C'était un portrait bien spécial, vraiment. Une présence et une vie s'en dégageaient au point d'intriguer violemment les visiteurs qui posaient leur regard sur la toile. Dans la pièce, il régnait du calme impérial des œuvres d'art. La pièce était littéralement polarisée par la présence du portrait. Longtemps le modèle du portrait, pourtant le propriétaire légal des murs, avait hésité à exhiber la toile dans cette pièce. Il savait l'effet qu'elle pouvait avoir, le pacte qu'il avait scellé avec cette image envoûtante, et les désagréments que la présence du tableau occasionneraient dans sa vie. Les lieux, dès lors que le portrait y était exhibé, lui échappaient totalement, et son image réelle semblaient effacée par les couleurs de la toile. Les visiteurs confondaient le modèle et son image dans un amalgame malsain, comme si le portrait qu'ils admiraient dans une fascination adoratrice était un miroir vivant de l'hôte des lieux. L'art ne s'inspire pas vraiment de la vie, c'est bien plus souvent l'art qui inspire la vie, et c'est selon ce précepte sauvage que tous ses amis, enivrés par les charmes de portrait, intervertissaient systématiquement l'image et le modèle, préférant s'entretenir au sujet de l'image, jugée bien plus intéressante car bien plus simple que ce modèle si compliqué et paradoxal qu'était Samoht. Quelle pitié qu'il soit si peu reconnu à travers le monde que les paradoxes sont l'explication même du monde réel...
La confusion, bien qu'avilissante et blessante pour le modèle, n'eût pas été si traumatisante si le portrait avait été une simple peinture, dans sa plus pure définition artistique (et donc un portrait de son peintre). Le fait est que le tableau possédait la particularité d'être lié à son maître par un bien étrange pacte. Il fut juré, un soir que chacun a du oublier, que le portrait serait à jamais aliéné à son modèle, en ceci qu'il porterait dans son expression toute détresse et toute tristesse ressentie par Samoht. Le pacte fut passé sans grande réflexion, tant la sagesse d'une telle décision paraissait évidente : les effets des malheurs inévitables de la vie s'afficheraient toujours sur le portrait, une simple toile, une image, et libéré de ces gris fardeaux, Samoht pourrait vivre une existence légère et enjouée, contemplant de loin les douleurs de son être marquer les traits si expressifs d'une œuvre d'art remarquable. Ce fut donc à ses yeux une chance extraordinaire d'avoir un jour croisé la route d'Attajram, peintre-sage providentiel dont la magie permit d'accomplir l'improbable prodige.
La vie de Samoht s'écoulait dans la plus parfaite des sérénités tant que le portrait restait dissimulé au regard de ses fréquentations. Il n'échappait pas à la malchance de la vie, et il en eût d'ailleurs été navré, car il ne voulut jamais s'échapper hors du monde. Mais il avait le pouvoir de distiller toute douleur dans le regard de son précieux portrait. Il n'en gardait que l'émotion que l'on ressent quand on décrypte dans une œuvre le souffle de son auteur. Malheureusement il était si attaché à l'image magique, et avait une telle confiance en la bonne simplicité du principe, qu'il eut trop vite la naïveté de dévoiler l'œuvre d'Attajram. Il pensait bien faire, partageant ainsi en toute honnêteté les sources de sa joie avec ceux qu'il aimait.
Samoht n'avait malheureusement pas senti que les admirateurs privilégiés du fameux portrait tomberaient sous son charme au point de fréquenter davantage le dessin que le modèle. Certes il était plus que jamais à la mode à cette époque de fréquenter des œuvres d'art, particulièrement si celles-ci semblaient porter les marques de la plus entière des perditions. On s'intéressa donc vivement à tous les malheurs dont semblait souffrir ce visage aussi plaintif que fictif. On commença par s'en émouvoir, comme la bienséance l'imposait, puis on tenta de réconforter cette âme incorrigiblement en peine, et c'était à qui assècherait au plus vite les yeux humides et mélancoliques du tableau. Samoht fut bien sûr surpris par cet engouement soudain et violent pour des états d'âme qu'il avait toujours connus, mais qui n'avaient jamais affecté sa jovialité. Il se sentit aussi flatté qu'on puisse porter à son cher portrait une telle attention.
