dimanche 14 juillet 2013

En attendant la chute

En attendant la chute...

Un jour, un jour de plus à vivre, un jour de plus a traverser... Quelle épreuve, quel gouffre et quel danger pourtant... tant d'oiseaux de proie, tant de ravins et d'autres monstres peuvent séparer deux nuits, combien de chutes entre deux rêves...
Les brumes pourpres qui baignaient mes songes se densifièrent, faisant suffoquer mon subconscient. La cire molle de la nuit, fondue par le jeune soleil de juillet, coulait comme une sueur à mon front. Des tambours de guerre frappaient a mes tempes, distants, se rapprochant inexorablement. Un matin d'été chaud et perturbe, comme des milliards d'autres matins d’été. Un soleil belliqueux, précédé de poussières rouges, soulevait mes paupières au pied de biche, tranchant de ses lames rêches les bras plus ou moins tendres de Morphée.

Mille rêves entrelacés, jungle chimérique parsemée de fleurs rares et toxiques, retiennent entre eux mes cils, scelles, faisant de mes yeux un sanctuaire inviolé, vierge de toute réalité. Mais la terre, reprise par ses vieux démons, se remet a tourner, et fait rouler mes yeux contre les rayons tranchants du soleil levant. La jungle s’écorche et s'effiloche, les derniers songes s'accrochent a mes cils, ils s’étirent a l’extrême, s'allongent et se diluent dans la lumière du jour. La porte tremble, la marée monte, je jour est à ma porte, son bélier de feu ébranle mes paupières. Les rêves déserteurs fuient, sagement, sans honte et sans courage, mon œil nu et sans défense est expose, nu et hagard, lorsque les cils enfin cèdent.

Le jour est rouge et tellurique, c'est un jour titanesque encore dont la nuit vient d'accoucher, un géant ou un avorton, ce n'est pas un beau jour. En longues colonnes noires, la cohorte des heures s’étale devant moi, opulente et défiante, comme autant de légions qu'il me faudra combattre. Tout au bout d'un horizon inaccessible, sourd et dédaigneux, un lourd soleil, noir et poisseux, me fixe de son œil unique. Il est d'un noir brûlant, de ces noirs aveuglants, comme ces métaux attendant la fusion. Le roi porte une couronne de gerbes rouges et jaunes, monstrueux et sceptique. Entre nos trois yeux, un long défi, et une seule obsession. Vaincre le jour, l'achever enfin, refroidir l'ardeur du soleil meurtrier qui pilla mon sommeil.

Il me nargue, il m'intimide, il envoie vers mes yeux des hordes de chevaux flamboyants, aux crins rouges et aux yeux vides. Des chevaux sans matière et sans noblesse, assoiffés de rêve et assoiffés de temps, galopant sans répit dans les jours désertiques. Le tambour méthodique de leurs sabots de fer tremble dans ma poitrine et fait gicler mon sang. Tant de chevaux, tant de dangers, et tout au bout peut être l'improbable victoire, tuer un jour de plus, pour vivre un jour de plus...

Une fois passée l’esbroufe de l’entrée monumentale (car les tyrans sont friands de dramaturgie fantasque), le soleil retint ses chevaux de sa main de rouille, s'assit sur l'horizon, et énonça les règles du combat. Il dissipa les brumes matinales, d'un souffle clair et frais. Les chevaux s'enfuirent, les derniers rêves coururent, affoles, dans les moindres bosquets. Devant moi, au pied de mon lit, s'ouvrait lentement un gouffre sans fond. Le soleil y jeta ses armes, épée et bouclier, il y précipita légions, hordes et cohortes, puis d'un rayon cristallin tira un long fil blanc au travers du gouffre gris.
« Voici ta journée. La nuit, les rêves, le calme et les autres chimères t'attendent de l'autre cote. Traverse le gouffre et je me rendrai, et je te les rendrai. »

Un long jour était donc déroulé devant moi, pale, fragile et incertain, tendu à l’extrême, interminable. Le soleil déjà, de sa lumière acide rongeait le sol sous mes orteils. Le choix n’était plus, le jour ou la mort. J'ignorais comment mourir, et je choisis le jour. La minceur du fil sépara les chairs engourdies de la plante de mes pieds, torturant d'un pas raison et volonté, j’avançai et commençai mon périple.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... et tant de gouffres s'ouvrant, sous chaque pas nouveau...

