mardi 11 septembre 2007

Danseur

De sporadiques rayons de lune filtrent entre d'épais nuages nocturnes, écairant d'une pâleur blafarde la cour insignifiante qu'il affectionne tant. La nuit n'est pas torride, à peine douce, la lune n'est pas pleine, il devrait pouvoir dormir. De l'extérieur on ne perçoit en lui qu'agitation, incertitude, une respiration irrégulière comme le serait celle d'un fièvreux malade. Il n'est pas éveillé et pourtant il s'agite, il n'est pas malade et pourtant il brûle. Il n'est pas sûr lui même d'être endormi. Peut être un de ces rêves si persistants qu'on croit les vivre et dont on se réveille incrédule, perdu dans une réalité obsolète. Peut être un de ces délires imaginatifs, une échappée solitaire qui le projette dans ses pensées à la force de son désespoir face à ces heures trop concrètes. Il a vécu tant de fois ces moments dérobés, volés au monde, qu'il s'y sent en terrain familier. « Tiens me voilà à nouveau plongé dans un de ces délires, un de ces rêves fous qui me hantera la journée durant et me tiendra à l'écart de mon monde pour quelques heures encore... ». Il a appris à prendre du recul face à ces rêveries, au point qu'il se pose les mêmes questions que nous. Lui aussi analyse le grotesque de cette agitation et suspecte un ersatz de sommeil de l'avoir encore conquis cette nuit.
Descendons d'un niveau encore, et laissons nous plonger sans retenue ni scepticisme cette fois dans les images et les sons qui tapissent les méninges de ce jeune endormi. L'agitation n'est que superficielle, et le désordre maladif reste l'illusion corrompue qui nous parvient de la parfaite symphonie qui se joue en dedans. Tout est précis, tout est règlé, tout est évident à l'intérieur. Tout est mù par une mystérieuse énergie, un mouvement perpétuel qui actionne le mécanisme limpide de la beauté. Dehors ne transfigure cette nuit qu'une vague chaleur de cet inépuisable mouvement. De grandes envolées en petits piqués, d'explosions lyriques en douceur contenue, l'incroyable machine étonne plus par son contrôle que par sa puissance. Il n'est pas maître à bord de son vaisseau dansant, tout lui a échappé désormais. Il éxécute avec minutie les ordres incontestables qu'on lui transmet. La musique est partout en lui, et lui dicte le moindre de ses actes. Pas un petit air, au fond de son rêve, mais un orchestre tout entier et il ressent les vibrations distinctes de chacun des instruments. Celui-ci parle aux pieds, qui s'animent en rythme et avec légèreté. Cet autre s'adresse davantage aux bras, qui tremblent sous les sanglots de la partition. Le corps tout entier est à la mercie de la composition. Il s'applique même à ressentir chacune des émotions qui transparaissent dans l'œuvre. Il chasse son histoire, il chasse son passé, et n'en garde que la partie qu'il pourrait mettre au service de son interprètation. Il est à son tour l'homme orchestre, un des instruments de ce prélude vivant.
Tout n'est pas parfait bien sûr, et c'est là la source de son tourment. Il sait trop bien les imprécisoins de cette vision, tant il a peint souvent dans son esprit l'image de perfection qu'il mourra de ne pas atteindre. Alors il répète, il reprend, s'inflige punition sur punition, décompose encore une fois ce saut maléfique que ses yeux ont vu, que son cerveau a mille fois analysé, mais que son imbécile de corps n'est pas capable de reproduire. Il retente, et après avoir échoué sept ou huit fois commence à ressentir le mouvement qu'il voyait en rêves. Enfin il le tient. Il n'y croit pas, se repasse la scène au ralenti et prend bien le temps d'analyser tout l'exercice, s'attarde sur chacun des points qui l'ont fait chutter auparavant. Rien, pas l'ombre d'une critique à formuler, le rêve.
Il est au bord de l'épuisement, il lui semble avoir couru un marathon, mais monte encore sur scène. Il montre enfin l'aboutissement de son périple et se ressource aux acclamations d'un public qui n'a pas idée des trucages mis en place pour faire passer cet invraissemblable tour de magie. La gloire, enfin.
C'est à ce moment là en général que le réveil sonne. Les couleurs du beau tableau se diluent violemment sous la pluie battante qui rafraîchit le petit matin. Il n'a qu'une envie : cracher sur ce monde gris et plat, bassement tridimensionnel (la quatrième dimension, pour lui, est celle des émotions, des sentiments, et seuls les arts permettent d'évoluer dans ce monde parallèle ; dans cet espace, chaque point de l'univers tridimensionnel que nous connaissons est aussi défini par l'émotion d'un instant, c'est donc bien une quatrième dimension). Cracher donc sur ce monde dans lequel il ne réussit pas parfaitement chacun des sauts et des tours que son imagination lui a fait miroiter. Il se lève et commence alors sa sempiternelle lutte contre la pesanteur qui durera tout le jour. L'orchestre jouait à tout rompre, l'opéra debout l'acclamant, tout ce monde tourne maintenant en sourdine dans un corps refroidi. Il se moque de lui même en repensant à son escapade nocturne et s'apprête à attaquer sa journée. Il en établit le planning, le compare à celui du jour précédent. Il réalise qu'aujourd'hui encore il va vivre pour tenter de s'approcher un peu plus de ce rêve, de cette étoile. Il se rassure petit à petit, et se décide à se réconcilier avec les trois autres dimensions. Il prend son corps en main et se dirige vers la fenêtre. Chacun de ses pas est pensé, chorégraphié. Il écoute la musique qui l'environne et la met en scène du mieux qu'il peut pour être crédible dans son rôle fameux du « jeune homme qui va vers la fenêtre ». Il s'en tire de manière honorable sans toute fois susciter l'ovation du couple de pigeons qui a eu le privilège d'assister à a scène. Ils s'envolent, il les envie. Il en crève même. Savoir que c'est possible, que le plus pauvre pigeon de cette insignifiante cours sait voler et utiliser la musique du vent pour chorégraphier son vol, le détruit et le renvoie à l'insignifiance du travail effectué jusqu'alors. Il prend son outil de travail et le range dans un étui bien choisi (aujourd'hui, un jean noir délavé et un col roulé noir dont il est amoureux), et franchit le seuil de la porte empli d'une rage qui surpassera de beaucoup les douleurs ingrates de son exercice. Il pénètre à l'extérieur comme dans un laboratoire secret, concentré, la tête fourmillant déja d'idées. Les pas s'enchainent au rythme d'une musique qui couvre sans mal les bruits de la ville. Il fait une pause et lève un peu les yeux, juste sous la visière de son béret. Il respire l'air frais et voit enfin les gens. Ils marchent, inhabités. Il a beau tendre l'oreille il n'entend pas leur musique. S'ils savaient que le monde n'est qu'une scène, ils commenceraient certainement à danser leur vie. Il se met à leur place et tente de ressentir lui aussi le silence de leur vie, le repos de leur corps. Il se sent soudain inhabité, curieusement creux. Il est pris d'un vertige glacial en se penchant sur son vide intérieur. « Ma parole ces gens sont des funambules ! ». Et le danseur part en pirouettant vers les landes moins ravinées où la musique conduit son corps.

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