Rapidement il commença à souffrir du fait qu'on s'intéresse plus à ses malheurs qu'à son existence propre, bien que ses malheurs eussent été si magnifiquement stigmatisés sur la désormais célèbre toile. Cette question le tracassait mais il vécut sans peine en compagnie de cette contrariété jusqu'au jour où on commença à lui tenir des discours moralisateurs. Samoht savait bien qu'on ne tient de discours moralisateurs qu'à une personne pour laquelle on a absolument aucun sentiment personnel. Il s'inquiéta donc de la situation, s'effrayant à l'idée d'avoir tout à fait disparu aux yeux de ses amis en tant qu'individu. Il n'existait plus qu'à travers une image passée dans le domaine public et dont seul le salut importait. On pavanait en société, brodant de tournures épiques le récit du combat que l'on avait mené contre cette inconvenante mélancolie, et couvrant la plupart du temps d'un voile de silence l'issue de la lutte, car le portrait était par essence inconsolable. On triomphait malgré tout d'avoir mené croisade, et on portait volontiers en boutonnière le trophée d'un chagrin qu'on avait cru abattre.
L'obsession du salut de Samoht devint quasiment névrotique. On ne le visitait plus que comme un grand malade, allant à ses salons comme à son chevet, lui tenant des discours tout de rédemption et de morphine imbibés. On s'appliqua à le convaincre qu'un changement drastique était absolument nécessaire dans son mode de vie, car il était incompréhensible de la part de l'esthète reconnu qu'il était d'arborer un spleen si inélégant. On craignait que cette incurable dépression ne devînt contagieuse, et on le somma de trouver un remède à ce menaçant fléau dans les plus brefs délais. Samoht n'était évidemment pas en mesure de comprendre la menace que ses visiteurs sentaient venir, car il était lui même mu par la plus pétillante des joies de vivre. Il n'avait pas ressenti depuis sa rencontre avec Attajram les effets du malheur ailleurs que dans les yeux de son portrait, et imaginait donc mal ce qui faisait trembler les foules dont l'inquiétude grandissait.
Un soir qu'il rentrait chez lui, pénétrant dans la pièce qui hébergeait le tableau,Samoht découvrit avec stupeur les effets directs du paroxysme que cette situation grandguignolesque avait atteint. Le sol était jonché d'éclats de verre, il ne restait de la vitre qui protégeait le portrait que quelques morceaux s'accrochant au cadre, qui attendaient de tomber à leur tour à terre en un tintement cruel. La toile elle même était balafrée, lacérée, le beau visage triste défiguré. Devant lui pendaient ses lambeaux, les lambeaux de sa tristesse, bien plus tristes que sa tristesse elle même. Répandus en un champ scintillant, les éclats de verre réfléchissent tour à tour sur son visage la lumière du soleil, faisant jouer les rayons comme des violons plaintifs. Les notes déchirantes coulaient du portrait en longues mélodies sanguinolentes, l'embrassant d'un baiser fatal. Les rayons glacés frappaient droit en son cœur et l'emplissaient du frisson angoissant de la peur. A mesure qu'il contemplait le portrait profané, le visage de Samoht se déformait, reprenant les expressions désespérément touchantes du visage de peinture. Un désespoir virulent lui enserrait la gorge, extirpant de son corps l'optimisme et l'entrain qui l'avaient porté jusqu'à ce jour.
Ce corps à âme silencieux s'acheva comme un parfum s'évanouit. Les couleurs et la musique de la pièce étaient parties avec le parfum, et dans la brume grisâtre qui remplaçait son monde, Samoht distingua à côté du cadre délabré un mot griffonné sur un papier froissé. Le message était anonyme. On y lisait un discours bien intentionné, expliquant qu'on s'était dévoué pour soulager cette âme si plombée, et dont la vision était devenue insupportable. On espérait que cet acte, présenté comme héroïque autant que pieux, libérerait enfin Samoht de ce fardeau de tableau qu'on était fatigué de consoler. Envahi et rongé par l'infinie tristesse du portrait, revenue se réfugier chez son maître originel, Samoht eut tout juste assez de lucidité pour saisir l'absurdité complète et l'incohérence intolérable de ces lignes.
Sa joie qui s'envolait traversait parfois les yeux meurtris du portrait balafré, qui semblait alors se moquer doucement de son modèle.
« Mon pauvre ami, tu as voulu tout faire pour t'accrocher à ton idéal de bonheur, et tu y es longtemps parvenu. Tu as misé tout ton bonheur sur une œuvre d'art, et tu as gagné d'une victoire insolente. Mais ta richesse tenait à un pacte que peu de gens peuvent tolérer. Ils t'ont pris ton art , ils ont massacré ta joie croyant étouffer ta peine, et tu comprends maintenant que le masque d'un portrait est parfois plus crédible qu'un visage nu. »
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