jeudi 27 décembre 2007

Les ecrans blancs de mes nuits noires.


Une vie naît d’illusions.

Les accords harmonieux, dans leur rareté, sont mêlés par de savants raccords en une joyeuse guirlande. Les points d’orgue dressent des pontons souriants par-dessus les marasmes, et creusent de lumineux tunnels à travers les brouillards.

Ce n’est pas une vérité, c’est une volonté.

Une croyance, une obstination, une foi innocemment bornée en un artisanat du bonheur et de la beauté. Le choix naïf et facile d’un point de vue biaisé sur une complexité insaisissable.

Sur scène, le regard au paradis nous arrache un temps à la pesanteur du quotidien. Le vol est une poussière d’instant, les ailes dans notre esprit, et le sol nous frappe à nouveau. Mais il est notre unique espoir de rebondir à nouveau.

Une vie n’est qu’illusion,

Des images clés ouvrent les portes du temps, et des fondus enchaînés dissolvent les champs cacophoniques où poussent les heures fanées. De fleur en fleur, j’ai construit un monde où les médailles n’ont pas de revers, où la lumière coule vers la beauté en léger torrent d’argent.

Je deviendrai illusionniste.

Je préfèrerais avoir le choix.

On souhaiterait que la félicité fût nourrie d’affluents permanents. Mais la félicité préfère les flocons, épars et délicats, libres et volages. Les saisir, et en orner son habit quotidien, n’est pas qu’un jeu d’enfant.

Les sapins scintillent, les aurores surgissent langoureusement dans la nuit polaire, mais au cœur de l’hiver, les lumières se font rares, pâles et furtives. La chaleur et les couleurs se terrent dans des flammes frêles. Les mains sont froides, le sang paresseux, mais le frisson d’une caresse allume dans mes yeux des brasiers aux senteurs enivrantes.

Les miroirs de ma vie répliquent à l’infini les lueurs discrètes de l’hiver timoré. Les étincelles éparses se font échos et ravivent les chandelles parfumées des recoins de mon âme. Dans mon rêve, dans mon passé, le long de mes horizons fantastiques, le moindre éclat se reflète, et scintille infiniment. Les miroirs du jour me protègent des nuits trop noires, des hivers trop gris, des cœurs trop froids.

Le miroir de glace

La nuit a glacé mes veines, et couvert mes yeux d’une chape terne. Les rêves sont loin derrière, loin dedans, ou trop loin devant, ils ont menti. Je leur avais pourtant bien dit, la veille, de ne plus me mentir. Mais ils sont charmeurs.

Ils sont partis et me laissent dans le monde qu’ils ont soigneusement corrompu. Je ne sais plus où est le ciel, je n’ai plus l’idée de mon visage ne celle de mon âme. Ils sont partis avec.

Sur les miroirs s’agitent les étrangers. Froids, métalliques, stériles, je m’y heurte, ils me frappent sans réfléchir vraiment.

Je leur tourne le dos, et me trouve alors face au miroir de glace, le premier miroir où je me vois vraiment. Ici la brume est douce, la solitude n’est pas silencieuse, l’immensité fait résonner les battements de mon cœur. Je respire ce vide purgatoire, seul face à la glace vierge. Un jour neuf, une page blanche. Le silence me laisse entendre une musique que j’écris sur la glace. Peu à peu se dessinent sur la page des traits qui me ressemblent. Des messages que je crois reconnaître, que mon rêve a signé. Sous la chaleur de mon souffle haletant, la chape fond et je retrouve enfin ce monde où mon rêve dit vrai. La vérité est gravée dans l’éphémère, pure et simple. Elle est dans le mouvement, dans l’harmonie d’un moment, dans la respiration d’une musique, dans les larmes que le vent froid fait perler au coin des yeux des patineurs.

Elle fond bien vite, il faut la saisir, l’aimer pour ce qu’elle est, comme on aime un flocon le temps de sa chute.

Le miroir de feu

Le jour a consumé le monde, et les cendres des visions colorées ont couvert mes yeux d’un voile fumé. Par des fumeroles désolantes se sont échappés les rêves, loin au dessus, loin au-delà. Ils m’ont abandonné, je n’ai pas pu les suivre, pas ici, pas dans ce monde en feu. Je les avais pourtant supplié de rester en moi… Mais ils sont charmeurs.

Ils sont partis, et me laissent dans le monde qu’ils ont dévasté. Le ciel fondu coule, rouge et gris, le long de mes joues en une boue acide. Mon visage et mon âme sont masqués d’hypocrisie, et je ne vois dans les miroirs que des boucliers levés, des yeux peints sur des murs de résistance.

J’arrache mon masque et les tambours me guident vers le miroir de feu. Ici la beauté règne en tyran. La musique s’élève en flammes qui s’enroulent à mes membres et me tirent loin au dessus de ma carcasse calcinée. Ici le feu est purificateur, il fait briller le métal, il rayonne la chaleur, mais n’enfume jamais l’air. Il est respiration, il est sueur. Il est le long ruban d’acier qui parcourt, de la pointe au regard, le corps du danseur et le tire vers la ligne.

Et la ligne se tord sous la musique, toujours plus élancée. Elle trace sous mes yeux, dans le miroir de feu, le poème que mon rêve récitait. Ils sont là, ils s’échappent et dansent eux aussi, dans chacune de ces gouttes qui perlent sur ma peau. Ils la lavent des cendres du jour, et la vérité s’évapore, éthérée, pour couvrir le miroir d’une buée dansante. Elle est dans la sueur, elle est le fruit de tant d’efforts. Elle a cette odeur de beauté naturelle qu’on ne mérite jamais, ce goût de fièvre qu’on n’ose pas savourer. Elle s’envole bien vite, il faut la sentir, l’aimer pour ce qu’elle est, comme on aime la vapeur le temps qu’elle s’élève, nous caressant le cou.

Le miroir de vie

Mais on apprend bien vite que les rêves ne sont que fuite. Ils fondent, ils s’évaporent, ils sont des traces sur les miroirs. Ils nous font courir, nous agitent, nous animent, pointant nos doigts vers l’horizon, jetant nos regards sur des collines vierges. Et l’on rentre chez soi, abandonné comme tous les soirs, ivre d’espoir comme tous les soirs, prêt à céder à la folie des songes la nuit durant.

Mais dans cet abandon, dans cette nudité, dans cette réalité primitive, on ressent parfois la caresse de miroirs providentiels. Alors qu’on pensait avoir éteint toutes les lumières, on surprend dans un miroir une image familière. Ni complètement étrangère, ni vraiment connue, un portrait de famille encadré de lumière. Une idée plus qu’une image, une présence imaginée.

L’image que me renvoie ce miroir de vie, c’est celle que vous peignez de moi. Celle que vous me contez, celle que vos regards décrivent si bien, que vos mots tracent dans mon esprit. C’est le miroir qui m’impressionne, celui qui me fait réfléchir. C’est la vérité la plus complexe, ma vérité aux mille visages. Elle est dans ces lueurs, dans ces regards dès qu’ils se posent sur moi. Elle est dans vos mots et dans vos gestes. Elle est la plus complexe, la plus fragile. Elle est la vérité partagée d’un sourire, qu’on apprécie pour ce qu’elle est, comme on apprécie le sourire de ceux qui regardent en vous avant de voir à travers vous.

lundi 26 novembre 2007

Once upon a time...



















Maman, qu'est-ce que tu mettais dans mon chocolat chaud pour que j'aie le nez rouge comme ça?

lundi 12 novembre 2007

Les mondes perdus


Tant qu’on vit, on parcourt le monde, l’espace et le temps, inlassablement. On arpente, on avale, on se projette, on vise et l’on escalade. On harponne l’horizon, et de toutes ses forces, on le ramène à soi. Le décor change, les arbres défilent, et l’on croit avancer. Le vent danse dans les chevelures et façonne des larmes de verre sur nos yeux blindés, on se sent découvreur, croisant vers le futur, intrépide et sans peur.

Mais on a beau user des souliers et trouer des pantalons, on n’habite jamais que le creux de son corps. Les migrations restent en général illusoires. Chacun est là, au centre de son monde, un monde qu’il projette sur la grande bulle impalpable qui définit les frontières incertaines mais infranchissables de son esprit. Dans un bathyscaphe capitonné, les découvreurs cherchent à se connaître. Mais qui ose vraiment s’aventurer hors de son monde ? Qui a entrouvert le rideau, mis le pied dehors, franchi le pas, au delà des références et de la perception subjective?

Ainsi les bulles se promènent et peuplent une planète. Chacune reflétant la réalité inaccessible au gré des irisations improbables et éphémères qui colorent sa surface. Et ce sont autant de planètes que de bulles irisées qui se croisent, s’évitent, s’entrechoquent en un ballet aussi complexe qu’aléatoire.

Tous ces mondes autarciques évoluent en symbiose, cohabitent, correspondent, se marquent les uns les autres, se reflètent, se signent et parfois se reconnaissent. Souvent se tissent entre les bulles des passerelles étranges, des ponts de fortune sur lesquels on se livre à d’étonnants commerces. Sur les passerelles passent des bouteilles, et dans les bouteilles, des messages liquoreux, un échantillon de nous qu’on envoie vers l’inconnu. Parfois même on échange, on reçoit, on comprend. Et de toutes ces informations concentrées, de ces distillats succincts, nous apprenons des autres le relief de leurs landes, le tissage de leurs étoffes.

Des insignifiances, des informations ponctuelles, mais ce sont surtout des points de vue que nous échangeons. Nous offrons des panoramas, bien enveloppés d’un papier tissé de notre être, qui font connaître notre monde, et en rassemblant les vues offertes ou volées, chacun tente de se faire une idée de ce que doit être le monde hors du sous-marin.

Mais les bulles rencontrent parfois des terrains minés, des crevasses sournoises et des lames de fond. Et combien se perdent à chaque instant, prises dans ces pièges, poussées par ces courants ?

Les dangers sont multiples et les déchéances variées.

Une marée monte, imperceptiblement, et surprend un rêveur à la conscience abandonnée.

Une banquise se fend, la fracture laisse un îlot à la dérive dans les eaux glacées et transparentes de la solitude.

Un chemin est quitté par un curieux, victime des charmes colorés d’un papillon sans scrupules, ou du parfum suave d’un fruit trop tentant.

Une poussière opaque recouvre, grain par grain, le sourire de ce portrait qu’on ne regarde plus.

Et des bulles dérivent, radeaux naïfs sur des vagues de temps. Tantôt flottant sur des eaux calmes et trompeuses, hypnotisés par la surface, les tréfonds verdâtres faisant scintiller une image fantomatique du futur, tantôt prises dans des chutes vertigineuses, attendant que le sol vienne les libérer de cette prison en fanaison.

Ce lent dérapage, si lent qu’il en est pernicieux, si lent qu’on ne peut le contrôler, mène ces naufragés vers des ailleurs parallèles. Un pas de côté, un tout petit pas, et les voilà qui s’échappent. Une bulle plus loin, qui ne réfléchit plus les images familières, un miroir déformant recouvre les murs des couloirs que l’on empreinte. Un jour on se réveille, les bruits de la rue sont les mêmes, le chemin semblait pourtant continu. Combien de temps avons-nous dormi ? Mais les murs de la chambre sont couverts de symboles inconnus, la résonance est étrange, le monde ne raisonne plus comme avant, plus comme nous.

On s’aventure alors au dehors, et sous chacun de nos pas s’effondrent les repères. Les doigts s’avancent, en quête de reconnaissance, mais les doigts effacent les visages. Les lignes se tordent, les verticales se perdent, les horizons s’emmêlent. Ce n’est même pas un brouillon, ce n’est pas une erreur, un inachevé, c’est un monde inconnu, parfaitement rôdé, parfaitement huilé, imperméable et étanche, auquel on n’appartient pas et que se cache de nous.

Alors on rentre chez soi, on rentre en soi, on se terre.

Les mondes inconnus peuvent être enchanteurs, rêveries exotiques. Mais point d’éden à conquérir ici, pas de monde nouveau, mais un monde perdu. Les mondes nouveaux sont les oasis où fleurissent nos curiosités, les mondes perdus sont les mouroirs où viennent se flétrir des souvenirs assoiffés, dans une science-fiction glauque qui les a oubliés, et qui file toujours trop vite en piétinant les morceaux fragiles de ces bulles brisées.

Dans un monde plus étranger qu’étrange, on se nourrit de soi même, de sa matière maigre et inconsistante. On boit à la source sa colère sauvage, on déguste les aigreurs qui se cramponnent à nos estomacs. Et on recycle en circuit fermé un mélange toujours plus amer de résignation, d’enfermement, d’appels en attentes, d’appels en absences, que le silence tourne en injures agressives et sournoises. Rien ne sort, rien ne rentre, tout un esprit, toute une énergie, travaille au service de cet engin de révolte, de cet instinct de survie autodestructeur.