Devant moi, un horizon brumeux oscillait calmement, comme un océan chaud s’évaporant lentement, et baignant de soleil de sa moiteur trouble. Des couleurs étrangères serpentaient au loin, indistinctes, des lambeaux de mer s’élevaient dans le ciel, des bras de terre s'enroulaient autour de nuages mauves. Les éléments flottaient, en arabesques bouillonnantes, les couleurs cannibales se dévoraient, se recrachaient, se mariaient, et d'un geste brusque se rejetaient. De ces danses tribales naissaient des promesses, des images de lendemains, des cartes du futur. J'orientais ma boussole sur ces routes éphémères, et le nord et le sud purgeaient un long exil. Lorsque l'horizon ment, ne reste que le fil, le fil si mince et pale, des heures immédiates. Et sous mon prochain pas, peut être, une terre.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... et tant d'horizons faux, peints sur des murs de brique...

Délaissant l'horizon, je regardai le fil. A mes pieds, cachés derrière le fil, quelques monstres, rois déchus, vautrés dans leurs regrets, me jetaient des rires gras. Cette cours des profondeurs s’enivrait de gravité, clouée au sol par la lourdeur de leur vocable et plombés par le poids de leurs principes. Souffrant de vertige, ils avaient eux même coupe leurs propres ailes, de peur de s'envoler un jour. Lançant vers le ciel leurs langues salies de perversions, des jets de salive épaisse giclaient a mes chevilles. Je sentais l'odeur âpre des mots trop longtemps tus, l'abjecte moisissure des pensées renfermées, étouffées par le règne tyrannique des frustrations hypocrites. Chancelant sur mon fil, je haïssais et enviais ce peuple décadent. Les lombrics ne craignent pas la chute, rampant loin, très loin, sous la liberté et sous tous ses dangers. Pour se sentir plus grands pour se sentir plus haut, ils creusaient tout autour d'eux des gouffres au fond du gouffre. Alors, sur leurs ersatz de sommets, ils chantaient le pouvoir, et du fond de leur gorge montaient des sons visqueux. Ce mucus paresseux collait a mes semelles et ralentissait mon périple. Mes pieds collaient au fil, ralentissant mes pas. Dans la médiocrité poisseuse de ces marasmes profonds, je perdis un temps et un espoir précieux.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... Et tant de paresseux qui vous collent aux semelles...

J'abandonnai les tréfonds abjectes qui mouraient sous mes pieds. Je laissai mon regard flotter sur la brise fraîche. Au moins je respirais. L'air et ses vagues bleues baignaient mon âme. Mais alors que mes pas approchaient de la douzième heure du jour, les vagues s’agitèrent a la surface de l'air. Tout autour de moi, des oiseaux noirs aux visages familier voletaient narquois. Des clameurs calomnieuses montaient de leurs gosiers, Les plumes de leurs ailes, tachées d'une encre noire, écrivaient des ragots jusque dans mes oreilles. Ils se gargarisaient de ce flot de pamphlets, se posaient devant moi, agrippant le fil de leurs griffes peintes, puis s'envolaient encore, virevoltant autour de moi, mêlant ciel et terre, azure et fange. De cet étrange mixture ils maquillaient leurs yeux, des yeux peints sur le verre des miroirs, si changeants, si cassants. Ils s’éloignent maintenant, formant un « V », celui de vérité ou celui de voleurs... Oiseaux noirs, Cassandres, pourquoi portez vous sur ces masques le visage de mes amis ?
Je poursuis ma route sur le fil de ma vie, fixant mon soleil noir, traînant derrière moi mon nom, suspendu dans le vide, mon nom blessé par leurs becs acerbes, mon nom déjà souillé, de tant de leurs insultes.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil.... Et tant d'oiseaux noirs, tant de plumes assassines, tant d'encre à avaler...

