le vent s'entasse méthodiquement contre ce qu'il rencontre, je m'entassai contre la paroi vitrée d'un arrêt de tram, aléatoirement aligné près d' autres rescapés, tout aussi engourdis et désorientés que je l'étais. Dans les veines qui entourent mon crâne pulsait un sang épais et mélangé d'alcools variés. Les vaisseaux gonflés enserraient mes yeux et mon esprit, étranglant jusqu'à l'étouffement tout embryon de pensée. Les images parvenaient à mon cerveau, brutes, sans interprétation aucune, sans que la moindre mémoire puisse donner à leur enchaînement une suite logique.
Ainsi dansaient devant moi, fiévreuses dans la nuit de janvier, les lignes floues qui dessinaient les rues de la banlieue praguoise. Mon amnésie me permettait, à chaque douloureux mouvement de mes yeux, de redécouvrir presque intégralement la ville, et entretenait en moi l'excitation d'un exotisme permanent. La brume, qui tombe sur la ville presque aussi sûrement que la nuit, faisait ressurgir en moi les vers d'un poème de Cocteau. Je l'entendais, de sa voix de vieil homme, et pourtant claire et à la diction exagérément parfaite, réciter les strophes de "Léonne". La Bretagne nacrée, suffoquant de douceur sous cette brume laiteuse, y mêlait en son sein les éléments les plus rudes. Buvant ses paroles comme j'avais bu la nuit durant des poèmes plus liquides, je m'attendais, les yeux mi-clos et presque renversés dans leur orbite, à voir paraître au loin les lumières d'un bateau chahuté par les vagues. J'attendais aussi le bruit des vagues, faisant taire mes pensées idiotes et cannibales, lorsque dramatiques et assourdissantes, elles mourraient éclatantes contre les rochers roses, volant au ciel en éclats argentés.
Mais la Bretagne était bien loin, les vagues pouvaient claquer, seul le sifflement aigu d'une débauche mourante transperçait mes pensées. J'étais à Prague, il était trois heures du matin, une pluie légère et froide coulait sur mon visage endurci par le vent. J'étais le rocher rose, froid et indifférent, et triste sans ses vagues.
La ville, anesthésiée par l'hiver et la fatigue, ne présentait aucune des caractéristiques de l'océan breton. Les façades hautaines m'ignoraient, je les oubliais également, tout vivait en autarcie, hibernant en soi même.
Sur les rails noirs de la voie de tramways se propageait pourtant, de plus en plus stridant, un bruit métallique et plaintif. Dans l'horizon blanchâtre où se dissolvaient trop tôt quelques nobles immeubles, apparut lentement le regard jauni d'un étrange animal. Parcourant inconsciemment des kilomètres de nuit, il creusait le brouillard. Écartant lentement l'obscurité, le tramway 58 s'arrêta devant moi, épuisé, agité, embué. Sans aucune forme de négociation, il m'aspira.
Mon visage, à la chaleur de son antre, se dissout rapidement. L'alcool à mes tempes battit avec plus d'insistance alors que je titubais vers un siège. Mes yeux cherchèrent une place, mon cerveau n'en trouva pas, le tram démarra, me précipitant violemment à l'arrière du wagon. Je heurtai la paroi de la voiture, soulagé d'être encore à bord. Adossé contre la vitre, je relevai la tête. La brume se leva sur mon regard, les tâches colorées et incertaines qui s'agitaient dans mon champ de vision prirent des formes humaines légèrement grossières. Chacun rayonnait comme un monde, expansif, explosif, comme ces étoiles vieilles qui meurent en éclatant. De chacun jaillait un étrange langage, unique et sans échos. Les conversations, pourtant, étaient nombreuses et passionnées. On déclamait avec une grande facilité, les raisonnements, comme des chevaux emballés, ruaient d'une idée à l'autre, désarçonnant toute logique. J'avais pris l'habitude de ne rien comprendre au brouhaha des tramways tchèques. Mais pour la première fois, j'avais la certitude qu'absolument personne ne comprenait rien. On comprenait, plutôt, les expressions abstraites d'une certaine forme de folie, très charnelle, chargée de vapeurs d'alcool, de mélodies grinçantes, ne retenant de la communication que ses éclats les plus vulgaires et les plus primitifs. Une certaine élégance, poussée trop près de son paroxysme, courait dans la nuit vers sa déchéance. Tout se voulait encore prestigieux, tout se noyait dans son épaisse caricature, inconsciemment pathétique.
Pourtant quelle joie dans les derniers instants de ces beautés d'un soir! A l'avant du wagon, accompagné par les bruits sourds des roues sur les rails, un groupe jouait sur des instruments de troisième main. Oscillant sur son siège, un chanteur rouge régurgitait des onomatopées sur des airs de Luis Armstrong. Le tram entier l'acclamait, et son chant, aussi mélancolique que vulgaire, berçait doucement la dérive de ce petit peuple.
A chaque arrêt montaient de nouveaux rescapés. Happés les un après les autres par cette faune tentaculaire et poisseuse, ils se fondaient dans la folie douce et rance de ce tramway de nuit.
Puis un à un, ou par petits groupes, comme fanent les fleurs d'un bouquet, ils s'éteignaient. Les portes s'ouvraient, la nuit fière les reprenait, passait sur leurs visages rouges sa main froide, et ils marchaient à nouveau, désincarnés et amnésiques, vers l'anonymat de la brume hivernale.
Je fus à mon tour restitué à la nuit. Les yeux rouges du tramway s’éloignèrent sans me voir, et le chant des ivrognes cessa de me bercer. Je heurtai violemment la froideur de la nuit en cherchant mon lit. Je me couchai mais ne dormis pas. Dès que je fermais les yeux, le regard jaune du tramways 58 apparaissait dans mes brumes. Des voix folles et joyeuses m'interpelaient sans cesse. Je parcourus ce soir là, dans le tramway 58, des kilomètres de nuit. Je m'éveillai, une éternité plus tard. Il me fallut une autre éternité pour savoir où j'étais.
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