Dans cet univers à la dérive, les évolutions débridées sont servies par une imagination sauvage, allergique à une norme extérieure dont elle fut elle-même exclue. La raison n’intervient que pour se mutiler, pour s’isoler encore un peu plus loin dans un soi extrême, un soi ultime, refuge d’une compréhension dont l’essentiel semble s’être évaporée dans des immensités désormais inobservables.

Les autarcies sont inertielles, et deviennent vite recluses, observatrices hautaines et craintives. Chaque approche est une attaque, l’étranger est agressif, et tout l’extérieur est étranger. Il faut l’éviter, ou parfois le détruire, le provoquer pour l’anéantir. Il faut se protéger en assiégeant ses restes.

Parfois à la porte de ces tanières frappent des inconnus. Dans les ports fantômes de ces îles oubliées, passent des radeaux à la dérive. Sur ces embarcations, des visiteurs, des explorateurs. Des êtres sortis de leur bulle, qui ont osé abandonner le confort d’un référentiel familier pour apprendre au contact des mondes perdus une autre signification des choses, un autre possible.

Ils attendent, patiemment, sur le pas de la porte qu’on leur a claquée dix fois, cent fois. Ils ne craignent pas de voir faner les fleurs qu’ils apportaient, de les voir sacrifiées à la violence de cette rencontre, et d’en cueillir d’autre.

Ils savent accueillir l’intolérable et l’incompréhensible comme un premier et unique moyen de communication. Ils savent répondre à leur manière, par un silence, par un sourire, par une tristesse partagée, par une révolte comprise. Ils savent parler quand chaque mot est une insulte, parler avec les gestes, avec les regards. Ils savent s’introduire sans rien violer, visiter sans envahir, peupler sans coloniser. Ils savent ramener à la vie une solitude sans la trahir, sans la blesser. Parfois sans la regarder dans les yeux, lui rappeler un parfum d’antan, un air d’autre rassurant.

Ils reviennent de leurs périples épuisés, décharnés, transfigurés ou défigurés. Mais ils reviennent, comme les grands voyageurs, riches d’une vision du monde qu’ils n’avaient pas envisagée. Ils reviennent forts d’un échange, d’un nouvel horizon dégagé de tout ce qu’ils auront laissé d’eux dans ces mondes perdus. Et comme tous les voyageurs, ils devront repartir.

Ils sont les yeux du monde aux contours repoussés, où l’abandon est la seule frontière.

jeudi 18 octobre 2007

Epreuve d'artiste (qui voit Ouessant voit son sang)










L’absent gracieux se perd dans le flou d’un visage,
Clouée à cette table, son âme s’évapore
Elle s’éclipse un instant, volage et sans sillage,
Pour retrouver son ombre, qui rêve sur le port.

Les convives conspuent ce rêveur odieux
Sa chaise porte l’ennui, soutient un corps vidé.
Tous les soupirs moqueurs, mistrals exaspérés,
Soufflent sur l’invité, le poussant vers les cieux.

Mais ce vil déserteur est le moindre couard,
Et ses croisades effraient les plus fous chevaliers.
Car prisonnier d’un monde où l’on tue le hasard,
Cet exquis ingénu cultive l’épopée.

Je l’ai vu réussir des travaux insensés,
Prodiges ineffables à vous trancher la foi,
Assis sur son ennui, il laisse tiédir son thé,
Et sirote un projet qui dépasse toute loi.

Je l’ai vu sur le port, attendre les bateaux, attraper en bouquets les cris des mouettes et les chants des marins, pour montrer la Bretagne à tous ses étrangers.

Je l’ai vu au bout du monde, brisant les tempêtes à coup de pinceau, pour cueillir la violence de la beauté brute.

Je l’ai vu faire couler, sur une toile blanche, le sang des marins dont Ouessant se nourrit, comme ceux qui ne savent pas font couler le sable sur leurs cartes postales.

Je l’ai vu noyer le soleil dans des lacs incandescents, et distiller longuement cet élixir du soir, qui apaise nos blessures de son goût de couchant.

Je l’ai vu enfermer un monde dans une bulle, et seul dans cette chambre blanche, faire exploser la bulle et repeindre l’horizon.

Je l’ai vu tracer d’une ligne, l’histoire du tango, le feu de l’Argentine et le parfum des filles, j'ai regardé la ligne se tordre sur mon corps, et je l'ai vue suer.

Je l’ai vu capturer dans mes yeux mon image, et peindre le portrait de l'homme que je serai.

Je l’ai vu traverser toutes les épreuves,

Mais pour lui n’existent

Que les épreuves d’artiste.

lundi 1 octobre 2007

Ceux qui restent


Mes mollets nus étaient mus par un stress insensé, mes souliers vernis battaient le trottoir, bien moins fort que mon cœur qui frappait à ma poitrine, scandant une prière de liberté. Quel devoir infâme, quelle punition innommable je m’étais encore infligée ce soir, en oubliant dans ma case un cahier ou un livre, me condamnant sans appel à retourner en ces lieux où mes effrois germaient. Car je m’étais cru libre, la sonnerie venue, à l’abri des combats qu’on me forçait à livrer contre mes échappées. Et il fallut que je renonce à cette douce quiétude, par ma propre faute, et que je retourne sur le champ de bataille, là où agonisaient mes rêves blessés, molestés par ceux qui se prétendaient mes semblables.

Vraiment, qu’il était pénible, en cette soirée d’automne de 1990, de traverser à contre sens la cour de l’école où germèrent mes premiers cheveux blancs. Ce soir là j’eus préféré être un des anonymes que je distinguais dans ma course, n’importe laquelle de ces silhouettes à peine perçues à travers un rideau de larmes que le vent brestois et ma panique sauvage tissaient à l’unisson. Remontant le flot si doux qui devait me ramener vers la quiétude de mon univers, je parvins à trébucher et à sangloter jusqu’au cahier qui m’avait rendu coupable. Serrant dans mes bras le précieux document, je redescendis les escaliers que je montais cœur et poings serrés chaque matin. J’entendis mes souliers résonner dans le silence des couloirs dénudés, d’où les cris des enfants s’étaient échappés pour se répandre dans la ville. Je m’arrêtai un instant en haut des marches, laissai mon cœur reprendre sa place dans ma poitrine, et ouvris lentement le rideau qui voilait mes yeux.

J’étais resté, j’étais là, quand tout avait quitté. Pour la première fois, j’habitais ces murs qui m’oppressaient au quotidien. D’un pas lent, je descendis les marches, laissant ma main d’enfant glisser sur la rampe de métal grossièrement peinte. Sa froideur répondait à la fièvre qui s’endormait en moi, et absorbait mon effroi. Je posai le pied dans la cour, et pour la première fois, je ressentis l’indicible émotion de ceux qui restent.

Ces lieux qui faisaient chaque jour baisser mes yeux et qui me terraient en moi-même comme dans un gouffre chaud et lugubre, dans lesquels mon existence se résumait à un violent désir de désincarnation, semblaient soudain eux aussi être assujettis aux charmes de l’automne. Il me parut que le charme avait enfin réussi à traverser les grilles de la cour, et dans une stupeur émue, je constatai que ces terres n’étaient pas infertiles à mon bonheur.

Loin des cris moqueurs et des apostrophes belliqueuses, je pouvais tourner sur moi-même, entouré de feuilles mortes, écraser des marrons, regarder l’horizon à l’envers, la tête entre mes jambes, m’accroupir et m’écorcher les mains contre le bitume râpeux, constater avec émerveillement les marques laissées par les gravillons sur mes genoux.

Je traversai la cour dans un état second, comme un roi découvrant son royaume après un long exil. J’étais resté, ils étaient partis, ma perception décorait enfin ces lieux inhumains d’enluminures chatoyantes.

Ce qu’il faut aimer les déserts pour supporter la vie…

Il est des jours où l’on n’est que départ et horizons nouveaux. Où la vie et le mouvement nous apportent en abondance l’air et l’adrénaline, où l’on sent le futur venir à nous. Ces fuites qui laissent nos peines loin derrière nous, ces échappées successives qui nous évaporent… et nous nous désincarnons de tout ce qui nous glace. Assis dans un train, nous regardons loin devant, débarrassés du poids du passé, et l’exil nous fait furtifs. Mais que reste-t-il de nous dans la gare qui s’éloigne, et dans les yeux de ceux que l’on vient d’embrasser ? La lumière qui éclaire nos perspectives nouvelles projette sur ceux qui restent des ombres mystérieuses. La vie ne s’arrête pas lorsque le train s’éloigne.

Il est des jours où l’on reste à quai, et l’on regarde au loin disparaître les lueurs rougeoyantes des wagons qui emportent un cœur vers le futur. Des éclats de vie empreintent des lignes de fuite, et il nous semble que nous nous séparons d’un morceau de nous même. Quelqu’un part, il laisse la froideur d’une bougie qui s’éteint. Dans ce train s’échappe une forme de rêve facile. Les bonheurs faciles que la providence nous avait apportés reprennent leur vol, et les traces des rires insouciants soulignent les contours d’un silence qu’on avait oublié. On reste dans le froid d’un espace désormais trop grand, et l’on se sent trop petit, trop mort pour habiter une gare vide. Les voûtes élancées, les longs quais filiformes, tout s’échappe vers l’avenir, mais ceux qui restent croulent sous le poids d’une mission nouvelle : habiter un présent vidé par l’absence.

Pour vous ce ne sera qu’une gare de passage, vous vous échapperez. Mais tentez de croiser le regard de cette foule solitaire debout au bord du quai. A peine le train parti, leur regard se détourne pudiquement d’un horizon qui leur est interdit, ils semblent perdus, le regard vague. Ils ne regardent nulle part, ils observent en eux ce vide nouveau. Un tout petit être au fond d’un squelette, perdu sous les armatures inhumaines d’une gare désertée.

Il faut parfois aimer les squelettes d’acier pour supporter la vie.

Alors tout peut respirer. Lorsqu’on reste seul, avec pour unique berceuse l’écho de sa voix dans un hall de gare abandonné, on peut rencontrer l’évidence d’un espace à investir. Les lambeaux de soi que les voyageurs ont pu arracher ne nous appartiennent plus, et il faut accepter de bon gré le don qu’on en a fait. Ils s’en feront une écharpe qui les tiendra un temps à l’abri des frissons de la solitude.

Mais ici, au creux de cette immuable éternité que constitue l’antre de notre personne, dans cette pièce que nous habiterons toujours seul, dans le boudoir de notre vie, l’atelier du tisserand peut reprendre son activité intimiste. Ramasser les fils, les arranger à sa manière, faire naître de ces sentiments et de ces matières brutes ce qui nous habillera aux yeux du monde….

Il faut savoir semer, il faut savoir croître, il faut savoir fleurir et parfumer, dans tous les sens, conquérir le vide avant que les parois ne se resserrent. Et le vent chaque année apporte des essences et des pollens nouveaux, créant dans ce jardin qu’on croyait immuable des paysages éphémères. Et chaque saison, les couleurs nouvelles se mêlent au décor précédent, pour peindre chaque fois dans ce jardin secret un portrait plus fidèle, plus riche.

Ceux qui restent apprennent à saisir dans une bourrasque le parfum du bonheur. Ils apprennent à croire que les joies perdues qu’ils rencontrent par hasard leur étaient destinées.

Ceux qui restent regardent passer la vie en souriant, et font naître sur les visages des voyageurs, penchés à la fenêtre, des sourires qui leur ressemblent.

Ceux qui restent sont perméables aux beautés, qu’ils savent fugaces et volatiles, ils attendent que le bonheur se pose sur leur épaule, et le laissent repartir dans le souffle de leur joie de vivre.