Alors que sur mon corps l'encre coulait encore, je vis paraître au loin les premières étoiles. J'avais marché jusqu'au soir, le soleil faiblissait. Son œil rouge tremblait, baigné de larmes d'or. Mais des premières étoiles pleuvaient des chants étranges. Comme autant de sirènes flottant dessus de moi, des anges aux yeux d'opales illuminaient le ciel. Leurs mélopées suffocantes de pitié s'arrachaient mon salut. Rodant, vautours d’ivoire, autour de ma vertu mourante, leurs églises entendaient bien s'arracher les lambeaux de mon intégrité, et festoyer de l'abondant festin de mes juteux péchés. Alors que battaient leurs cloches folles, je levai les yeux au ciel, moi funambule sur le fil des jours. Leurs sourires carnassiers, leurs robes immaculées, s’amoncelaient la haut comme autant de pressages. Le ciel s’alourdissait de leurs prières sombres, comme s'alourdit en été le ciel quand vient l'orage.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... Et tant d'anges désœuvrés assombrissant le ciel...


Il était 21 heures, et le soleil était a l'agonie. Couché sur l'horizon dans un bain de sueurs oranges, il expirait lentement des nuages violets. Mes pieds chancelaient a chaque pas, et je devinais sous mes plantes les stries laissées dans ma peau par le tranchant du fil. Chaque pas, chaque heure, profondément gravé dans une chair épaisse. La crasse a mes chevilles, la boussole brisée gisant dedans ma poche, l'encre noire des oiseaux séchant sur mon corps frêle... Et mon regard, toujours, charmé par les sirènes. Le visage apaisé, bien au delà de l’épuisement, je fixais béat l’immensité du ciel. La lumière froide des astres glissait lentement sous mes yeux brûlés, apaisant les morsures de l’été et du temps. A quelques pas de la nuit, à quelques pas du sommeil, à quelques pas du triomphe.

Mais, toujours, a un souffle de la chute. Un jour seulement, un pas de trop, un œil fermé, un court instant, un pied qui danse trop loin du fil. Et puis tout va si vite. Les étoiles s’éloignent, un peu plus haut encore, le noir du ciel noircit, les oiseaux montent en tourbillons, emportes par ma chute vers d'autres firmaments. Leurs chants deviennent aigus, puis disparaissent. L'horizon bascule, derrière les parois grises du gouffre, et le ciel et la mer, et leurs arabesques trompeuses, dansent dans mes souvenirs. Les rois déchus chantent, sur leurs sommets ridicules, et je tombe, lentement, à cote d'eux. Leur lourde fange aussi, s'envole au loin, avec les oiseaux, les anges et les étoiles. Les parois s’élèvent, vertigineuses, le ciel devient fenêtre, ridicule et étroit.

Et puis, entre mes doigts de pieds, le long des chaires meurtries, je sens monter des couleurs nouvelles. Je tombe à toute allure dans un air frais et noir, mes cheveux dressés sur ma tète, et ce vent abyssal décolle de ma peau l'encre et les autres crasses. Je tombe dans une eau claire, dans une lumière nouvelle, dans des couleurs inconnues. La mer est belle, s'y baignent des étoiles. Les sirènes chantent dans le ciel, je les reconnais. Les rois se meurent et les oiseaux noirs écrivent. De l'autre cote, un soleil pale renaît. Du bout de mon doigt mouille, je trace dans le ciel un fil translucide.

Je le défie. Traverse !


jeudi 20 juin 2013

La plage

La plage.


Un été,
Une plage,
Un soleil, une mer,
Un corps, un cœur,
Un soleil blanc sur une mer rouge,
Un cœur rouge sous un corps blanc.

Le soleil bat au rythme lent des soleils calmes,
Propulsant un sang lourd dans des nuages fins.
C'est un soleil trop plein, qui transperce les âmes,
Déversant dans nos cranes des flots chauds et carmins.

Le cœur brille et rayonne écartant les nuages,
Illuminant un corps baigné de blancheur crue,
Lançant ses rayons chauds à travers la peau nue,
Le cœur cuit lentement les vacanciers volages.

La mer en suffocant transpire son jus bleu,
Fondue et alanguie, naufragée sur le sable,
S’asséchant lentement, soupirant sous un feu,
Éveillant sous sa peau des bouillons improbables.

