Quel soulagement, quelle légèreté de s'évader enfin. Est-ce ce que ressent un nouveau né lorsqu'il inspire pour la première fois ? Ce sentiment d'avoir tout à vivre, cette douleur, cette morsure de la liberté qui vous emplit de vous même. Ce n'était plus possible. Etouffé par la foule dans une pièce vide, quelle fin grotesque. Car la pièce était bien vide malgré la réception qu'on prétendait y tenir. On y croisait du mobilier, des toilettes, des coiffures, mais personne n'était là. On ne pouvait certainement pas être là soi même, c'était interdit, c'était mal vu, c'était tabou. Qu'on se sentait seul, entouré de ces apparences. Heureusement il avait rencontré au détour d'un bâillement l'étincelle qui fait renaître l'instinct de survie. Quelqu'un d'autre avait négligemment laissé transparaître dans ses yeux un soupçon de vie, comme une porte qu'on laisse entrebâillée plus ou moins volontairement lorsqu'on se change, se dévoilant un instant à nu à ceux que le hasard aura fait passer par là. Ils étaient comme seuls au monde, survivant sur une île déserte, liés par l'amitié forte et brutale des compagnons d'arme, ce viol d'amitié qu'on commet pour ne pas devenir fou. Quelle ironie, quel échec d'en arriver à ce degré de désenchantement dans sa propre demeure, quelle hypocrisie aussi, à laquelle on se contraint au nom de l'hologramme qu'on donne à voir... Ils s'échappent, sans autre projet que de perdre de vue cette pièce aux convenances urticantes.
Le voilà errant dans un couloir avec un meilleur ami tout neuf que le destin lui attribue. Que lui dire, que lui montrer, que lui offrir pour le remercier de l'avoir sorti de ce marasme étouffant ? Il pourrait bien lui faire visiter les lieux, faire le tour du jardin, et discuter avec lui du retard des saisons qui est un tel drame pour la floraison des rhododendrons. Il pourrait l'emmener dans cette vieille bibliothèque, où ils pourraient dépoussiérer quelques romans, vagabonder au hasard des vers, s'exclamant devant la beauté des talents qu'ils ne possèdent pas. Mais il préfère éviter les lieux communs, et comme ils sont maintenant liés par cette improbable infortune, il choisit de l'emmener là où il trompe lui même sa solitude, la noyant dans un spleen verdâtre et bouillonnant, si délicieusement ailleurs.
Il semble vagabonder dans les couloirs, d'une porte à l'autre, mais il reproduit un parcours bien précis, comme un rituel. Ils arrivent devant la porte, marquent un temps d'arrêt. Quelques doutes à effacer encore, et il tire de sa poche la clé qu'il toujours un peu de mal à sortir. Il sent la pudeur lui rougir les joues à chaque fois qu'il doit ouvrir cette porte accompagné. Aujourd'hui peu lui importe, il ne craint pas de déplaire, il ne craint pas d'ennuyer celui qu'il a sauvé d'une agonie démente.
La pièce n'est pas très aérée, la lumière ne la baigne qu'à quelques heures de la journée, mais elle respire des choses qui la remplissent. L'enchevêtrement des objets, des images, des odeurs, construisent des perspectives et des horizons, un exotisme qui exile d'un bout à l'autre de la pièce. Chaque recoin est un monde que lui seul connaît, mais pour les visiteurs, le roman illisible de cette accumulation a un parfum d'évidence impalpable. Quelque chose est écrit très clairement ici, on ignore dans quel langue, mais on apprécie la mélodie des phrases et la calligraphie harmonieuse. Il commence la visite guidée, s'enthousiasmant comme si on lui répondait dans un dialogue fascinant, mais il est bien seul à parler, déclamant pour son auditoire le discours qu'il répète souvent seul.
« Ici est rangé tout ce pourquoi je vis . Ma vie en somme, ma passion, ma collection. Je sais que ce n'est pas grand chose, et que comme la plupart des passions celle-ci reste pour beaucoup inaccessible. Mais une collections est faite pour être exhibée, au moins un fois de temps en temps, et quel meilleur moment pour cet événement exclusif que cet après-midi d'abyssal ennui ?»
Une collection donc. Mais ce mot laisse le visiteur privilégié perplexe. Quel lien entre tout ce qui est référencé dans cette pièce ? Il existe clairement, mais on peine à l'identifier.
« Vous l'aurez compris il s'agit d'une collection d'années. J'adore les années. Depuis tout petit je garde dans un coin chaque année qui peut m'appartenir. D'autres les laissent passer, les oublient, mais je ne peux m'en défaire. Je me délecte toujours en les regardant, en les laissant infuser dans mes yeux, elles me font voir le monde à travers un filtre jauni qui lui donne un sens bien particulier. O bien sûr, je suis collectionneur amateur encore ; je n'en ai que 25, et elles ne sont pas toutes exceptionnelles. Heureusement elles sont toutes spéciales, et rares aussi. Car je pense qu'il suffit parfois d'une année exceptionnelle pour rehausser la qualité des suivantes. C'est une collection vivante. Chaque nouvelle acquisition est conditionnée par les précédentes. On affine ses goûts, on se fait amateur, puis connaisseur, expert, gourmet, en évitant de devenir blasé, nanti et capricieux, ce qui n'est pas toujours facile... Mais rassurez vous –comme si le visiteur s'était inquiété-, je regarde chaque année avec la même affection. Toutes elles se rappellent à moi, elles savent faire signe dans les moments d'ennui stérile. Elles ravivent les flammes, soufflent sur les braises ! »
Petit à petit le concept s'impose au visiteur. Ce n'est pas une galerie ordinaire qu'il parcourt là. Une longue fresque se dessine devant lui alors que son guide lui en explique la substance. La fresque s'élance, se colore, se ternit, explose de couleurs ou se terre en un refuge grisâtre. Elle file puis se rabat, se replie, fait des nœuds, tisse des liens, des raccourcis, tout un parcours.