Ceux qui restent peuplent les déserts, ils apprennent à vivre avec, à vivre sans, ils apprennent à vivre en somme.

mardi 11 septembre 2007

Junky

Non vraiment je ne sais pas comment j'en suis arrivé là. Quelle chute, quelle déchéance. J'y pense plus qu'à moi-même, je ne suis plus qu'un besoin. Et la honte n'est plus qu'un lointain souvenir. Elle m'a retenu quelques temps, mais j'ai du finir par le fumer aussi. Les belles volutes de la honte qui part en fumée, je les vois encore se refléter dans mes pupilles dilatées, les regardant rendre l'âme comme un enfant cruel regarde mourir un insecte dont il a arraché les pattes.
J'aimerais pouvoir raconter que j'ai des excuses, ce serait si confortable. Ils doivent avoir l'âme en paix, ceux qui avaient un mobile, un motif, des circonstances atténuantes, que sais-je... Mais moi rien. Pas une réalité à oublier, pas une année à embellir, j'avais tout. Je crois que j'ai vraiment cédé à la volupté, au plaisir. C'est de cela dont j'aurais le plus honte si je me souvenais encore de l'ombre de ce sentiment. J'aurais vraiment pu rester debout comme les autres, les pieds sur terre, la tête sur les épaules. On m'avait donné les armes nécessaires pour un tel combat, et pourtant j'ai déserté. On n'avait aucun prétexte pour me réformer, j'avais l'air tout à fait d'attaque. C'est peut être ce qui m'a perdu. On ne se méfiait pas de ma chute, on ne me surveillait pas, d'escapade en évasion, on a tôt fait de s'écarter définitivement du droit chemin. Un sale gosse en somme, un vilain garçon.
Parfois, pour reposer un peu ma vieille conscience boiteuse, j'imagine un alibi. J'invente des excuses, je m'écris des drames, comme en racontent si souvent ceux qui en sont arrivés à mon stade. Je compose des traumatismes à la hauteur de mes errances actuelles, et je me sens bien. Je me vois, une nuit, me réveillant parmi les éclats de verre scintillants, au milieu d'un épais brouillard d'alcool, apercevant le regard inquisiteur d'un portrait à jamais lacéré. Je me vois rampant vers lui, lui tendant la main, implorant sa clémence, lui promettant le retour des beaux jours, alors que je lui avais tout pris pour une nuit d'ivresse. J'imagine ma fierté s'écoulant au sol, et séchant en écailles répugnantes, et la honte planant sur mon agonie en cercles prémonitoires, puis s'abattant sur moi, et dévorant mon ego.
Alors je me pardonne d'avoir cédé, d'avoir abandonné et d'avoir franchi le pas, et je me délecte de cet instant de faiblesse où l'on passe la frontière des mondes. Cet instant de sublimation, de libération, de transfiguration infâme où l'on se vend. Dépouillé mais riche d'une monnaie sans aucun cours, dans un monde où rien ne s'achète. Tout est volé, volé au monde, à la vie, à la mort. L'illicite est divin, l'interdit tout puissant, et nous tient dans ses griffes. Lui seul décide de relâcher son étreinte de son heureuse victime, qui trébuche alors dans les rocailles, dénudée et écorchée vive, mourante mais plus alerte que jamais.
Bien sûr, je délire, je blasphème, je bafouille avec rage comme un pauvre ivrogne en deçà de toute pitié ! Mais savez vous ce que c'est, que n'être plus qu'un cri ? Déshumanisé, dématérialisé, juste un cri qui hérisse le poil, qui glace le sang, haï par tous ceux qui vous entendent, ceux à qui vous avez volé la paix.
Oui c'est dur, c'est violent, mais c'est inestimable. C'est se jeter dans le vide et croire qu'on flotte sur un air de piano, c'est courir contre un mur de briques et tomber dans un lit de rose, caressé par le satin, enivré par des ballades insolentes de tendresse. C'est le gaz qui fait sauter ma chambre, et derrière les murs calcinés, les prairies parfumées que le vent du soir fait frémir. C'est la fleur blanche et délicate qui vient se pâmer sur l'arbre noir que mon orgueil a calciné, expirant à chacun de ses souffles les senteurs envoûtantes de l'abandon. C'est bien au-delà des mots et c'est là ma ruine, ma misère, mon drame, mon apocalypse!
Comment faire comprendre ce que je ne sais pas décrire ? Ce qui me met dans de tels états de délire que nous ne parlons plus la même langue, que nous n'habitons plus la même planète. Je vous conseillerais bien d'essayer, mais je vais encore passer pour un dépravé, un fléau social contagieux, un bubon solitaire, un rejeton putride, et vous ririez aux éclats, chatouillé de désir et de peur. Car on ne me la fait plus, je les connais les prudes, les chastes, les purs, les sages... Ils n'ont qu'une idée et qu'une lutte : masquer leur repentir, faire taire les pulsions qu'ils ont enterrées vivantes, maquiller les vices de criards outrages !
Oui voyez vous je n'ai plus honte, car je n'ai plus le choix. Je n'ai même plus assez de morale pour nourrir mes regrets faméliques, et je ne pleure pas une larme en les voyant mourir !
Yep, monsieur, je suis un junky, et vous changez de trottoir quand vous voyez débarquer mon insouciance échevelée ! Sachez monsieur, qu'on crève aussi de tristesse, et pas que d'overdose ici bas !
Alors oui vous vous moquez, vous riez jaune du haut de votre esprit sain, et vous me voyez me piquer dès le réveil, me saouler toute la journée, en avaler à tous les repas, et lui donner mes nuits ! Et je vous dis que je ne rate rien et même mon bon monsieur, comme vous avez l'air gris, je vous en donne bien volontiers ! Car c'est moi qui la fais pousser ma came, ma fumette, ma drogue, j'ai besoin de personne.
Elle pousse sur mon balcon et dieu que j'en prends soin de cette saloperie sans laquelle je ne peux plus respirer.
Cette saloperie de beauté, cette chienne de poésie, ce putain d'amour, cette garce de musique qui a remplacé mon sang et que mon cœur propulse, aveuglément, dans tout mon corps et bien au-delà, autour de moi, et qui touchera tous ceux qui m'approcheront.
Je suis jeune, donnez moi la main.
Un petit junky, défoncé d'amour.

Un souffle (Dial up)

Un souffle un jour naquit au creux d'une main tendue
Pour partir à tous vents habiller les cœurs nus.
D'un murmure il chantait à ceux qui n'ont pas cru,
La beauté d'une foi qu'ils n'avaient pas reçue.

Le souffle court, et en sifflant dans le silence
Il fait danser la mer, il fait fleurir les ondes
Il fait frémir les champs pétrifiés par l'absence
Se glisse entre mes lèvres et va pleurer le monde.

Avez-vous déjà pleuré le drame sombre du souffle, qui ne vit qu'en fuyant ? Il est seul, et fatigué de parcourir le monde. Mais le moindre repos l'évapore, il s'arrête et se dissout, s'évanouit et ne reparaît plus. Il dénude, on s'en protège, il décoiffe, on le maudit. Il n'est pas le parfum, il n'est pas la neige, il n'est pas la pluie, il n'est pas la musique... Il n'est rien de tous ces charmes faciles. Il n'est qu'un flux de vie anonyme, un facteur de mouvement, qui catalyse les beautés paresseuses. Il fait danser devant nos yeux passifs les touchants anodins en un ballet splendide, anime en silence le décor immobile, et raconte en murmurant l'histoire du bonheur simple.

Quand le souffle s'envole, loin, trop haut pour moi, sans que j'aie su le retenir, il emporte la lumière, et la nuit est mon dernier souvenir. Le monde semble dormir, le monde semble étouffer, les hommes semblent perdus, les hommes sont pétrifiés. Lui qui faisait le lien, lui qui était vecteur, conscience désincarnée, émissaire modeste et insignifiant, a fait taire les blés frémissants, et a fauché la mer en fleur.

L'élégante demoiselle qui fleurit les roseaux n'a juré à personne sa présence éternelle. Elle caresse une joue d'un frémissement d'aile frêle, envoûte en un éclair, se saisit d'un regard et déjà s'est enfuie. Mais elle a dans sa fuite projeté le regard dans un monde où l'on cherche, un monde où l'on espère, on monde où l'on croit, que sur chaque roseau fleurit une libellule.

Quand le souffle s'en va ne reste qu'un frisson, un souvenir d'émotion, une caresse anodine et inoubliable. Je sens encore longtemps le souffle joueur danser entre mes doigts trop froids. Mon sang se presse encore tout au bout de ma main pour se griser au vent d'une joyeuse inertie. Mais le souffle est parti et mon sang vient à stagner, et je surnage dans des marasmes où les roseaux peinent à se mirer dans une eau opaque et terne.

Heureux ceux qui savent aimer un souffle pour ce qu'il est, sans en vouloir à ses transports. Ceux qui se laissent sculpter par les beautés éphémères et indicibles. Ils portent en eux la chance, la providence. Ils figent les aléatoires merveilleux, comme un paysage de bord de mer fait pousser des arbres tortueux et torturés, pour faire de l'horizon un tableau en feu.

Comme un peintre se laisse impressionner par la magie fugace d'une lumière céleste, et mêle les images aux liants de son cœur, pour nous rendre en savants amalgames des couleurs ineffables qui rayonnent pour des immensités la splendeur d'un instant...
Comme le peintre donc ces être tendres se sont ouverts au chant d'un souffle. Ils n'ont pas crispé leurs paupières sous la beauté mordante du vent d'hivers, ils n'ont pas avorté les larmes qui naissaient de cette étreinte sans corps. Ils ont eu assez de foi en eux pour oser accueillir l'autre dérangeant, l'autre qui n'est pas, qui n'est plus, qui n'est jamais qu'en leur offrande.

Qu'ont-ils reçu du vent sinon la charge de répéter à chacun de leurs pas les mots qu'on leur
souffla, ces mots sans voix qui ne résonnent qu'en eux et qu'ils nous font enfin entendre.
Certaines musiques sont écrites pour les orgues, mais d'autres chants sont plus célestes. Les notes qui font chanter les cœurs en arias divins sont inaudibles à la foule. Les souffles sont des soupirs pour les froids interprètes, ils sont divins cantates pour les Hommes sans vanité qui savent respirer. Ceux là laissent entrer la beauté avant qu'elle ne se dévoile, la couvent et la font éclore, la réconfortent et la réchauffent, et pour un souffle froid qu'ils volent, nous rendent des alizés aux parfums délicats.

Je m'efforce aujourd'hui d'accorder mon âme pour chanter avec justesse la symphonie des souffles qui m'ont un jour croisé. Le souvenir indélébile de leurs caresses disparues habille mes heures de douces étoles de joie, et quand je pense à eux, partis si loin là haut, je me plais à rêver qu'en passant près de moi ils se sentirent aimés.

Fureur, insolence, et transfiguration

Sur le revers de mes paupières, les étoiles se sont consumées. Les yeux clos m'apparaît une chape chaude et moite dont la lourdeur efface l'image des voûtes constellées qui couvraient mon sommeil. Toute une création anarchique et turbulente s'élève en colonnes menaçantes autour de mon territoire, et vient inlassablement s'écraser dans un sourd fracas sur mon front en nage. Une veine palpite péniblement sous ces assauts incessants, mue par le flux troublé d'un sang visqueux.
Le ballet grandiose me renvoie la grandeur de ma chute. La masse incommensurable de ce que j'ai voulu soulever s'abat sur moi en une pluie acre et drue, et je vois passer au coin de mes yeux clos les débris et les ruines du château que j'ai déserté.
Face à moi un néant affolant, un calme geôlier veillant sur mon extinction dans une inertie toxique. Des forces obscures entament une danse macabre célébrant ma capture. Elles prennent des formes qui me hantent, dessinent de leurs vices les images de ce que j'ai perdu.
Pourtant je reste libre, je ne suis qu'allongé. Mais certaines horizontalités miment l'agonie. Le poison est en moi, il est l'engrais de ces images infertiles et coule dans mon corps saturé.
Pourtant je ne suis qu'un jour plus vieux qu'hier, qu'un souffle plus vide, un souffle plus froid. Mais j'ai passé la surface, et me voilà dans un océan glacial à contempler le ciel à travers la glace trouble que l'épuisement a figé. Les ombres distantes du monde extérieur prennent à travers ce prisme des allures étrangères, horrible indifférence du monde qui ne sait pas qu'on a sombré.
Dans ce curieux abandon, des souvenirs fiévreux planant comme une brume, des tourbillons de souffre, de souffrance, alourdissent le ciel, rendent l'air irrespirable. S'échapper, respirer, retrouver l'odeur de l'air frais.
Homme à terre, noué au sol, couve en moi une violence qui a implosé. Mon corps lisse et paisible a démissionné, exilé, très loin des abus où s'exerçait mon influence tyrannique.
Un vague tourbillon l'entraîne dans une danse nauséeuse et le prive de repos. Propulsées dans les flots acides où les murmures sont des cris qui persiflent le mal être naissant de l'impuissance, les forces sont enchaînées dans un cachot rouge et noir.
Les ombres tournoient à mon aplomb comme des rapaces, des migraines tortionnaires m'assaillent, assénant de leurs tambours insupportables de sourdes insultes et de viles calomnies. Rien ne dort dans ce repos, le marais n'a pas de nuit, son trouble luit dans un halo fiévreux. L'essence cherche un échappatoire, recluse elle ne rêve qu'à déclore, et a mûri sa vengeance dans un cocon de sang tiède, attendant de pouvoir s'accrocher au premier rayon pâle qui traversera le plomb, et transpercera les funestes nuées qui recouvrent cette nuit blanche.