Le corps huilé ondule, placide et sensuel,
Et sur sa peau luisante se reflète l’été.
En va-et-viens muets, entre vie et sommeil,
Son souffle langoureux berce ces nuits dorées.

Et le soleil s'emballe, aux tourments immatures,
Et le soleil noircit, aux sentiments impurs,
Puis le soleil s’arrête, alors tombe la vie.
Pour l'heure le soleil bat, tout est calme aujourd’hui.

Le cœur traître et menteur, derrière ses brumes grises,
Brûle les innocents que son bel éclat grise,
Et puis le cœur se couche, alors tombe la nuit.
Pour l'heure le cœur brille, tout est calme aujourd'hui.

Parfois la mer exulte, fiévreuse et écumante,
Étrangle ses amants, et les noie dans l'oubli,
Puis la mer refroidit, et vient la mort béante.
Pour l'heure la mer transpire, tout est calme aujourd'hui.

Et le corps devient fier, et de colère il danse,
Alors aucun marin, jamais ne lui survit,
Puis le corps s’évapore, et le désert avance.
Pour l'heure le corps ondule, tout est calme aujourd'hui.

Ni cerveau ni dieu, un cœur et un soleil.
Ni maison ni patrie, un corps et une mer.
Une plage qui les réunit,
Un été qui les fait vivre,
Un corps a la mer,
Un cœur au soleil.
Un cœur rouge sous un corps blanc.
Un soleil blanc sur une mer rouge,
Un corps, un coeur
Un soleil, une mer,
Une plage,

Un été.

mardi 29 janvier 2013

Dans mon dos, la mer...


Dans mon dos la mer...


Dans mon dos la mer, lisse et bleue, jouait silencieusement.

C'est ce que je rêvais, marchant sur l'avenue,
A des milliers de nuits des embruns écumants.
Ce que je ne vois pas, ce que je ne vois plus,
Existe dans mon dos, dans les revers du temps.
Silencieuse, discrète, comment l'aurais je vue ?
Dans mon dos l'infini, un océan pudique,
Liberté somnolant, paresseuse ingénue,
Baignant sa nudité dans un passé épique.


Dans mon dos la mer, blessée et rouge, saignait abondamment.

Étouffant dans mon dos d’étranges hurlements,
Elle noyait des pleurs cachés à ses enfants.
Faisant souffler le vent sur les rochers bretons,
S'accrochant à nos pieds et saisissant nos noms.
Dans ces marées noircies de deuil et de non dits,
Tant de mots, tant d'appels, pourtant si peu d'amis.
Pleure la mer perdue, dans ces colères immenses,
Combien de vies encore avant la délivrance ?

Dans mon dos la mer, profonde et noire, noyait ses vieux amants.
Profonde et réfléchie, résignée et muette,
La mer avait séché les sanglots du passé.
Observant d'un œil noir la danse des mouettes,
Qui crevaient en plongeant sa peau anesthésiée.
Digérant en son sein des flots de douleur vaine,
Courant après le temps et après le soleil,
La frustration coulait comme le sang dans ses veines,
Soleil et temps partis, la mer devenait vieille.


Dans mon dos la mer, fourbue et grise, crachait des innocents.

Des reflets argentés courant dans ses cheveux,
Des rides et des nuits perdues au fond des yeux,
La mer au crépuscule aiguisait son trépas,
La beauté pour la mort, irrésistible appât...
Alors à l'âge d'or, auréolée de miel,
La mer vie en ses flots renaître les marées,
Et son reflux clément posait sur les jetées
Des marins égarés qui s’étaient épris d'elle.


Devant moi la mer, heureuse et blanche, se jouait du présent.

Au matin, fatigué, quand l'aube blanche croit,
Avalant une lune alourdie de secrets,
Scintillant sous l'espoir d'un matin vierge et froid,
Respirait l’océan sensuel et discret.
Le temps comme la mer vit au gré des marées,
et ses jours et ses nuits, et les saisons menteuses,
Répètent leurs adieux a nos cœurs déchires,
Et heures en exil coulent sur nos joues creuses.

samedi 19 janvier 2013

Boulevard des ombres


Boulevard des ombres...