« Comme dans toute collection, il y a des pièces maîtresses. Mais ce fait ne réduit en rien la particularité de chaque année. Regardez par exemple la première –il pointe du doigt vers une toute petite pièce, ronde et abstraite-, elle semble si insignifiante. Mes parents me l'avaient offerte en 1982. Ils m'ont transmis cette passion, m'ont appris l'art d'aimer les belles années. Longtemps ma collection ne s'est étendue que grâce à leur participation, mais ils savaient ce que je cherchais. Bien sûr leurs goûts ont influencé les miens, qui peut dire le contraire ? Il faut bien partir de quelque chose ! La trace de ce premier chemin semble se perdre au fil des années, mais si vous êtes attentif, vous verrez que rien n'a disparu. Voyez là, ce sourire c'est ma soeur, et ici, cette douceur, et derrière, le rêve, un peu caché. Je n'ai rien renié de tout ça ! C'est ce qui donne son timbre à cet ensemble. »
Les premières années sont vaporeuses, primitives, illisibles et dissipées. Elles fleurissent, exubérantes, en un jardin sauvage et vierge. Elles titubent loin des voies tracées qu'empruntent les années plus mûres , elles explorent et défrichent, elles distillent.
« Voyez comme tout se forme et se dessine, petit à petit, à mesure que le goût s'affine ! Le fil gagne en définition, en décision aussi. A certains endroits, on le sent cassant, rafistolé, tordu, il ne sait pas encore vraiment où il va ! Regardez là, cette rupture de style dans le neuvième année. Un besoin d'évasion, l'intuition d'une échappée nécessaire. J'ai du traverser la France pour ramener cette pièce qui me laisse en souvenir quelques cheveux blancs. Mais elle était vitale au reste de la collection. On cherche toujours un moyen d'exprimer la plénitude ressentie dans l'acquisition des premières pièces, de ne pas gaspiller cet amour. On apprend à comprendre les valeurs qu'on recherche, et qui étaient toutes gravées dans les premières années dans un langage primaire. Les années 12 et 15 sont extrêmement intéressantes de ce point de vue. La 12 est ma première année de glace. C'est un composant qui restera dans les années suivantes une métaphore directe des rêves qu'on distinguait dans les premières pièces. Voyez comme tout se traduit, comme les clés se livrent. La 15 est ma première année de danse. La danse revient par la suite comme une signature de vie, un credo. Les années suivantes sont d'ailleurs marquées d'une lumière extérieure nouvelle, une sorte de magie froide. »
Le visiteur parcourt à nouveau la pièce des yeux. Une évolution s'impose maintenant à sa compréhension. Les messages lui sourient ou lui tendent une main désespérée, portant toujours sont regard vers ce qui suit, l'aidant à suivre l'évidence de la structure apparemment inexplicable.
« Ensuite, bien sûr, tout ne s'explique pas avec quelques images. On fait des découvertes, des trouvailles, l'esthète se laisse charmer. Et ce mélange d'essence et d'expérience fait l'unicité de chaque année. L'année 18 est un exemple de mélange d'influences. Le métissage des relations lui redonne un grain d'authenticité, comme si le fil était restauré. Et finalement, au lieu de le dénaturer, les adjonctions lui ont redonné sa fraîcheur initiale. Il est rare de trouver des matériaux et des couleurs qui s'accordent à ce point. C'est une alliance exceptoinnelle que j'ai conservée depuis. Elle confère à l'ensemble une force et une cohérence nouvelle. C'est important quand une collection grandit. L'année 23 marque un autre tournant. Les composants essentiels respirent de plus en plus, ils sont le corps et le cœur, toute la structure. Tout est plus fragile, plus vulnérable, mais aussi plus fluide et plus pur. L'année résonne et chante quand on l'effleure, elle pleure quand on la brûle, elle fond. Le tout est soutenu par un souffle mystérieux, comme une structure parallèle, un support implicite qui échappe à la plupart. J'essaie de garder ce schéma depuis, mais je sais que je travaille sans filet ! Quelque part je serai puriste, je le sais, et je sais que je peinerai de plus en plus à satisfaire mes goûts exigeants, mais j'ai acquis une expérience rassurante et je sais que le plaisir que j'en tirerai sera proportionnel à la peine endurée. J'ai aussi appris à croire en la chance en l'opportunisme, qui naissent de la curiosité. Il n'y a donc pas de raison que la collection s'arrête ou perde en qualité .»
La pièce existe maintenant dans toute son improbabilité, elle s'est réveillée sous les murmures de la compréhension. Elle est autonome mais en attente permanente de nouveauté. C'est son évolution qui la définit, et malgré la clarté qu'elle a acquis au fil de la visite, nul ne saurait prédire le ton de la prochaine année. Ils tournent les talons, l'image de la pièce persiste sur la toile de leur rétine. La porte se referme lourdement et le choc fait tomber la clé insignifiante, comme les paupières se rejoignent sur un œil humide, laissant couler une larme solitaire.
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