Entrouvrir les yeux à nouveau, se défaire des tourbillons hypnotisant, du chant des sirènes de l'oubli. Chercher à travers les noirceurs aveuglantes le rayon que m'envoie une étoile lointaine. J'essaie de le sentir caresser mon épaule, effleurer mon cœur entre les plaies, se frayer un passage entre les lourds météores qui frappent ma poitrine.
Lentement, j'implore les reliquats d'énergie dissous dans mon corps inerte de se rassembler et de suivre ce messager providentiel. Je sens sous ma peau des mouvements frémissants, et de discrets transports interpellent ma conscience comateuse. Je sens en moi valser ces joies embryonnaires, jouant avec la lumière céleste comme s'entrecroisent les doigts des amants émus.
Toute ma vie au bout d'une main, mon bras germe miraculeusement et se tend vers l'étoile du lendemain. Il écarte les marasmes irrespirables qui verrouillaient mon purgatoire, laissant entrevoir l'évidence de l'évasion. L'ailleurs est indécent et objet de toute tentation, chair gourmande que laisse paraître un col entrouvert. L'émoi de la douceur se saisit de mon cœur et fluidifie mon sang. Le plomb est resté au sol, sué qu'il fut par chaque once de moi. Une carcasse au sol est vestige d'un non être notoire, me regarde vaciller, tentant de me tenir debout.
Retrouver la verticalité et ses vertiges, les hauteurs et leurs ivresses. Fouler le sol couvert de rosée, s'abreuver de fraîcheur et d'insolence, sentir ma sève fouetter au-dedans de moi et me gifler comme giflent les embruns. La fraîcheur de la vie matinale me transmet l'apaisement d'un silence à conquérir. Devant moi s'étendent des plaines sauvages, et un étrange instinct me pousse dans le dos.
D'où vient cet impératif, cette pulsion vitale qui me dicte de coloniser des espaces vierges d'émotion, qui me suggère de semer là un sentiment, m'exhorte à la révolte ?
Se libérer et courir loin devant soi, s'échapper, ne plus s'appartenir. Arriver là où la crainte de mes propres limites ne sera qu'un vieux souvenir. Là où je ne verrai plus la carcasse en me retournant, dans ce jardin immatériel où pousse une beauté inépuisable, ce jardin qui ne connaît ni l'obsolescence, ni la flétrissure, ni l'érosion.
Je pars donc sur les ruines toujours fumantes d'un hier perpétuellement dépassé, et plante triomphalement un drapeau de feu, un doigt pointé vers l'horizon où se noient des lumières inconnues, toujours plus chatoyantes que celles qui baignent mes yeux.
Je me dresse et prends de l'altitude, perché sur une la fleur éclose de mes fantasmes, pour sentir l'air frais du renouveau caresser des flancs autrefois las, autrefois écorchés.
Pour sentir mon existence dans un flux qui me contourne et lui faire face, reprendre une route inlassable vers le point d'où vient le vent, le nid où naît la vie.
Combien de renaissances derrière la ride qui encoigne l'œil serein d'un vieux portrait ? Combien de larmes dans ces vallées ont irrigué les rages et les amours, les hivers et les sables ?
S'offrir à la beauté sans pudeur ni précaution, se cambrer de plaisir sous les assauts du monde, perdre ses sens dans le rodéo du monde, mélanger ciel et terre dans un fluide dont la saveur rappellera enfin le goût du songe.
Telle est l'insolence.

Angélique et fantomatique

Alors que les roues froides du train des heures perdues
Martèlent sur les rails leur refrain implacable,
Au rythme de la fuite qui me tire vers hier,
Mon esprit en exil et mon âme captive
Reprennent les arias qui distillent ma vie.
Lorsque mes yeux se closent fleurissent les images
Semées au gré des âges par le son d'un opium
Angélique et fantomatique

La musique du temps, constante et volatile,
Qui frappe sur ma tempe le sceau indélébile
De la fragilité du moindre sentiment
Et fait de chaque seconde un joyau ravissant.


La musique des rires qui s'écoule gaiement
Entre les lèvres roses des enfants de tous âges.
Son souvenir distille les fruits de l'enfleurage
Des instants colorés de la vie au levant.

La musique des larmes qui perlent et qui se brisent
En un tintement sublime affolant de douceur
La tristesse se tait lorsque les pianos pleurent
Et emplissent d'amour les canaux de Venise.


La musique d'un cœur qui pleure des romances,
Entonne des mélopées qui percent les nuages
Et t'offrent le soleil dans son plus beau naufrage,
Ce crépuscule mauve que ton parfum nuance.


La musique de ton nom que le vent me répète,
Et qui berce mes nuits et fait danser mes jours,
Dont les accords fleurissent en roses de velours
Et se fanent en narcisses quand ils quittent ma tête.



Et le silence parfois vient planer sur ma vie,
Charognard assoiffé du sang de mes souffrances.
Le silence qui laisse des orphelins déments,
Prisonniers d'un néant glacial et étouffant.
Egaré en plein cœur d'un dédalle de tourments,
Le silence m'assourdit et injecte en mes veines
Le poison sournois d'états d'âme dissonants
Qui rongent comme un acide les parfums de l'été,
Et précipite l'espoir aux confins de l'oubli,
Dans un monde inhumain, qui étrangle l'écho.

Le jeune homme et la mort

La scène se passe dans un lieu plutôt sombre, un coin apparemment sordide. Un repli de rue oublié, loin du fourmillement de la Vie et à l'abri du jour. Un coin où on est en général seul, car il serait improbable que deux personnes s'y retrouvent par hasard, et encore bien plus inquiétant qu'elles s'y donnent rendez vous. Une dépression urbaine en quelque sorte. Pourtant aujourd'hui un jeune homme attend quelqu'un à cet endroit précis. Au cœur de la ville, mais si isolé qu'on y oublie parfois d'où l'on vient. On sait qu'on y va mais on se demande toujours ce qu'on va y faire. L'heure tourne, le jeune homme tourne en rond, s'agace et maudit les murs si laids qui l'enserrent. Voilà encore du temps perdu, quelqu'un qui veut s'approprier ma liberté en me privant d'espace et de temps. Et qui est elle ? Il ne le sait même pas, il ne se demande même plus (il se l'est auparavant demandé avec une certaine impatience, une certaine curiosité), car pour lui elle n'est à présent qu'énervement, une boule de toupet et d'incorrection qui se croit autorisée par on ne sait quel statut ou on ne sait quel rang à lui prendre un bout de temps qu'il ne récupérera jamais.
Enfin il est là et s'est suffisamment préparé à cette rencontre pour ne pas la louper (on ne sait jamais ce que la Vie vous apporte), malgré l'attente qui le pousse petit à petit hors de lui, il est bien décidé à donner la meilleure image de lui même, et à ne pas passer pour le commun des mortels. Il profite de son isolement forcé pour penser un peu à lui (bien qu'en fait il pense à lui en permanence, mais ça l'apaise et le divertit). Il s'imagine ce qu'il va bien pouvoir dire à la belle inconnue (il l'a déjà aperçue lui semble-t-il, et Dieu qu'elle était belle !), ce qu'elle va penser de lui, ce qui va faire qu'il lui plaira et que peut être elle le choisira. Le plongeon dans ces images a fait tourner l'horloge, et lorsqu'il relève la tête, elle arrive enfin, la silhouette familière et mystérieuse de celle qu'il a rêvée et attendue.
« -Désolée, je suis un peu en retard... d'habitude on ne me le reproche pas trop. On dit qu'il est plus poli d'arriver en retard qu'en avance !
-Oui on dit ça, mais je me demande parfois pourquoi.
-Il se peut et il arrive d'ailleurs fréquemment, que la personne que l'on a projeté de retrouver ait quelque chose à finir. On ne veut pas arriver et la déranger, la couper dans son élan.
-Certes l'intention est louable, mais je vois mal ce que j'aurais pu entreprendre dans cet endroit...
-Tu manques d'imagination ! D'accord l'endroit est laid, mais c'est l'absence qui l'enlaidit.
-Mais mon esprit était tout entier occupé par la pensée de ton attente. Je ne voulais rien entreprendre avant ton arrivée, de peur de ne pouvoir l'achever.
-Tu raisonnes donc à l'envers, toi aussi. Si tout le monde raisonne comme toi il n'est pas surprenant qu'on trouve tant d'endroits morts comme celui là. Les gens y passent et n'y font rien d'autre qu'attendre. Ils ne réalisent pas qu'ils sont les acteurs, et restent idiots en spectateurs devant un décor gris.
-On a peut être mieux à faire pour aujourd'hui que de débattre sur la philosophie urbaine des passants idiots non ? Décidément tu as une drôle d'idée du temps : tu arrives en t'excusant de ton retard et tu ne fais rien pour le rattraper.
-Je vois le temps comme tu vois les couleurs : c'est une représentation, une vue de l'esprit. Tu parles de bleu, de rose, mais l'autre verra peut être du jaune et du vert. Comme on lui aura appris à dire bleu et rose lorsqu'il voit son jaune et son vert, il dira lui aussi bleu et rose. Tu dis une demie heure, je réponds un instant car je vois un instant et qu'on ne m'a rien appris d'autre. Mais je suis d'accord avec toi, changeons de sujet. Si tu as accepté de me voir, c'est que tu as quelque chose de spécial, et j'ai hâte de le découvrir.
-Tu sais je me demande un peu ce que je fais là. J'ai accepté un peu sur un coup de tête, parce que je n'avais rien de mieux à faire, et pas grand chose à perdre non plus a priori. Quoique je commence à me dire que j'ai perdu au minimum une demi heure déjà.
-Je t'en prie remets les choses à leur place. Quelle vie est assez intense pour que la perte d'une demie heure soit un drame irréparable. Et ne me prends pas de haut, tu pourrais perdre beaucoup plus. Je ne sais pas non plus comment tu peux dire que tu es là faute de mieux ! Si je t'ai donné rendez vous aujourd'hui, c'est parce que je pensais que tu étais intéressé. Je ne suis pas née de la dernière pluie, j'ai bien vu comme tu me regardais l'autre jour. Tu ne pouvais pas me quitter des yeux, tu m'appelais du regard ! Comme j'ai vu qu'apparemment tu étais tétanisé à l'idée de m'aborder, je me suis permise de faire le premier pas. Moi non plus je ne veux pas rater une occasion.
-C'est vrai que j'étais comme hypnotisé. D'un seul coup, et parce que tu représentais quelque chose de nouveau pour moi, j'ai pensé que tu étais l'évidence. La solution de tout. Tu sais je n'étais pas très bien l'autre jour. Je pensais qu'en acceptant un rendez vous avec une inconnue, je pourrais commencer quelque chose qui n'aurait rien à voir avec ma Vie.
-Donc je ne suis rien d'autre pour toi qu'un divertissement ? Comme un tricot en quelque sorte, pour te changer les idées ?
-Désolé je parle sans beaucoup de tact, je suis un peu à fleur de peau ces temps ci. Et puis il faut dire que cette attente n'a rien arrangé. Je voulais surtout dire que tu m'intrigues, et même si quelqu'un qui va bien tirerait profit d'une rencontre avec toi. Tu as l'air si différente, si détachée...
-Tu parles de détachement, je parlerais plus de dilution ! Mon existence en elle même n'a pas de sens, elle est diluée dans une sorte d'éternité, et sa densité est insignifiante.
-C'est justement ce qui te rend légère n'est ce pas ? Rien ne semble t'atteindre.
-Es tu sûr de parler en connaissance de cause ? Je t'attire apparemment, et maintenant tu semble m'envier, mais que sais tu de moi ?
-Pas grand chose je l'admets. Dévoile toi un peu... on voit à peine tes yeux. C'est curieux comme leur couleur change, leur expression est éphémère.
-Je te l'ai dit je n'ai pas d'existence propre. Je réponds froidement à ceux qui me parlent mais je n'ai d'autres désirs que les leurs, pas d'autres pensées que les leurs.
-Alors seule tu n'es rien, sans une vie tu n'es rien ?
-Peut être, je ne sais pas. Je ne suis presque jamais seule. Je laisse rarement indifférent ! On m'aime, on m'attend, on me craint, on me maudit, je vis en chacun d'une manière différente. Mais rarement on me comprend. On ne peut pas me comprendre en me cherchant, c'est ridicule !
-Alors moi qui veux te comprendre, te connaître, pourquoi suis-je là ?
-Je ne sais pas, que cherches tu ? Tu m'as dit tout à l'heure que tu cherchais autre chose. Je ne suis pas autre chose car je suis la fin de tout. Tu veux une autre vie ?
-En quelque sorte. Je veux surtout être bien avec ma Vie, d'une manière ou d'une autre. Je veux le renouveau, tu saurais me l'apporter ?
-Non je ne le saurais pas.
-Je ne veux pas grand chose en somme. Des petites choses simples, mais tous les jours. Des dimanches matins, un par semaine ça me suffit tu sais, je ne suis pas très exigeant. Saurais tu me les apporter ?
-Non je ne pense pas non plus
-Je veux juste sortir, écouter et voir, qu'on me réponde et qu'on m'écoute aussi, enfin tu vois juste être présent. Tu saurais me l'apporter ?
-Non mais arrêtes un peu, je crois qu'il faut qu'il faut que tu comprennes une chose c'est que...
-Oh et puis aller courir de temps en temps et voir des lapins ! Tu sais une fois, un soir j'en avais vu plein. On peut dire que ça ne se pose pas de questions un lapin ! Ils passent leur patte derrière leur oreille et hop, ils savent qu'ils existent. Et moi je les regardais comme un con ! C'est tout juste si je passais pas ma patte derrière mon oreille aussi pour répondre mais je ne l'ai pas fait(mais je suis plus aussi souple que quand j'avais huit ans et que je pouvais me ronger les ongles de pied ! J'ai arrêté parce que ma mère trouvait ça crade, et maintenant j'y arrive plus, c'est malin) . Terrible. Tu vois ce que je veux dire !
-Non je comprends pas bien. Tu m'inquiètes un peu là...
-Hmm tout cet air frais dans ma tête ça me donne envie d'un chocolat chaud, pas toi ?
-Heu...
-Non parce que moi j'adore le chocolat chaud, ça me rappelle les goûters quand j'étais petit. On rentrait du bord de mer, tout mouillés, tout salés, et on se posait devant un film avec un chocolat chaud !
-Ecoute toi un peu parler, tu sais à qui tu parles ?
-Mais je disais juste que...
-Oui ça va j'ai compris, je suis pas bouchée, les lapins, le chocolat, il va y avoir comme un problème entre nous je crois.
-Hein ? Moi qui commençais à me sentir à l'aise !
-Non je crois que ça marchera pas pour l'instant entre nous parce que tu en aimes une autre.
-Je n'ai jamais dit une telle chose ! Tu inventes !
-Non je devine. Depuis tout à l'heure de qui parles tu ? De ta chère Vie, de ta Vie adorée. C'est elle que tu attends et que tu aimes, ce n'est pas moi. Alors pour l'instant c'est moi qui perds mon temps. Je crois qu'il vaut mieux qu'on en reste là pour cette fois.
-Tu devrais pas être toujours si fatalitaire !
-Fataliste
-C'est pareil, on s'en fout. Mais bon je ne vais pas te retenir si tu as l'impression de perdre ton temps. Je ne sais pas pourquoi je sens qu'on se reverra.
-C'est probable, en effet, mais en temps voulu cette fois ci. A moins qu'on se croise par hasard.
-Ok on se fera une bouffe alors !
-Non je ne pense pas que tu me reconnaîtras, je change souvent de look. Bon je file j'ai un autre rencard. »