Sous le ciel d'ivoire de ce matin d'hiver, le squelette d'acier de la gare rougissait du combat qui se jouait en son sein. A travers les poutres métalliques et les larges verrières, jaillissaient parfois quelque éclat rouge, éclair sanguin que suivait de très près une volée de cris rauques et désespérés.

Je m'accrochais aux rails, je m'accrochais à tout ce qu'il y avait de fixe et de fiable en ce monde. J’enlaçais fougueusement un tas de souvenir fumant sur le sol, alors que mes mains, mes yeux et les plus solides de mes veines retenaient un train enragé. Je jurais, j'exhortais, le cœur exorbité, suant mon essence la plus primale. Rien n'y fit. A l'heure dite, mille chevaux infernaux arrives en renfort firent malgré tout tourner la terre. La terre fit avancer le temps, le temps fit tourner l'horloge, et le train partit.

Sur le corps froid du colosse de fer, des lambeaux de peau arrachés de mes mains, mon regard amoureux, cueilli à peine éclos au creux de mes yeux tristes, et mon sang qui coulait le long des vitres sales.
Si l'un de ces chevaux, si seulement l'un d'entre eux, avait pu un instant croiser mon regard, il aurait pris pitié, nul ne peut en douter. Il aurait supplié à son enfer froid d’arrêter un instant la marche de la terre, de laisser en mon cœur ce train et ces images, de retarder un peu plus l'heure de mon exécution. Mais les bêtes de Satan ont toutes des oeileres, c'est ce qui les protège de leur humanité.
Le train lui même grinça, cria, se débattit. Lorsque le chef de gare siffla l'heure du départ, le sang gicla hors de moi quand mon cœur partit, courant après le train, pour un dernier adieu.

Lorsque la terre tourna et emporta le train, germa lentement en moi l’idée d'une agonie. Car au train merveilleux, j'avais tout accroché, dans l'espoir naïf de l'alourdir assez pour le garder a quai. La lumière, les couleurs, la musique, la chaleur, le matin et le soir, ligotée au wagon de queue, quittaient aussi la gare, et agitaient leur mouchoir, lançant un au revoir gêné et impuissant. Restait autour de moi le squelette gris de la gare vide, la complainte métalliques des trains condamnés à l'exil, et le bavardage indistinct d’étrangers somnambules.

Mes yeux crevés se vidèrent lentement de tout panorama, et lorsqu'ils furent tout à fait secs, mon corps inhabité, allégé de la perte de mon âme, se laissa porter par le fleuve paresseux des normes sociales. Làoù la foule déambulait, je déambulai aussi, la où l'on regardait, je lançais mes regards, où l'on dirigeait, je traçais l'horizon. Je sortis de mon éducation lointaine un éventail de masques, et je jetais à mon visage les émotions peintes avec lesquelles je jonglais.

En mon cœur une abîme, et s'y déversaient inlassablement les flots glaces d'un quotidien anonyme. Derrière la vitrine plus ou moins humaine de mes paupières, un être de peur, de solitude et d’inquiétude, en boule noire et dense, tentait d'hiberner. Il construisait autour de lui un corps insensible, rempart infranchissable contre les pudeurs tristes du monde, qui tenterait de lui cacher la réalité de ce jour orphelin.

A la sortie de la gare se déroula devant moi la trop vaste avenue des jours à venir. Trop anémié pour résister a sa faible pente, je me laissai la descendre, pas par pas, heure par heure. Qu'elle fut longue, cette route sans but...

L'avenue était large, mais toujours surpeuplée. On y croisait des flots de noyés, des pendus de tout poil, des fantômes et des avortés. Ils descendaient la pente a mes cotés, tirés vers les abîmes par le poids de leurs pertes, et chacun silencieux, muet, imperturbable. Sur le boulevard des ombres, on rêve de rêves vieux et de rêves en exil. On rêve à la lumière et aux couleurs fuyant derrière un train, et à la musique évaporée qui baignait nos pensées...

