mardi 27 mars 2012

En somme, je suis vieux...

En somme, je suis vieux...



Je me lève, je te bouscule, je me réveille, je m'aperçois que tu n es plus là, je réfléchis, je me souviens que tu es mort, je soupire, je me rendors. Il est 5 heures, Paris ne s'éveille pas, je suis le seul vieux con gelé dans un lit trop grand pour lui qui rêve chaque heure du même réveil. Depuis 5 ans.



Le noir de la chambre est indescriptible; il n'est pas de ces noirs calmes et pleins. Il est vide, creux et bruyant, plein des vibrations agitées, des meubles et des souvenirs cachés dans la pièce. Je ne peux pas rester longtemps dans cette chambre. L'hiver je me lève bien avant le soleil, je vais à la cuisine, j'allume la cafetière, le café et la lumière du néon coulent doucement. Ce simulacre d'aube me rappelle les matins d'école. Cette lumière crue, mais aussi cette boule dans mon ventre. L'été c'est différent, je suis un peu plus lent. Le soleil me donne à voir la poussière qui s'est déposée sur ma vie, réchauffe quelques odeurs familières. Parfois je sens en moi renaître une forme d'enthousiasme. Mon amnésie épargne mes espoirs, et je bondis en moi même. Mais mes bonds ne sont plus ce qu'ils étaient. Loin d'atteindre mes jambes, ils peinent à agiter ma poitrine. Comme mon lit, mon corps est à présent trop grand pour moi. Je ne peux plus l'habiter. C'est à peine si il me sert encore à stocker mes souvenirs... C'est qu'il n'est guère étanche voyez-vous, et ma mémoire très volatile.



Chaque matin, ma journée commence par quelques deuils. J 'ai eu au réveil un rêve à pleure.... Mais la liste des défunts s'est allongée d'année en année. C 'est que je rêve encore beaucoup . Je rêvais du futur, je rêve du passé. Tout ce qui échappe à l'instantané doit à présent être pleuré. Mais le deuil est un art qu'il faut exercer. Il y a, je crois, un choix à faire très tôt entre le deuil et la mort.



Donc une fois fait le deuil de mon conjoint, de mon corps d'éphèbe, des lendemains meilleurs, des Noëls en famille, de quelque espèce disparue, ou de la tarte finie la veille, je me lève, aussi promptement que possible, et je me persuade par de vicieux moyens d'avoir devant moi une journée très importante. Il faut d'abord traverser le couloir, c'est vous dire, puis arriver à la cuisine.

Le couloir est froid, mon corps est froid. Chaleur est devenu synonyme de fièvre et elle m'inquiète plus qu'autre chose.

La traversée du couloir est longue car il y a une fenêtre au milieu. Alors mes yeux s'y attardent, en badauds écervelés, et il faut s'y arrêter. J'écarquille les yeux, dubitatif, sur un panorama changeant, qui n'a de constant que la perplexité qu'il me procure. Je ne sais pas si je l'oublie chaque jour, ou si tout change vraiment si vite, mais je ne reconnais jamais rien de ce qui se passe au dehors de chez moi. Cela ne m'effraie guère, j'ai bu beaucoup quand j'étais jeune, j'ai pratiqué l'ébriété autant que le deuil et je maîtrise ce genre de sentiment. Peut-on vraiment se trouver ivre de temps?



C'est assez divertissant, cet espèce de délire que me procure la réalité moderne. Sans doute le serait-ce moins si je devais vraiment sortir, m'y confronter, si j'existais encore vraiment. Alors il faudrait comprendre, analyser toutes ces absurdités. Pire encore, il faudrait se faire comprendre. Il faudrait donner un sens aux moues dubitatives que je réponds au monde. J'ai abandonné ce projet il y a longtemps. Une de mes défaites les plus précoces.



Comme le corps est grand, comme on se sent loin du monde, si profond au dedans de soi même... La vieillesse a recouvert ma vie d'une sorte de douceur. Joies et peines, tout m'arrive érodé par le temps. Je les reçois, j'y réponds d'un sourire, d'une expression, et puis quand je veux les prendre dans mon esprit, les tenir dans ma pensée, tout s'effrite, tout s’évapore, et avec les émotions meurent doucement les expressions de mon visage.