Et pendant que s'éloigne entre les murs trop serrés de l'impasse la sombre silhouette, il rigole en pensant à une famille de belettes dans un jardin public, à un élevage d'autruche, à des batailles de chocolat et bien sûr de chantilly. Le soleil en se couchant parvient à glisser quelques rayons entre les parois grises et délabrées. Le linge blanc qui flotte entre les fenêtres joue avec les lumières jaunes et rouges (ou bleues et roses, on ne sait pas, il ne sait plus en tout cas). Les lueurs vespérales chassent l'ombre de ce recoin, découvrant sur le sol une marelle dessinée à la craie.
-Ouais super !
Et il joue...

Le jeune homme et la vie

Un joli mois de mai, un de plus, a répendu son insolente fraîcheur, son insupportable optimisme, jusqu'aux plus sombres recoins de la ville. Des caves aux combles, tout refait peau neuve comme si c'était la première fois. Partout on fait mine d'oublier le cycle inaltérable des hivers et des brouillards, on met de côté les questions sans réponses, on porte fièrement ses idées les plus colorées, réservant les grises et les noires aux saisons plus froides. Traînant les pieds dans les rues où sont affichés ça et là des rêves insoucients, il ne sait plus s'il a le droit lui aussi à sa part de mièvrerie saisonnière. Part dont il a profité avec délice jusque là, et qu'il a attendu tout l'hivers. Pourquoi en prendre le droit si tout ceci n'a pour seule signification que le retour d'un cycle aux origines immémoriales ? Si le droit n'a plus de sens, où part l'existence? Non vraiment il ne se sent plus mériter toute cette providence, ce bonheur si simple qu'on jette en pâture tous les ans à un peuple qui, ayant bougonné tout l'hivers, attend qu'un tout puissant ordre vienne laver tous ses maux à gands coups d'arc-en-ciel. Longtemps il a su apprécier ce cadeau de la vie, cette année il se sentirait coupable de m'accepter. Car le pas lent et le cœur lourd, il se rend régler ses comptes avec la vie. Pas grand chose a priori, juste une mise au point. Il ne lui a rien fait de mal, elle ne lui a rien fait de mal, au contraire. Tout pourrait continuer indéfiniment de la sorte, au rythme des printemps, au fil des mois de mais qui pavent inlassablement un long chemin vers le couchant. Mais vers quel horizon se dirigent-t-ils main dans la main? Vingt-quatre ans qu'ils font route ensemble, qu'ils s'aiment et qu'ils croyaient qu'ils pensaient pouvoir continuer comme ça indéfiniment.
Récemment une rencontre fortuite a changé la donne. Un raccourci qui partait sur le côté, un sentier un peu sombre qu'il a craint d'empreinter, mais dont il sait qu'il le mènera au même endroit. L'issue de son périple est désormais connue, et il sait qu'un jour ou l'autre il empreintera cette dérivation et partira retrouver cette autre, celle qui l'a déjà tentée. Par souci d'honnêteté, mais surtout pour se rassurer et pour retrouver le sens de cette relation, il va aujourd'hui faire part à se compagne de cette rencontre et des doutes qu'elle a semés dans son esprit.
Le rendez vous est prévu dans un petit coin de verdure, un improbable havre dans le fourmillement de la ville. Ils ont vécu tant de choses ici! Les premiers émois, les premières peines, il s'y sent tellement bien qu'il y a la sensation d'être en lui même, dans l'environnement tiède d'un rêve que son repos a enfanté. Comme d'habitude elle est là quand il arrive. Elle est toujours là avant lui; comme si elle savait que la discussion aurait une fin heureuse quoi qu'il arrive, elle attend simplement. Elle a confiance, tellement confiance en lui. Elle sait et sent tout ce qui le touche. Elle est sûre qu'elle saura, aumoins pour un temps, pour le temps de sa jeunesse et de sa beauté, le retenir auprès d'elle. Et après...
Elle le laisse parler, il en a certainement besoin.
«- Depuis 24 ans nous nous aimons. Nous bâtissons, nous planifions, nous refaisons ce qui est détruit. Mais à quoi bon? Qu'avons nous à gagner? Le temps que nous passerons ensemble est infiniment court au regard de l'éternité qu'on nous promet. Pourquoi nous abaisser à lutter pour entretenier ce hasard qu'est notre amour? Pourquoi courber l'échine sous le poids des années qui rouillent notre amour et nos os, quand on peut partir la tête haute et le corps frais, la tête encore toute pleine d'utopies? Une belle et sombre inconnue apparaît dans le soir, et me voilà prêt à me débarasser de ma vie! Quel amour puissant vraiment. Me dire que depuis 24 ans mon existence est guidée par cet amour, qu'il a longtemps été ma seule relgion, et qu'en une rencontre, un hasard encore, cet amour puisse être mis en doute... J'ai besoin de savoir où nous allons, de savoir ce que je gagne à faire l'insensé pari que les luttes que nous menons porteront leur fruit. Vraiment crois tu que je saurai te rester fidèle jusqu'au bout? Que je saurai te respecter après l'écart que j'ai failli faire? J'ai du mal à mettre toutes mes espérances dans la pure coïncidence que restera notre rencontre, dans l'improbabilité de notre histoire. Les «si» me harcelent, l'idée de tout ce que je n'ai pas et n'aurai jamais, de ce que je n'aurai plus, de ce que j'ai déjà perdu. Tous ces regrets qui naissent des aléas de notre couple, l'indélébile marque du temps qui rend si dérisoire tout ce qui sera et si collossal ce qui ne sera pas...»
Alors qu'il parlait, sa voix s'emportait parfois, puis retombait, mais souvent elle s'échapait du monde pour rentrer en lui même. Il ne savait plus à qui il s'adressait, parlait-t-de lui ou d'eux? Le tourment l'avait saisi, et une fois la fièvre passée l'avait libéré. Il retombait doucement à ses côtés, et une fois qu'il fût tout à fait reposé, elle lui répondit comme une mère berce un enfant.
«-Tu parles avec crainte et curiosité de ton inconnue, elle te tourmente et t'obsède. C'est logique: l'exotisme, la nouveauté, le changement attirent les hommes et les détournent de ce qu'ils sont et cherchent vraiment. Mais tu te plainds du hasard de notre couple, des aléas de notre existence. Pourquoi? Je te promets dans mon imprévisibilité cet exotisme et cette nouveauté que tu cherches tant. Le changement est sans cesse présent lorsque on épouse le hasard.
Tu parle avec dédain du peu de valeur des instants que nous partageons, tant ils sont ridicules comparés aux immensités et aux infinis qu'on te promet de part et d'autre. Mais la valeur d'un instant tient à sa rareté. Notre existence, parfois misérable ou risible, est si improbable qu'elle est unique et donc précieuse. C'est un peu notre rose à nous, à chacun. La valeur d'un bien tient également à sa qualité. Tu te demandes pourquoi courber de dos sous le poids des efforts que le temps nous impose? Chaque effort que tu fais ajoute à la valeur de ton existence.
Tu te demandes tout simplement à quoi bon? Sache qu'un jour ou l'autre tu me quitteras, tu l'as dit. It's Beyond your control. Tu resteras calme et invariable à son bras froid, et tu n'auras rien d'autre à faire qu'à contempler. Tu le dis toi même ce ne sont plus les aléas qui t'occuperont. Tu n'auras alors rien d'autre à penser que le souvenir de ces instants, ces luttes ces victoires et ces défaites. Tu ne seras riche que des souvenirs que tu auras pu t'approprier. Alors prends garde à la valeur de notre existence et affaire toi à l'augmenter.
Tu te demandes où nous allons? Nous partons à la conquête de l'inconnu, tels les conquistadors, les chercheurs d'or. Nous partons à ta recherche! Comme tu dis que tu es arrivé par hasard, il nous faut trouver ce que tu fais là, qui tu es. Un jour nous trouverons, nous saurons. Mais pour cela il ne faut pas te cacher, au contraire, il faut aller au devant du monde pour prendre sa mesure et la tienne. Evite donc les ruelles sombres et mal fréquentées. Tu n'y trouveras pas de réponses, que des questions.»

