vendredi 25 mars 2011

Bleues et froides

Il n’y eut pas d’éclaboussure lorsque j’entrai dans l’eau. Je tombai sans bruit, au ralenti, comme happé par la surface lisse. Celle-ci se fendit à mon contact, lentement, pour m’accueillir, ou pour m’enfermer. Ses mouvements, semblables aux mouvements d’une foule, étaient amples, patauds et puissants. Si la chute sembla si longue, la peur, elle, fut brève. Je me revois, regardant l’horizon gris sombre, le vent dans les arbres dénudés, portant quelques oiseaux marins, le défilé fiévreux et palpitant des nuages qui pouvaient, eux, s’échapper. Puis je tournai la tête, mon regard transperça l’eau claire, juste dans l’infini profondeur du bleu sombre de l’océan. Je poussai légèrement sur mes pieds, au bord de la roche humide, et mon corps bascula. C’est à cet instant, où je réalisai qu’il m’était impossible de faire volte-face, que je ressentis une forme de peur. Un réflexe bien appris me poussa à tenter un rattrapage. Mon bref effort fut vain. J’avais choisi cet endroit pour me protéger de mon instinct de survie. En un instant l’eau m’avait tout à fait épousé, et la réalité s’y dissout entièrement.

Alors qu’un après l’autre mes membres s’enfonçaient dans l’eau glacée, l’agitation du monde s’estompait doucement. Le vent offrit le repos aux squelettes noirs des arbres mourants. L’horizon, bouché de gris violacé, se mit à respirer calmement, et les nuages ralentirant leur course folle, n’étirant lentement dans le ciel bleu clair de l’hiver breton.
Une dernière fois, l’air frais pénétra mes narines. Il avait le parfum familier des plantes littorales, et de cette terre sableuses que mes pieds nus chérissaient. J’emportai avec moi le parfum vieillissant des ajoncs, chauffés par le soleil d’été.

L’eau froide vient doucement l’interposer entre mes yeux et le monde. Je ne clignai pas. Hypnotisé par cette réalité transfigurée, je fixais, de très loin, le soleil pâle qui se multipliait dans le jeu des vaguelettes. Sa lumière, d’un jaune très clair, striait de rayons fragiles l’océan verdâtre, et là où passaient ces rayons, tout se teintait d’un bleu léger. Je jouai à faire passer mes doigts entre ces rayons dansants. Sur ma main pâle, les poils se balançaient, laissant progressivement échapper les bulles d’air qu’ils avaient emprisonnées.

L’expérience ludique de mon voyage subaquatique fut écourtée par un afflux torrentiel de sensations nouvelles. Ma peau, mes oreilles, criaient dans ma tête toutes les informations inconnues qu’elles recevaient. Par mes chevilles, et par les poignets et mon pull, l’eau froide entrait doucement dans les vêtements. Elle enserrait aussi mon cou, et sa caresse glissait, de mon col vers ma poitrine, et le long de ma colonne dans mon dos. Je me figeai, comme si quatre serpents aux corps glacés s’enroulaient doucement autour de mon corps. Mon esprit entier était occupé à analyser ces sensations nouvelles. Plus de voix, plus de questions, plus de décisions à prendre. Les délices d’une passivité totale, le plaisir de l’abandon sans une once de culpabilité. Pas de lendemain, j’étais hors de portée du passé, qui eut cru qu’il fallut s’enterrer de la sorte pour se sentir libre ?

Le froid me mord lentement, et mon corps s’endort. Le sang déserte mes extrémités qui s’engourdissent progressivement, comme on éteint chaque pièce d’une maison en la quittant.
La morsure de l’eau glacée est brève, on la sent un instant, puis plus rien. Je me réfugie petit à petit au creux de moi, dans un recoin très familier qu’il me semble avoir habité auparavant. Je revois les appartements où j’ai grandi. Souvent j’ai rêvé de revoir ces lieux insignifiants et essentiels. Il y a des abandons qui vous construisent, et leurs deuils inachevés se font votre ossature. Je sens à présent au cœur de mon être une lumière douce et tiède, rayonnant doucement, oscillant comme les algues au gré des courants. Elle palpite sourdement sous les battements d’un cœur engourdi. Son chant s’évade, à l’unisson des mélodies graves des abysses.

Des bleus plus profonds me survolent à présent. Par nappes lentes ils me recouvrent, de leur drapé solennel, chacun voilant un peu le soleil pâlissant. Des nuages d’encre sombre s’étalent dans la mer, et des glaciers hagards s’éloignent de moi. Il me semble reconnaître, en eux, des visages connus, des expressions, des sons contenus, figés dans les blocs blancs. Avec eux migre, au gré des courants froids, mon passé, très loin déjà. Le froid, de plus en plus intense, me semble pourtant plus doux, à mesure que la lumière décroît. Le calme est ma chaleur dans le désert marin.

Je m’éloigne des côtes, des animaux m’escortent. De grands poissons défilent, sur leurs flancs argentés scintillent quelques mots. Les poissons s’approchent, s’arrêtent un instant devant mes yeux immobiles, et les mots apparaissent. Mon esprit se souvient d’un langage ancien aux sonorités voisines. Je me concentre pour déchiffrer les mots, mais le poisson poursuit sa route. Un autre le remplace, avec un nouveau, et un nouveau challenge. Les mots ne veulent plus rien dire, ils ressemblent de moins aux langages connu. Pourtant, chaque poisson, alors que je sombre, semble plus évident que son prédécesseur. Et mon esprit acquiesce, et non sans contentement, les syllabes improbables que les morues apportent.

Des formes tentaculaires s’approchent de moi. Menaçantes, elles m’entourent et leur regard perçant me paralyse. Nous sombrons tous ensembles, moi avec ces pieuvres affreuses, vers la nuit compète. Quelques mètres de plus, quelques degrés de moins, je me sens bien.
Les peurs insaisissables, mes peurs de toujours, car je les reconnais, se figent enfin, congelées, cristallisées. Elles sont là enfin définies, immobiles, définissables et inoffensives. En je parviens à sourire en leur présence, enfin je peux m’en saisir, les écarter un peu de moi, elles que j’ai fuies des années durant.

Harponnées par des espadons blancs, ces méduses explosent comme des baudruches vaines. Leurs lambeaux translucides se perdent dans les abysses, et mon horizon, pourtant déjà bleu très foncé, s’éclaircit un peu plus.

Je suis partout autour de moi, dans les yeux des poissons, dans les mots sur leurs flancs, tout me ressemble ici. Je me parle avec mes reflets, j’apprends à me connaître, je m’observe, curieux et fasciné, puis je m’ennuie. Je me sens seul.

Des forces étrangères se saisissent de moi. Je me sens entraîné par des courants violents. Le noir, devant mes yeux, s’agite, en mouvements fiévreux. Des mots inconnus troublent la plainte sourde de l’océan. Une lumière froide vient frapper ma rétine endormie. L’air à nouveau entre dans mes poumons. Mon évasion encore s’est échouée sur une plage, ma liberté y gît près des corps de mes peurs, et leurs yeux menaçants me promettent vengeance.
Je me relève, foule de mes pieds nus le bitume qui borde la plage. Je croise les regards vides d’autres naufragés. Ils m’ignorent totalement. Mon visage, encore anesthésié par le froid, ne sent plus l’air frais de la bretagne. Les coquilles cassées qui jonchent le chemin devraient couper ma peau. Il n’en est rien.
Je me retourne, sur la plage, mon corps d’un blanc ivoire est parfaitement immobile. Les eaux froides et bleues lèchent paresseusement la peau de mes mollets.