Un joli mois de mai, un de plus, a répendu son insolente fraîcheur, son insupportable optimisme, jusqu'aux plus sombres recoins de la ville. Des caves aux combles, tout refait peau neuve comme si c'était la première fois. Partout on fait mine d'oublier le cycle inaltérable des hivers et des brouillards, on met de côté les questions sans réponses, on porte fièrement ses idées les plus colorées, réservant les grises et les noires aux saisons plus froides. Traînant les pieds dans les rues où sont affichés ça et là des rêves insoucients, il ne sait plus s'il a le droit lui aussi à sa part de mièvrerie saisonnière. Part dont il a profité avec délice jusque là, et qu'il a attendu tout l'hivers. Pourquoi en prendre le droit si tout ceci n'a pour seule signification que le retour d'un cycle aux origines immémoriales ? Si le droit n'a plus de sens, où part l'existence? Non vraiment il ne se sent plus mériter toute cette providence, ce bonheur si simple qu'on jette en pâture tous les ans à un peuple qui, ayant bougonné tout l'hivers, attend qu'un tout puissant ordre vienne laver tous ses maux à gands coups d'arc-en-ciel. Longtemps il a su apprécier ce cadeau de la vie, cette année il se sentirait coupable de m'accepter. Car le pas lent et le cœur lourd, il se rend régler ses comptes avec la vie. Pas grand chose a priori, juste une mise au point. Il ne lui a rien fait de mal, elle ne lui a rien fait de mal, au contraire. Tout pourrait continuer indéfiniment de la sorte, au rythme des printemps, au fil des mois de mais qui pavent inlassablement un long chemin vers le couchant. Mais vers quel horizon se dirigent-t-ils main dans la main? Vingt-quatre ans qu'ils font route ensemble, qu'ils s'aiment et qu'ils croyaient qu'ils pensaient pouvoir continuer comme ça indéfiniment.
Récemment une rencontre fortuite a changé la donne. Un raccourci qui partait sur le côté, un sentier un peu sombre qu'il a craint d'empreinter, mais dont il sait qu'il le mènera au même endroit. L'issue de son périple est désormais connue, et il sait qu'un jour ou l'autre il empreintera cette dérivation et partira retrouver cette autre, celle qui l'a déjà tentée. Par souci d'honnêteté, mais surtout pour se rassurer et pour retrouver le sens de cette relation, il va aujourd'hui faire part à se compagne de cette rencontre et des doutes qu'elle a semés dans son esprit.
Le rendez vous est prévu dans un petit coin de verdure, un improbable havre dans le fourmillement de la ville. Ils ont vécu tant de choses ici! Les premiers émois, les premières peines, il s'y sent tellement bien qu'il y a la sensation d'être en lui même, dans l'environnement tiède d'un rêve que son repos a enfanté. Comme d'habitude elle est là quand il arrive. Elle est toujours là avant lui; comme si elle savait que la discussion aurait une fin heureuse quoi qu'il arrive, elle attend simplement. Elle a confiance, tellement confiance en lui. Elle sait et sent tout ce qui le touche. Elle est sûre qu'elle saura, aumoins pour un temps, pour le temps de sa jeunesse et de sa beauté, le retenir auprès d'elle. Et après...
Elle le laisse parler, il en a certainement besoin.
«- Depuis 24 ans nous nous aimons. Nous bâtissons, nous planifions, nous refaisons ce qui est détruit. Mais à quoi bon? Qu'avons nous à gagner? Le temps que nous passerons ensemble est infiniment court au regard de l'éternité qu'on nous promet. Pourquoi nous abaisser à lutter pour entretenier ce hasard qu'est notre amour? Pourquoi courber l'échine sous le poids des années qui rouillent notre amour et nos os, quand on peut partir la tête haute et le corps frais, la tête encore toute pleine d'utopies? Une belle et sombre inconnue apparaît dans le soir, et me voilà prêt à me débarasser de ma vie! Quel amour puissant vraiment. Me dire que depuis 24 ans mon existence est guidée par cet amour, qu'il a longtemps été ma seule relgion, et qu'en une rencontre, un hasard encore, cet amour puisse être mis en doute... J'ai besoin de savoir où nous allons, de savoir ce que je gagne à faire l'insensé pari que les luttes que nous menons porteront leur fruit. Vraiment crois tu que je saurai te rester fidèle jusqu'au bout? Que je saurai te respecter après l'écart que j'ai failli faire? J'ai du mal à mettre toutes mes espérances dans la pure coïncidence que restera notre rencontre, dans l'improbabilité de notre histoire. Les «si» me harcelent, l'idée de tout ce que je n'ai pas et n'aurai jamais, de ce que je n'aurai plus, de ce que j'ai déjà perdu. Tous ces regrets qui naissent des aléas de notre couple, l'indélébile marque du temps qui rend si dérisoire tout ce qui sera et si collossal ce qui ne sera pas...»
Alors qu'il parlait, sa voix s'emportait parfois, puis retombait, mais souvent elle s'échapait du monde pour rentrer en lui même. Il ne savait plus à qui il s'adressait, parlait-t-de lui ou d'eux? Le tourment l'avait saisi, et une fois la fièvre passée l'avait libéré. Il retombait doucement à ses côtés, et une fois qu'il fût tout à fait reposé, elle lui répondit comme une mère berce un enfant.
«-Tu parles avec crainte et curiosité de ton inconnue, elle te tourmente et t'obsède. C'est logique: l'exotisme, la nouveauté, le changement attirent les hommes et les détournent de ce qu'ils sont et cherchent vraiment. Mais tu te plainds du hasard de notre couple, des aléas de notre existence. Pourquoi? Je te promets dans mon imprévisibilité cet exotisme et cette nouveauté que tu cherches tant. Le changement est sans cesse présent lorsque on épouse le hasard.
Tu parle avec dédain du peu de valeur des instants que nous partageons, tant ils sont ridicules comparés aux immensités et aux infinis qu'on te promet de part et d'autre. Mais la valeur d'un instant tient à sa rareté. Notre existence, parfois misérable ou risible, est si improbable qu'elle est unique et donc précieuse. C'est un peu notre rose à nous, à chacun. La valeur d'un bien tient également à sa qualité. Tu te demandes pourquoi courber de dos sous le poids des efforts que le temps nous impose? Chaque effort que tu fais ajoute à la valeur de ton existence.
Tu te demandes tout simplement à quoi bon? Sache qu'un jour ou l'autre tu me quitteras, tu l'as dit. It's Beyond your control. Tu resteras calme et invariable à son bras froid, et tu n'auras rien d'autre à faire qu'à contempler. Tu le dis toi même ce ne sont plus les aléas qui t'occuperont. Tu n'auras alors rien d'autre à penser que le souvenir de ces instants, ces luttes ces victoires et ces défaites. Tu ne seras riche que des souvenirs que tu auras pu t'approprier. Alors prends garde à la valeur de notre existence et affaire toi à l'augmenter.
Tu te demandes où nous allons? Nous partons à la conquête de l'inconnu, tels les conquistadors, les chercheurs d'or. Nous partons à ta recherche! Comme tu dis que tu es arrivé par hasard, il nous faut trouver ce que tu fais là, qui tu es. Un jour nous trouverons, nous saurons. Mais pour cela il ne faut pas te cacher, au contraire, il faut aller au devant du monde pour prendre sa mesure et la tienne. Evite donc les ruelles sombres et mal fréquentées. Tu n'y trouveras pas de réponses, que des questions.»
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