Théorie du miroir

« A l'école quand j'étais petit, je n'avais pas beaucoup d'amis, j'aurais voulu m'appeler Dupont ». Je suis certain que la plupart d'entre vous connaissent cette ligne familière de « L'Italiano », et même que quelques uns parmi vous se sentent personnellement touchés par cette phrase. Car si nous ne sommes pas tous des immigrés Italiens dont les camarades se moquent des cheveux couleur corbeaux, beaucoup d'entre nous auraient bien vendu leur goùter à la récré pour un jour ou l'autre cesser de n'être qu'une diffrérence, qu'un autre, pouvoir faire partie nous aussi de la grande illusion.
Pourquoi ce préambule a priori amère et défaitiste ? Rassurez-vous, je ne vais pas me lamenter sur mon enfance, je l'aime trop pour lui faire cette injure. Rappelez vous seulement où vous êtes. Vous êtes de l'autre côté du miroir, de l'autre côté de mon miroir. Vous êtes vous déjà demandé pourquoi j'ai intitulé mon blog de cette manière ? Certes je voue une certaine admiration à Lewis Caroll et à son Alice, mais ce n'est pas au pays des merveilles que vous aboutirez en traversant la surface trop lisse de ce miroir. Le pays des merveilles, vous en venez, vous le quittez ici même pour visiter l'envers du décor. Car la vraie merveille, ce n'est pas celle que je peux vouloir inventer dans un article, dans un poëme ou dans un alignement de photos édulcorées et bien choisies. C'est trop simple pour être merveilleux. La merveille c'est ce qui existe vraiment, ce qui a eu le culot de sortir de notre imaginaire pour faire le monde réel.
Donc ici vous ne trouverez que les patrons, les plans d'un grand projet tout au plus. Un simple brainstorming parfois, des idées en vrac qui attendent qu'on les accouche. La structure du prisme qui fait la magie du miroir que vous avez sous les yeux. Mais quelle belle loi, quelle belle science peut donc faire d'un simple objet de narcissisme un outil enchanté ? C'est la théorie du miroir que je vais tenter de vous expliquer aujourd'hui .
Revenons donc à cette constatation primaire : à l'école quand j'étais petit, je n'avais pas beaucoup d'amis. Petit garçon un peu trop sage, mes yeux voyaient du rouge où il fallait voir du vert, mais voyaient surtout des étoiles où il n'y en avait pas. Passant des heures à imaginer ce que le monde aurait pu être, ce qu'il était vraiment me rejetait un peu, sans doute vexé du peu d'intérêt que je lui portais. Pourtant j'ouvrais ma porte chaque fois qu'on y frappait, et brulais de faire découvrir les sommets et les abysses dans lesquels je vivais. Malheureusement la plupart de mes visiteurs avaient pour seule intention de coloniser mon pays, et craignant ce qu'ils ne comprenaient pas, le dévalorisaient. Le dénigrement perpétuel de cet univers que ma rêverie (et simplement mon espoir, mes aspirations) construisait a plus d'une fois plombé mon enthousiasme, et aurait bien pu faire de moi un néon éteint.
Heureusement il a toujours subsisté une braise, une trace, une cellule souche. Et chaque fois, après qu'on eût tourné en dérision la vie de bohème de mes pensées, je me rappelais toute l'évidence de mes évasions, car enfin si l'utopie était illusoire, il était si simple de la rêver, et au moins de se convaincre de sa nécessité.
J'ai ainsi grandi jusqu'à ce jour, de désillusion en euphorie, me pâmant sans fin devant l'improbable contradiction fondatrice de la condition humaine : « l'homme est un roseau, mais c'est un roseau pensant » (Pascal, les pensées). En d'autres termes, l'homme par nature est faible, il est tenté par l'égoïsme et l'intolérance, mais il est aussi riche de sa nature et aucune autre force de la nature n'égale la moindre pensée, le moindre élan de générosité dont il est capable.
Il a fallu du temps bien sûr pour accepter cette dualité et en faire dans mon imaginaire la beauté de l'être humain. Les rêveurs, « ils » n'aiment pa ça, c'est une chose entendue. Les sensibles, n'en parlons pas, ils en profitent car ils les savent vulnérables. Alors ceux qui vivent leurs rêves à travers leur sensibilité, tels que les danseurs, les patineurs, c'est trop pour eux. « Ils sont fous, (pour ne pas dire ils sont folles, comme j'ai pu l'entendre jusque dans nos si belles écoles d'ingénieurs...), ils ne sont pas des nôtres, ils nous méprisent à vouloir s'envoler de la sorte au dessus de nos têtes, ils se croient supérieurs et pensent pouvoir nous échapper ». Le problème pour eux était qu'ils n'existaient qu'à partir de ce qu'ils controllaient, et qu'ils avaient raison : nous pouvons leur échapper et même pour ce faire il suffisait de dormir un peu, de fermer les yeux.
Lorsque, des cours d'école maternelle aux remises de diplômes des plus grandes écoles de la nation, on est bercé de cette forme d'incompréhension hostile et moqueuse, on est forcé de perdre certaines illusions et de penser la vie au delà de la société. La merveille est dans la réalité, j'en suis convaincu. Si elle était dans le rêve, on aurait depuis longtemps accordé plus de valeur au rêve. Je dirais même la merveille est en l'Homme, car le reste n'est ni pensant, ni conscient, ni créatif, ni sensible. Alors il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et prendre cette société, ou plutôt ces individus, comme ils viennent. Il faut se dire aussi que nous rêveurs, qui courrons après des idéaux qu'une foi aveugle en la beauté nous fait miroiter, savons la valeur de ce qui est, pour la simple raison que nous savons combien ce qui n'est pas est inaccessible. Nous avons tant souffert à le vouloir !
Alors Thomas, ne joue pas à leur jeu, n'adopte pas leur mesquinerie, tu perdrais ta seule force, ta foi en l'Homme. Tu n'es peut être pas des leurs, et tu n'en seras certainement jamais, mais si tu peux les convaincre qu'ils peuvent être des tiens, alors un dialogue reste possible. C'est à cela que sert l'effet miroir.
Qui que tu aies en face de toi, ne cherche pas à le convertir, mais au contraire montre lui qui il est, montre lui tout ce qui fait sa valeur à tes yeux. Sois pour lui le miroir qui mettra enfin en valeur ses qualités, mais surtout ses défauts, car on appelle souvent défauts tout ce qui s'approche d'une différence.
Au début de cette année, j'ai rencontré tout un tas de gens. Je les avais réunis autour d'une soirée crèpes et glaces, dans mon souci permanent d'avoir des amis plus gros que moi. Nous avons finni la soirée par une monumentale série de questions existencielles. Nous devions notamment déterminer la plus grande qualité de chacun, ce qui était ambitieux car nous ne nous connaissions quasiment pas. L'une de mes amies, la plus spéciale, m'a dit : « ta plus grande qualité, c'est qu'on a tout de suite l'impression de te connaître depuis des années ». C'est un des plus beaux compliments qu'on m'ait fait. J'avais réussi à faire en sorte qu'elle se sente acceptée parmi les miens !
La pire chose qu'on puisse exiger de quelqu'un, c'est qu'il soit normal.

Pura sicome un bambino

UN flot sans fin, une masse grouillante. Un piétinement frénétique frappe cette terre si basse. L'écoulement continu des touristes fatigue le sol plusieurs fois centenaire de la chappelle Sixtine. Les hommes passent et piétinent, ils regardent, ils voient, ils se regardent et parfois se voient. Je suis parmi eux lassé de ce piétinement. Collé à mes semblables j'étouffe, soudain frappé par l'immuabilité de la beauté infinie de l'endroit, mon éphémère me saute à la gorge et m'asphyxie. La marche s'arrête en entrant dans la salle, le silence se fait. Je souffle et lève les yeux, le plafond frémit de mille battements d'ailes. Figés là haut pour l'éternité, ils virevoltent comme au premier jour, et leur ballet aérien m'envoie enfin l'air frais qu'il me fallait pour repartir. Ils n'ont pas grand chose d'autre que leurs joues roses, pas même un vêtement. Une harpe, une chanson, mais surtout une lumière (ou tout au plus une petite lueur, mais c'est toujours ça), et ces halos réunis eclairent mon visage cerné d'une clarté chaude et apaisante. Ils sont là dans toute leur évidence, ils jouent, ils s'aiment. Ils s'aiment dans l'éblouissante clarté de leur premier amour. Ils aiment tout le monde et tout le monde les aiment, et ceux qui ne les aiment pas sont des jaloux.
Pour tant qu'avons nous à leur envier. Ils n'ont rien, ils n'ont pas d'histoire, tous ces chérubins, ils n'ont pas d'avoir. Et les heures, dans tout ça, et les siècles, et les modes? A-t-on déja vu un ange vieillir? A-t-on déja vu un ange grandir et s'étendre, posséder et envier?
Non pas une ride au coin de leurs yeux. Leur peau est outrageusement rose, leurs joues dodues et gourmandes,leurs yeux pétillent toujours de la même candeur, ils sont toujours prêts à croquer la vie avec le même appétit. La vieillesse pourra bien les attendre, avec son coeur frippé, elle n'apercevra de loin que leurs grimaces et leurs sourires. Ils se moquent bien de prendre de l'âge. On leur a bien expliqué qu'avec l'âge leur mémoire se remplira d'expérience, qu'ils sauront enfin la réalité du monde, qu'ils se déferont de leurs illusions. Elles ne les berceront plus et ils se réveilleront de ce rêve puérile.
La richesse de l'expérience ne les tente pas. Leurs coeurs ne sont pas avides de ce capital. Ils en ont trop vu parmi eux ranger soigneusement ces feullets de vie, ces petites leçons, ces antalgiques, ces anti-bobos magiques. "Que cela te serve d'expérience, tu ne recommenceras pas ce genre de bêtises!". Et ils sont devenus méfiants. Ils sont devenus sceptiques en devenant riches, en devenant vieux. Ils n'étaient plus dans leur vie, mais dans chacune de ces richesses, dans leur passé. Sans cesse ils pensaient au lendemain et s'efforçaient de rendre le jour suivant plus heureux que celui qu'ils vivaient, en jurant de ne pas reproduire les erreurs du passé. L'enfance est heureuse parcequ'elle n'a pas de lendemain. Le temps passe vite quand on pense toujours à demain, et à force de gaspiller leurs jours de vie, certains d'entre eux sont morts. Ils avaient trop vieilli, ils s'étaient trop aigris, trop oubliés.
Vieillir, c'est un peu prostituer l'enfant qu'on était. C'est le vendre et vendre son amour sous prétexte qu'il n'aime pas comme il faut, que cet amour est dangereux.
Les anges sont des enfants, toujours. Les enfants sont pauvres, toujours. Ils n'ont pour vivre que leur amour. Ils le donnent à qui ils rencontrent comme une carte de visite. Ils ne sont corrompus ni par le temps qui rend méfiant, ni par l'argent qui les rend craintifs et égoïstes. Le temps, l'argent, il parait que c'est pareil. Alors les enfants sont pauvres et ils ont cela en commun avec les anges.
Bien sûr on peut posséder et ne pas en moisir, si l'on sait la valeur de ce qu'on a au regard de celle de ce qu'on est. De même on peut prendre de l'âge et ne pas moisir, si l'on sait la valeur de l'instant vécu au regard de celle des années perdues.
L'enfance, l'adolescence, puis l'obsolescence. Destin tout tracé pour qui met sa vie sur des rails. "L'enfance est une chose étrange, à la fois adorable et exténuante, un trésor et un chaos." (Christian Bobin). Comme les pauvres, les enfants ont pour seuls rails ceux d'un grand huit. On a peur, on crie, on pleur, mais on fonce. on avance les mains nues, on se laisse apprivoiser, avec tous les inconvénients qui en découlent: "On risque de pleurer un peu si l'on s'est laissé apprivoiser..." (St Ex, le Petit Prince).
Rappelez vous comme vous riiez, comme ça, pour rien! Rappelez vous comme vous pleuriez, comme vous étiez vivant. Un rien devenait tout pour vous: un jeu dont votre vie dépendait soudainement, un bonbon, un ami, une soirée crèpe, un bisou dans la cour de récré, un mot tendre le soir avant de s'endormir, comme un beau smiley indispensable.
Souvenez vous l'amour, toujours, l'amour que vous portiez à votre mère, à votre père, à votre soeur, à votre frère, à vos amis, à votre animal, à votre peluche préférée, et aux autres aussi, un peu moins belles, auxquelles il manquait une patte ou un oeil, et qui vous faisaient pleurer.
Rappelez vous comme vous aimiez et comparez. Voyez vous une différence, ou pire, avez vous oublié? Avez vous vieilli?
"L'enfance. Elle n'est donnée qu'à quelques-uns." (Brenda M.Spaight).


Parfois, on veut lire ma vie comme on lit mon blog. On veut passer de l'autre côté du miroir. On veut mettre une étiquette sur ce qu'on ne connait pas, ce qu'on ne comprend pas. Mais je ne suis qu'un gamin, rien de plus. Cherchez vous à cerner les enfants, à lire dans leurs pensées? Si oui, c'est une entreprise ambitieuse. En général on ne cherche pas à comprendre les enfants car ils ne comprennent pas le monde, ils vivent dans le leur. En fait ils sont juste si libres! Leur vie rayonne, éclate, part dans tous les sens et se pose là où l'on voudra bien d'elle. Ils papillonnent sans cesse vers leurs rêves.

Pura sicome un angelo

"Mais enfin Edouard, vous êtes riche, et vous voudriez encore qu'on vous aime comme si vous étiez pauvre. On ne peut tout de même pas tout leur prendre, aux pauvres!".
Une fois de plus, c'est la voix même de l'amour, c'est à dire la voix de notre chère Garance, qui nous tire nos coeurs prématurément grisonnants de leur torpeur pour nous inviter à ouvrir un peu les yeux sur les friandises du monde, et surtout sur leur valeur.
Une petite phrase insolente, un peu révoltée, saignant la liberté, et qui suinte par chacune de ses syllabes une essence capiteuse au parfum de vérité.
L'amour est enfant de bohème, c'est une chose entendue. Le bonheur ne s'achète pas, c'est d'une platitude trop confondante pour que j'en débate sur ce site. Mais affirmer que l'amour souffre des possessions matérielles, et que la plus dorée des cages volera en éclats devant les larmes aux yeux de deux crève-la-faim, voici un propos qui a du chien, qui a de la gouaille.
Quelle révoltante affirmation pour les golden boys et les héritièrs! Eux qui ont parfois crawlé jusqu'au sommet de l'élite sociale, et qui crawlent aujourd'hui avec Picsou dans leur coffre fort, verraient leure vie sentmentale glamour et pailletée ridiculisée par les amourettes d'un mime et d'une ancienne blanchisseuse, par les lettre timides mais brûlantes de quelques étudiants, ou encore par les regards échangés par les parents de Charly...
Pourtant ils ne peuvent a priori pas y faire grand chose. Le problème est qu'entre être et avoir, il faut parfois choisir. Posséder! Quel étrange verben quel mot effrayant. S'approprier, faire sien... Etendre son empire, soit, soyons ambitieux et conquérants, mais gardons aussi à l'esprit que nous laisons un peu de nous dans chacune des choses que nous psossédons, et que cette expansion si glorifiante est parfois pour notre petit coeur une dilution. Certains sont tout entiers à s'aimer, d'autres sont tout entiers assommés par une insoutenable dispertion. Ils sont phagocytés par ce qu'ils croyaient avoir intégré eux mêmes à leur espace.
Ils sont donc plus libres, les dépossédés, mais sont ils plus heureux? Quand chavire leur coeur chavire aussi tout leur monde ("quand titube la banque d'Angleterre, titube toute l'Angleterre" désolé, je n'ai pas pu m'empêcher de citer ce brave Mr Dawes), et ils sont entrainés dans ce grand huit au gré de leurs sentiments, car ils n'ont pas grand chose d'autre, et comme ils sont plus légers, rien ne les retient dans leurs chuttes vertigineuses et leurs fulgurantes ascencions.
Quelle angoissante inconstance que cette vie de Charybde en Scylla! Je ne prétendrai pas pouvoir vous indiquer si ces gens là sont plus heureux que les autres, et je ne suis pas sûr que quelqu'un le puisse, car je ne crois aps que quelqu'un ait expérimenté ces deux modes d'existence. Pour vous éclairer toutefois sur ma vision des choses, voici une métaphore qui résume assez bien ma pensée. Représentons le bonheur au cours d'une vie sous la forme d'une courbe. selon les personnes, certains graphiques seront réguliers, et d'autres seront plus agités. Pour les premiers, je parlerai d'encéphalogramme plat. Pourles autres, je constaterai un état de "vie".