Bref, je n'ai pas encore fini de traverser le couloir. Vous comprenez pourquoi la fenêtre me ralentit. Quand je ne pense plus à rien en regardant le paysage, je me souviens que je voulais aller à la cuisine. Alors j'y vais et je m'assois, et puis je réfléchis. Comme je ne sais pas à quoi je devrais réfléchir, je suis souvent pris d'une grande panique intérieure. Comme si j'essayais d'étreindre quelque chose, mais que mes bras serraient du vide.



Alors je me barricade et je bois du thé. Je me cache derrière des objets familiers, pour oublier toutes les choses effrayantes et incompréhensibles qu'on a empilées devant ma fenêtre. Si vous saviez combien de vieux on peut cacher derrière un chandelier... Et je me saoule d'histoires que je sais par cœur. Les jours ne viennent plus à moi. Le temps ne souffle plus dans la cuisine. Alors j'ai tendance à réutiliser des jours passés, à recycler la vie. Mais les jours usés, de plus en plus, peinent à me revenir. Je rapièce les trous de mémoire dans mes histoires, mais je n'ai jamais été très bon couturier. Alors dans mes jours, il y a de grands blancs, qui sont plutôt de grands noirs quand j'y pense, parce que je n'y vois pas très clair.



Parfois la lucidité m'attaque. Je n'aime pas ça, elle chasse la douceur de l'âge. Alors les jours nouveaux arrivent. Mais c'est très décevant, parce qu’en somme rien n'a changé. On vient me voir, on me parle, on se sent très important, on pense que je ne comprends pas, que ce n'est plus de mon âge, que les temps ont changé. Mais je ris, car les joies, la connerie et les peines des hommes ont des airs d’intarissable ritournelle. Je ne sais pas si ce constat me rend joyeux ou triste. Au moins je sais de quoi l'on parle. Mais je suis triste, car j'ai connu tout ça aussi. Quand je regarde le monde transfiguré, je me console en pensant que ce que j'ai vécu a disparu, qu'il n'a plus de raison d'être au présent, et qu'ainsi il n'y a rien à regretter. Mais lorsqu'on me parle, il me semble entendre mes amis, il y a trop d'années maintenant. Et je réalise que tout est encore là, si proche, si identique, et que si je ne ne ressens plus les émois que je sentais autrefois, c'est uniquement parce que mon tour est passé. J'avais finalement quelque chose à perdre. Qu'y a-t-il de consolant dans cette observation?



Lorsque le soir arrive, je m'en étonne, car je ne sais plus trop rien du jour passé. Aussi charmants soient ils, qu'est-ce qui ressemble à un soir de mai qu'un autre soir de mai? Les vêpres sont des soupirs, et je sens ce souffle au fond de moi, lent et puissant, doux et froid. Par où la vie s'échappe-t-elle finalement? Implose-t-elle en moi alors que je rapetisse? S'enfuit-elle en chacun de mes souffles vers le noir rougeoyant du crépuscule? S'est-elle diluée chaque jour dans mes actes et mes paroles, dans mes émotions et dans mes sentiments? Ai-je teinté le monde d'un peu de ma vie, d'un peu des couleurs que je ne voyais pas vraiment? J'ai aimé beaucoup, je n'ai pas d'enfant mais j'ai eu des amis parfois, dont beaucoup sont morts ou partis... Quelle ironie subsiste-t-il de moi dans leur mémoire?



Si je passe l'aube à faire le deuil de mille choses, je passe le soir à travailler au mien, et il semble que ce soit la question insoluble qui m'encourage à ne pas céder complètement à la sénilité. Quelle tristesse profonde que le principale source de valeur de notre existence soit la parfaite certitude de sa disparition complète... Je ne me remets pas de cette pensée. Je suis impatient, jaloux, je me révolte en pensant aux joies que j'ai connues, et que d'autres connaîtront pour des siècles après moi sans que je puisse les partager. Allez au diable, vous qui attendez la mort, vous aurez des toujours pour vous la faire et dans tous les sens encore! Mais combien d'aubes, combien de cafés, combien de soirs, combien de deuils et d'autres preuves d'amour, combien d'heures encore, sonnant à nos horloges, chacune d'une jeunesse insolente, apportant avec elle toute l’impétuosité d’un temps éternellement adolescent...