samedi 13 mars 2010

Même joueur, joue encore.

C’est une nuit comme les autres, c’est une nuit comme il y en a beaucoup dans chaque vie, une nuit plus ou moins longue, plus ou moins élastique. On y navigue aveugle, entre les longs déserts brumeux et les turbulences fiévreuses, entre la douce anesthésie de ces heures sans rêve, et les tumultes des chimères qui, nous tenant par le poignet, hurlent dans nos oreilles des histoires sans prétexte. Tant de langages étranges y restent incompris. Dans ces marasmes indistincts où nous flottons hagards, percent parfois au loin des lueurs suicidaires. Inconscientes et joyeuses elles vacillent sur leurs estrades, et leur joie crue transperce l’obscurité. Rires cristallins à la pureté fragile, elles surnagent en rampant dans les marais obscurs jusque sous nos paupières et emplissent nos crânes.
Elles sont alors pour nous ce qu’on ne peut décrire, de ces beautés qui dépassent les mots et en cela elles deviennent espérance, l’espérance d’un possible nouveau qui surpasse le réel, qui surpasse ce qui fut jusqu’alors songé. Elles sont une ouverture dans le rideau lourd et épais de notre esprit, elles sont le phare qui promet dans l’éloquence de sa lumière un sol ferme à la portée du marin. Pour tous ces misérables que nous sommes tous un jour, perdus dans les flots sombres de la nuit délirante, il suffit de très peu pour que le cœur s’emballe. Pour une allumette on détourne son chemin, et chaque éclat est celui d’un joyau. D’allumette en allumette, de chimère en chimère, se fait la course d’une vie, d’une vie dans la nuit.
Pour un instant, si près de la flamme, insectes éclairés nous dansons tous autour de bulbes phosphorescents. Dans un halo de douce chaleur, nous nous prélassons paresseux, envoûtés par des drogues menteuses. Et nous dansons comme dansent en été les ivrognes, ivres de moiteur et de chaleur, gorgés de rhum blanc, de lumières jaunes et de désillusions. Dans un bonheur visqueux comme une mélasse, nous oublions le pourquoi du voyage. Et nous confions aux nouvelles déesses le lourd fardeau de notre vie. Et cette flamme dans la nuit, cet espoir vacillant, consume nos bagages en un brasier troublant. Des murs de fumée noire surmontent les flambées claires, et ces nuages opaques de passé incinéré épaississent plus encore le noir de la nuit. Et nous dansons encore, heureux d’être aveuglés, heureux d’être éblouis, heureux d’être enfin ivres. L’errance part en fumée, et nous nous convainquons, nous nous promettons d’habiter désormais cette adresse chimérique.
Mais la splendeur des nuits au gré d’un souffle triste s’éteint sans alarme. Son absence qui s’impose en silence est le sombre écho de sa grandeur passée, assourdissant. Les insectes perdus s’entrechoquent hagards, s’excusant, étouffés dans leurs sanglots, cherchant en eux un mot qui rapprocherait leur détresse d’un sentiment connu. Alors dans l’odeur âpre d’un souvenir de fête, reprend l’errance insignifiante. Et leur route est une chaîne, maillée de ces sombres sursauts, se balançant dans une jungle immense de lueur en lueur, de néon en néant.

C’est le lot des yeux trop sensibles, leur chance et leur misère, d’être éblouis à la moindre lueur. Augmentant à chaque prise la dose nécessaire d’un héroïsme frelaté, ils collent leur front aux phares des voitures, cherchant incessamment des flashs plus foudroyants.
Au gré des chimères, au gré des lumières alors que les années s’entassent comme des mouches dans un recoin de nuit, ces douces illusions se font plus vénéneuses. Se balançant sans cesse, entre les délices de l’addiction et les tortures du manque, le sucre de ces sémaphores prend un goût de poison. Les sirènes aux jeunesses innocentes se font perverses alors qu’elles enfilent en colliers désolants leurs crimes comme des perles. Le joueur sent dans son dos respirer la conscience de son addiction, et la vacuité de ses joies qui rit de son malheur. Ce ne sont que des images, des bonheurs projetés. La pulpe de ses doigts caresse une peau froide à texture de parpaing, et il embrasse des beautés plates, projetées sur des murs gris de béton brut. Et puis la lumière s’éteint à nouveau, la silhouette du bonheur s’est enfuie sans même laisser d’ombre. Pas un parfum dans l’air, pas d’empreinte sur sa peau. Et sur cet autre mur s’allume un nouveau film, plus lumineux, et il court à perdre haleine vers ces vertes prairies projetées sur la palissade.

Et puis un jour, un matin sans prévenir, arrive l’aube vierge, et l’on voit un chemin se tracer devant soi, avec la beauté calme des évidences honnêtes. On se dit dans un soupir de soulagement «c’est par là ». On aligne son regard, on aligne son visage et son corps tout entier vers ce chemin net, et on se met en route sans se poser de question. On ne sait jamais, la nuit pourrait tomber à nouveau. A nouveau la nuit tombera, à nouveau les chimères danseront devant nos yeux, à nouveau nous serons faibles et nous les suivront, et nous apprendrons de nous-mêmes mais à nos dépends. Cheminons promptement donc, tant que la route est claire, pensons à tous ces voyageurs aux buts ahurissants, mais à qui le destin à volé le chemin, et hâtons nous, enthousiastes, sur ces routes qui s’offrent à nous.
L’agitation qui décante lentement se dépose sur le sol, comme se déposent le soir les vêtements au pied du lit. Et gracieusement, les pieds nus dans la lumière du matin, on prend la route. Un dernier soupir débarrasse nos poumons des vapeurs opiacées des chimères nocturnes. Dans notre dos, nous entendons à peine les murs qui s’effondrent et les chants des ivrognes. Nous cheminons sereins.