Paris, fin du 19° siècle, un appartement immense se couvre de poussière. Des meubles somptueux sont protégés de draps blancs. Partout plâne la splendeur fantôme d'une richesse passée. La vie est partie de ces endroits, de ces objets, elle les a fuits et s'est réfugiée dans cette pièce, sur ce lit, au coeur de cette femme si faible. Ses joues creusées ne rayonnent plus les fastes de la vie parisienne, disons juste qu'elles en portent les traces. Sur ce visage presque froid, les inégalités d'une existence trop intense transparaissent. Les larmes ont creusé des vallées au coin des yeux, mais cette vie reprend toute sa vigueur à la lecture de chacun des mots de la lettre qu'elle tient entre ses mains. Violetta n'a que faire de cet appartement sale et dévasté, elle ne l'habite plus depuis longtemps, elle l'a quitté.
L'appartement de la dévoyée, si richement paré autre fois, retentissant des rires du tout Paris, menace de s'éfritter comme un cadavre en décomposition. Il a retrouvé sa condition fantôme, lui qui n'était déja qu'illusion. Illusion car il n'était que le décor d'une farce. Cette fille sans vertu, cette courtisane, n'avait rien d'autre que ces atours pour exister, et se répendait outrageusement en une façade dorée.
La Traviata n'était pas riche et feignait de l'ignorer. Sa vie sociale était son métier, son moyen de vivre et non le résultat de son labeur. Elle aimait toute entière et s'en rendait malade, car elle ne pensait pas trouver un jour la compréhension. Lorsque cette chance s'est présentée, une foi mystérieuse l'a poussée en croire en elle. Elle a cru pouvoir vivre, et elle l'a pu tant que son amour a vécu. Mais son amour était bien malade et a fini par succomber. Violetta n'avait rien d'autre que cet amour. Elle n'existait que par lui, pas dans une image, pas dans un objet.


Opéra tragique que la Traviata, monstrueuse histoire d'amour, cruelle ironie du sort. Et pourtant, je suis certain que Violetta en expirant aurit bien repris les mots de Virginia:"Tout m'a quitté excepté la certitude de ta bonté. Je ne pense pas que deux personnes auraient pu être plus heureux que nous l'avons été".
Venez toujours les mains nues, on ne lit pas les lignes dans les mains gantées.

Vagues à l'âme

Assis une fois de plus au bord de ma mer, petit garçon aussi impuissant qu'ambitieux, rêvant de vider l'océan dans un trou creusé dans le sable... Pourquoi ? Pour voir ce qu'il y a au fond, voir ce qu'il y a derrière, apercevoir les îles où se reposent les rescapés. Mais abandonnons un peu les horizons. Il y a déjà tant de mystère dans la vague qui vient lêcher mes orteils, et repart et revient, jamais tout à fait la même, et jamais tout à fait autre. Et inlassablement, le ballet se reproduit, se renouvelle et vous donne la certitude du temps qui passe dans un bouquet nuancé. Tous les cycles qui dirigent ces mouvements complexes modulent à toutes les échelles les flux et reflux des éléments, sans pouvoir pourtant les définir totalement. Bien sûr, les fluides le plus incontrôlables, tels que la mer ou l'âme humaine, sont assujettis à nombre de mouvements périodiques qui permettent parfois d'expliquer dans les grandes lignes leurs humeurs et leurs couleurs. Mais ils tirent leur noblesse de leurs indomptables caprices, et échappent de ce fait à la la bassesse triviale des corps déterministes.
En effet, des tendances générales définissent les évolutions de l'état de la mer comme de celui de l'âme : des périodes de l'année sont plus propices au calme et à la sérénité, tandis que d'autres sont les terreaux privilégiés des dépressions les plus profondes. Ces variations, dont l'existence est constatée dès que l'on étudie les phénomènes à une échelle suffisamment grande, ne sont cependant que statistiques et moyennes, et sont donc modérément représentatives des nombreux aléas qui agitent notre humeur dans la succession des instants présents.
J'écris bien sûr ces mots en mon nom, et ne peux prétendre avoir sur moi même un regard impartial, ni avoir sur les autres un œil suffisamment perçant pour espérer de décrire leurs états avec précision. C'est là une des limites de tout type d'introspection visant à tirer des enseignements de l'âme humaine: toute leçon que l'on tirera de la sienne est biaisée par le pouvoir que celle-ci exerce sur notre jugement, et toute généralisation que l'on esquissera sur l'être d'autrui souffrira d'une superficialité telle qu'on ne pourra guère plus parler d'âme. Ainsi je note dans cet article quelques phénomènes suffisamment amusants pour me divertir, qui prennent naissance au cœur de moi même, mais qui je l'espère trouveront quelque sorte d'échos chez certains de mes lecteurs.
Comment expliquer ou même dépeindre la valse échevelée que mon esprit me fait danser si perfidement? Je m'arrête pour le saisir, pour en faire le portrait, et à peine ai-je repris mon souffle que l'effronté s'est enfui à l'autre bout de la pièce, me nargue à nouveau et m'invite. Rien ne peut fixer la vague sur le sable, ou épingler un nuage sur un tableau. De la même manière, mes états m'échappent, s'échappent en des volutes aléatoires, tantôt se dissolvent, se subliment, ou à l'inverse se contracte en un noyau dense et lourd. A certains moments, les plus infimes variations qui m'effleurent sont capables de créer en moi des cataclysmes indescriptibles, et l'instant d'après, je suis imperméable à la plus vive des douleurs, ou insensible à un événement d'une ampleur démesurée.
Je ne sais si cette inconstance doit m'inquiéter ou me rassurer, mais je sais qu'elle me fascine, et comme toutes les quêtes réputées utopiques, elle m'intrigue et m'appelle de tous ses charmes. Je me fatigue mais ne me lasse jamais d'observer le pouls de cet être, qui dans le miroir reste stoïquement identique, et que moi seul je peux voir se dissoudre en un éclair en un brouillard âcre, se répandre partout et donc disparaître presque tout à fait.
Et si je restais calme et plat, comme ces grands lacs d'émeraude à la surface si lisse, serais-je plus ancré dans la réalité, plus concentré en moi même? Serais-je plus apte à constater les états et les faits de ma vie, dans une condition plus propice à la connaissance? Il est entendu que pour mener une campagne d'observation de manière cohérente et construite, les objets de cette observation doivent être comparés d'un point de vue fixe, dans des conditions aussi figées que possibles. Ramenant ce propos à notre question, mon appréciation des gens, du monde, et des instants successifs qui composent mon existence serait plus à propos si j'étais capable de les appréhender d'un regard constant, et de les analyser, certes avec la subjectivité qui définit mon jugement, mais toujours dans un même état d'esprit, avec un système de valeurs prédéfini. De cette sorte, mes accusés seraient jugés par un même tribunal.
Malheureusement, il me semble que je ne serai jamais capable d'une telle immuabilité, ayant constaté que ce qui un jour m'émerveille, le lendemain m'exaspèrera peut être, sans doute du simple fait que l'observé n'aura pas évolué avec moi entre temps. L'évolution de mes états est aussi prévisible de la trajectoire d'une feuille tombant au vent, qui au lieu d'aller simplement à son but choisit de vagabonder un temps entre ciel et terre.
Regardez un paysage. Disons une plage, un soir d'août, alors que le soleil s'en va scintiller entre des filets de nuages métalliques, et que le sable chaud rayonne de toute la chaleur du jour et qu'il vous en caresse. L'instant est apprécié, photographié, inspiré profondément. Connaissez vous cet endroit? Pas encore. L'avez vous vu au matin frissonnant, déjeunant d'une lumière rosée? L'avez-vous vu au cœur de l'automne, endormi sous un vent tourmenté? L'endroit change selon la manière dont il est éclairé, selon la colère ou la douceur dont les éléments le recouvrent. La réalité des choses scintille de multiples facettes qui ne sont jamais toutes illuminées en même temps. Tournez un peu, changez la couleur de votre regard, son intensité, laissez vous plus ou moins pénétrer par ces visions, et peu à peu vous reconstituerez en vous toutes les dimensions de l'objet.
C'est l'image rassurante que je me suis peinte pour me convaincre de l'utilité et même de l'importance de l'instabilité de mes états. Mon point de vue se dérobe sans cesse, et sans attendre que change mon monde, j'éclaire de mon regard une réalité à redécouvrir. Peu à peu se révèlent les éléments essentiels, ceux qui résistent à mes caprices, les vérités, les réalités. Une essence qui naît mais que je ne saurais décrire, pourtant son existence est la seule chose certaine ici bas. Elle est là dans chaque chose, dans chaque monde que je peins. Parviendrai-je à peindre un jour autre chose que mon portrait?

Evidemment (comment taire...)

La chambre est désertée après la bataille. Le jour tout entier est jeté sur le sol, comme un manteau jeté le soir sur un lit et sur lequel on s'effondre. L'heure est au souffle, l'heure est au soupire, et c'est le corps fourbu qu'il traverse la chambre jonchée de jouets. Pour ne rien abîmer de la dépouille de ce jour exceptionnel, il regagne son lit sur la pointe des pieds, dansant entre les traces d'un combat glorieusement mené qui a rempli son être d'une fierté un peu grande pour son cœur. Ce jour ne le laissera pas un jour plus vieux, ni un jour plus froid, mais un jour plus grand et un jour plus fort. Un jour plus riche d'avoir fait un pas en avant, d'avoir défriché un peu plus de ce monde, de l'avoir colonisé à sa manière, et un peu plus loin qu'hier.
Il a joué ce jour jusqu'à l'user, criant et rabâchant ce qu'il est dans tout ce qu'il a fait, sautant toujours plus haut pour attraper ses rêves et les clouer au sol à ses côtés. Mais la lumière s'éteint sur ces mémorables ouvrages, les minutes s'envolent, chaque minute un peu plus sombre, laissant à vif la nostalgie qui couve sous toutes les joies.
Le soir laisse s'envoler son chant, la berceuse mélancolique rythmée par les battements résonnants d'un corps qui s'abandonne. La rançon, la dépression, l'inutilité soudaine du temps qu'il reste le frappent et sonnent en lui, remplaçant ses pensées enjouées par un chant lancinant. Perdu dans sa contemplation, le jour s'anime une dernière fois, animé par les fantômes de ses souvenirs encore chauds.

Entre sa mère, qui constate dans un désarroi émerveillé la métamorphose de l'endroit. Tout est plein du désordre de l'enfant, tout exprime sa croissance et sa maturation, comme s'il les avait écrites à l'encre rouge sur les murs. Au fond de son lit se cache l'oiseau fiévreux qui sent passer son temps. Il reste prostré, fixant dans le vide le cadavre d'un bonheur dont il ne sait que faire. Sa vue est insupportable, mais il n'a pas la force de s'en débarrasser et de tourner la page. Il attend sa visite pour enterrer ce jour, elle pansera ses douleurs et épanchera ses angoisses pour le conduire doucement au repos. Elle se dirige elle aussi vers le lit sur la pointe des pieds pour ne pas souiller le site, s'assied sur le lit et attrape d'un sourire le regard perdu de l'enfant.

Sa voix, son odeur, sa douceur, achèvent d'apaiser le soir brûlant. Sa main passe comme un message de paix, et réconcilie la vie avec les souvenirs. Elle promet leur retour, chante le cycle des lueurs et le recommencement des joies, l'art du bonheur qui ne se perd pas. Elle tisse avec soin le fil du passé, choisissant les plus beaux moments du jour pour coudre dans la mémoire de l'enfant un canevas harmonieux. Elle arrange, jour après jour, une collection d'images qui lui donnent foi en son existence. Une bibliothèque dans laquelle il pourra s'enfermer et s'échapper si le jour nouveau n'est pas assorti aux couleurs de sa vie.
Il écoute, hypnotisé par l'enchantement du repos, empeloté dans la chaleur du soulagement. Le jour tant regretté se cristallise et se sanctifie dans la bibliothèque parmi les autres reliques. Mais les souvenirs qui s'accrochent aux murs sont dans sa chambre autant de fantômes qui l'enchaînent à ce qu'il est resté ce soir : un petit garçon. Devant lui s'échappe l'image du géant qu'il veut incarner aux yeux de tous. Comment taire l'angoisse du deuil d'un jour, comment taire l'ivresse de l'ambition, comment taire ce qu'on est et s'arrêter au milieu du monologue que la vie nous condamne à déclamer ?


La lumière s'est éteinte, la douceur luit encore faiblement mais s'évanouit elle aussi bientôt. La confiance se fissure, le doute bouillonne alors que s'élève toujours plus haut la muraille de la nuit. Ce mur l'obsède. Il est noir mais on ne voit plus que lui, et la raison s'y cogne à s'y étourdir. Il le cloisonne et cantonne son rêve à une vie ordinaire, promet un jour normal comme si c'était rassurant. L'enfant s'imagine pris dans cette répétition interminable de jours normaux comme dans les spirales infernales qui clôturent nos cauchemars. Une chasse d'eau, une impasse, un pauvre carré que l'on parcourt machinalement comme un chien mécanique qui se cogne aux parois de son cageot. Le caprice naît dans la fantaisie d'une nuit : il est indispensable que demain soit un jour incomparable pour qu'il vaille la peine d'être vécu. Il faut que les révolutions s'enchaînent au rythme des jours. Demain commence la vie, demain est la seule clé qui lui ouvre la porte du futur dont il rêve. Demain sera décisif, il faudra être au rendez vous. Ceux qui ne voient pas à travers la muraille de la nuit n'ont pas encore inventé le monde qu'elle cache. Elle ne leur révèlera jamais. C'est à lui de peindre sur cette muraille, de tracer les plans de la cité qu'il voudra conquérir à l'aube.
Il trouve le sommeil assommé par la moiteur de son tourment. Toute la nuit il est ballotté par les convulsions d'une idée qui le met en chantier. Il tend l'oreille pour comprendre son rêve, mais c'est un orchestre entier qui interprète ses songes. Il ne sait pas isoler les harmoniques et se contente de laisser la musique l'habiter.
Un jour vierge vient doucement couvrir de ses mélodies candides la symphonie nocturne. Ses yeux s'ouvrent grands et nets, il fixe le jour en défiant son regard. Il souffle, l'air solennel, comme pour expulser les doutes de la nuit. Il inspire sans s'étourdir et se dresse avec conviction. Il toise sans pitié les restes de la veille et traverse la pièce en bousculant quelques jouets. Il visualise le chantier que sera ce jour et se gonfle de la tâche qui lui est allouée : changer son monde, faire qu'il porte à jamais sa trace, revendiquer les heures vierges où paissent encore les troupeaux placides et les marquer de son sceau. Il s'accorde encore quelques instants d'oisiveté et les emploie à admirer l'aurore qui s'offre à lui.
Ce matin le soleil se lève dans un tissu de brume soyeuse. La lumière est diffuse et douce malgré sa fraîcheur extrême, un froid qui calme sans épingler et anesthésie les peines résiduelles laissées par les rêves agités. L'aube est impressionniste, les éléments se devinent mais une part de mystère s'offre à l'imagination des observateurs. C'est un jeu d'enfant d'aimer la vie ce matin, il suffit de la peindre et de la composer à l'image de son eden.

Evidemment...

Le portrait

C'était un portrait bien spécial, vraiment. Une présence et une vie s'en dégageaient au point d'intriguer violemment les visiteurs qui posaient leur regard sur la toile. Dans la pièce, il régnait du calme impérial des œuvres d'art. La pièce était littéralement polarisée par la présence du portrait. Longtemps le modèle du portrait, pourtant le propriétaire légal des murs, avait hésité à exhiber la toile dans cette pièce. Il savait l'effet qu'elle pouvait avoir, le pacte qu'il avait scellé avec cette image envoûtante, et les désagréments que la présence du tableau occasionneraient dans sa vie. Les lieux, dès lors que le portrait y était exhibé, lui échappaient totalement, et son image réelle semblaient effacée par les couleurs de la toile. Les visiteurs confondaient le modèle et son image dans un amalgame malsain, comme si le portrait qu'ils admiraient dans une fascination adoratrice était un miroir vivant de l'hôte des lieux. L'art ne s'inspire pas vraiment de la vie, c'est bien plus souvent l'art qui inspire la vie, et c'est selon ce précepte sauvage que tous ses amis, enivrés par les charmes de portrait, intervertissaient systématiquement l'image et le modèle, préférant s'entretenir au sujet de l'image, jugée bien plus intéressante car bien plus simple que ce modèle si compliqué et paradoxal qu'était Samoht. Quelle pitié qu'il soit si peu reconnu à travers le monde que les paradoxes sont l'explication même du monde réel...

La confusion, bien qu'avilissante et blessante pour le modèle, n'eût pas été si traumatisante si le portrait avait été une simple peinture, dans sa plus pure définition artistique (et donc un portrait de son peintre). Le fait est que le tableau possédait la particularité d'être lié à son maître par un bien étrange pacte. Il fut juré, un soir que chacun a du oublier, que le portrait serait à jamais aliéné à son modèle, en ceci qu'il porterait dans son expression toute détresse et toute tristesse ressentie par Samoht. Le pacte fut passé sans grande réflexion, tant la sagesse d'une telle décision paraissait évidente : les effets des malheurs inévitables de la vie s'afficheraient toujours sur le portrait, une simple toile, une image, et libéré de ces gris fardeaux, Samoht pourrait vivre une existence légère et enjouée, contemplant de loin les douleurs de son être marquer les traits si expressifs d'une œuvre d'art remarquable. Ce fut donc à ses yeux une chance extraordinaire d'avoir un jour croisé la route d'Attajram, peintre-sage providentiel dont la magie permit d'accomplir l'improbable prodige.
La vie de Samoht s'écoulait dans la plus parfaite des sérénités tant que le portrait restait dissimulé au regard de ses fréquentations. Il n'échappait pas à la malchance de la vie, et il en eût d'ailleurs été navré, car il ne voulut jamais s'échapper hors du monde. Mais il avait le pouvoir de distiller toute douleur dans le regard de son précieux portrait. Il n'en gardait que l'émotion que l'on ressent quand on décrypte dans une œuvre le souffle de son auteur. Malheureusement il était si attaché à l'image magique, et avait une telle confiance en la bonne simplicité du principe, qu'il eut trop vite la naïveté de dévoiler l'œuvre d'Attajram. Il pensait bien faire, partageant ainsi en toute honnêteté les sources de sa joie avec ceux qu'il aimait.

Samoht n'avait malheureusement pas senti que les admirateurs privilégiés du fameux portrait tomberaient sous son charme au point de fréquenter davantage le dessin que le modèle. Certes il était plus que jamais à la mode à cette époque de fréquenter des œuvres d'art, particulièrement si celles-ci semblaient porter les marques de la plus entière des perditions. On s'intéressa donc vivement à tous les malheurs dont semblait souffrir ce visage aussi plaintif que fictif. On commença par s'en émouvoir, comme la bienséance l'imposait, puis on tenta de réconforter cette âme incorrigiblement en peine, et c'était à qui assècherait au plus vite les yeux humides et mélancoliques du tableau. Samoht fut bien sûr surpris par cet engouement soudain et violent pour des états d'âme qu'il avait toujours connus, mais qui n'avaient jamais affecté sa jovialité. Il se sentit aussi flatté qu'on puisse porter à son cher portrait une telle attention.

Rapidement il commença à souffrir du fait qu'on s'intéresse plus à ses malheurs qu'à son existence propre, bien que ses malheurs eussent été si magnifiquement stigmatisés sur la désormais célèbre toile. Cette question le tracassait mais il vécut sans peine en compagnie de cette contrariété jusqu'au jour où on commença à lui tenir des discours moralisateurs. Samoht savait bien qu'on ne tient de discours moralisateurs qu'à une personne pour laquelle on a absolument aucun sentiment personnel. Il s'inquiéta donc de la situation, s'effrayant à l'idée d'avoir tout à fait disparu aux yeux de ses amis en tant qu'individu. Il n'existait plus qu'à travers une image passée dans le domaine public et dont seul le salut importait. On pavanait en société, brodant de tournures épiques le récit du combat que l'on avait mené contre cette inconvenante mélancolie, et couvrant la plupart du temps d'un voile de silence l'issue de la lutte, car le portrait était par essence inconsolable. On triomphait malgré tout d'avoir mené croisade, et on portait volontiers en boutonnière le trophée d'un chagrin qu'on avait cru abattre.

L'obsession du salut de Samoht devint quasiment névrotique. On ne le visitait plus que comme un grand malade, allant à ses salons comme à son chevet, lui tenant des discours tout de rédemption et de morphine imbibés. On s'appliqua à le convaincre qu'un changement drastique était absolument nécessaire dans son mode de vie, car il était incompréhensible de la part de l'esthète reconnu qu'il était d'arborer un spleen si inélégant. On craignait que cette incurable dépression ne devînt contagieuse, et on le somma de trouver un remède à ce menaçant fléau dans les plus brefs délais. Samoht n'était évidemment pas en mesure de comprendre la menace que ses visiteurs sentaient venir, car il était lui même mu par la plus pétillante des joies de vivre. Il n'avait pas ressenti depuis sa rencontre avec Attajram les effets du malheur ailleurs que dans les yeux de son portrait, et imaginait donc mal ce qui faisait trembler les foules dont l'inquiétude grandissait.

Un soir qu'il rentrait chez lui, pénétrant dans la pièce qui hébergeait le tableau,Samoht découvrit avec stupeur les effets directs du paroxysme que cette situation grandguignolesque avait atteint. Le sol était jonché d'éclats de verre, il ne restait de la vitre qui protégeait le portrait que quelques morceaux s'accrochant au cadre, qui attendaient de tomber à leur tour à terre en un tintement cruel. La toile elle même était balafrée, lacérée, le beau visage triste défiguré. Devant lui pendaient ses lambeaux, les lambeaux de sa tristesse, bien plus tristes que sa tristesse elle même. Répandus en un champ scintillant, les éclats de verre réfléchissent tour à tour sur son visage la lumière du soleil, faisant jouer les rayons comme des violons plaintifs. Les notes déchirantes coulaient du portrait en longues mélodies sanguinolentes, l'embrassant d'un baiser fatal. Les rayons glacés frappaient droit en son cœur et l'emplissaient du frisson angoissant de la peur. A mesure qu'il contemplait le portrait profané, le visage de Samoht se déformait, reprenant les expressions désespérément touchantes du visage de peinture. Un désespoir virulent lui enserrait la gorge, extirpant de son corps l'optimisme et l'entrain qui l'avaient porté jusqu'à ce jour.

Ce corps à âme silencieux s'acheva comme un parfum s'évanouit. Les couleurs et la musique de la pièce étaient parties avec le parfum, et dans la brume grisâtre qui remplaçait son monde, Samoht distingua à côté du cadre délabré un mot griffonné sur un papier froissé. Le message était anonyme. On y lisait un discours bien intentionné, expliquant qu'on s'était dévoué pour soulager cette âme si plombée, et dont la vision était devenue insupportable. On espérait que cet acte, présenté comme héroïque autant que pieux, libérerait enfin Samoht de ce fardeau de tableau qu'on était fatigué de consoler. Envahi et rongé par l'infinie tristesse du portrait, revenue se réfugier chez son maître originel, Samoht eut tout juste assez de lucidité pour saisir l'absurdité complète et l'incohérence intolérable de ces lignes.
Sa joie qui s'envolait traversait parfois les yeux meurtris du portrait balafré, qui semblait alors se moquer doucement de son modèle.
« Mon pauvre ami, tu as voulu tout faire pour t'accrocher à ton idéal de bonheur, et tu y es longtemps parvenu. Tu as misé tout ton bonheur sur une œuvre d'art, et tu as gagné d'une victoire insolente. Mais ta richesse tenait à un pacte que peu de gens peuvent tolérer. Ils t'ont pris ton art , ils ont massacré ta joie croyant étouffer ta peine, et tu comprends maintenant que le masque d'un portrait est parfois plus crédible qu'un visage nu. »