Mais les yeux sont brûlés, aveugles par l'absence, épuisés par les recherches vaines et saturés de gris. Je m'arrêtai, juste au bord de la folie ou la rue me menait. Je saisis ma paupière, la retournai, et juste àl'intérieur je peignis ton visage. Je fermai les yeux, tu étais là, ton absence maquillée, étouffant sous le fard, cessait son harcèlement.

Les yeux fermés, tout restait encore possible. Je ne voulais rien savoir de cette réalité, qui ressemblerait, dans le meilleur des cas, aux cendres fumantes d'un passé arraché. Je marchai donc vers ton image, suivant mes propres paupières. Quand j'entrouvrais les yeux un serpent de jour pénétrait mon regard et s'enroulait a ton cou, enlaçant ton spectre et me privant de toi. Le vent froid faisait couler sur mon iris des torrents acides. Eux aussi dissolvaient, avec le temps et l'oubli, les couleurs fragiles de ton portrait. Je heurtais des passants pressés, ils m'insultaient, je m'excusais, je dus te dire au revoir, je m'excusai encore, auprès de toi cette fois, et j'ouvris les yeux. Le gris inonda à nouveau mon crâne déserté.

Il me suffit de m'enfoncer de quelques mètres dans ce brouillard pour que l'absence me poignarde ànouveau. Je l'entendais rire de moi, remuant la lame froide dedans mon dos voûté, alors qu'elle pointait de son doigt famélique, chaque endroit ou flottait ton parfum. Je me cabrai, fier et homme, pour désarçonner la traîtresse, qui chuta lourdement sur le sol enneige. L'absence lourde roulait à mes pieds, moquant mon moindre effort, et me donnant rendez-vous...

Je la sentais roder, fouine abjecte à l'affût de mon premier sentiment, elle diffusait dans l'air l'odeur rance du souvenir moisi. Je décidai de la tromper.

Lorsque j'entendais des pas à ma suite, je me persuadais qu'il s'agissait des tiens. Ne m'avais tu pas suivi maintes fois auparavant ? Jusqu'ici, jusqu'aujourd'hui ? La vraisemblance du scénario et la naïveté de l'espoir qui m'entretenait suffirent à tenir l’absence à distance. Il me suffirait ainsi de ralentir ma marche, pour sentir a nouveau le souffle chaud des étés sensuels. Il me suffirait ainsi de me retourner pour sourire encore à l'enfance oubliée... Mais j'ignorais encore, que ce passé dans mon dos, cette illusion d'histoire, me poussaient plus vite encore, vers des gouffres autrement plus stériles, et autrement plus sombres.

Car le bruit de tes pas, de leur voix de sirène, me chantaient encore les refrains oubliés. Les mélodies sournoises, grimpant a mes mollets et jusqu'à mon épaule, me caressaient le cou et bientôt suppliaient.

« Retourne toi, ne le laisse pas marcher seul, et courir après toi ! Sa main chaude est là , et s'ennuie de la tienne. Chacun de tes pas l’éloignent de toi, à chaque nouveau pas, il est plus loin, plus froid. Retourne toi ! »

La mélodie grimpant a mon épaule me saisit au menton et tourna mon visage. Oh garce de musique, tu jetas à ma face des vérités tranchantes ! Derrière moi pas de toi, pas de main, une lourde porte noire qui se fermait inlassablement, un long grincement puis un trou noir, où venait s’engouffrer l'air épais, irrespirable et glacial, qu'on me forçait de respirer.

Je repris ma marche pénible pour oublier cet antre où l'on te torturait. Les lampadaires étendaient à mes pieds des ombres agressives, longues et pointues et fuyant vers l'avant. Une armée de moi même, étendu sur l'asphalte, courant vers un demain ou l'aube n'est plus possible. Je projetais ma silhouette au nez des étrangers, vendant a l'inconnu un corps vide et vain. Une peau d'ombre, insensible et tannée, était soldée ici au milieu du boulevard.

Je n’étais que mille ombres, enfilées les unes par dessus les autres, et je m'effeuillais au gre des paves noirs. Prenez, n'ayez pas peur, vous ne me privez de rien. Prenez la vous dis-je, elle ne me manquera pas ! Habitez donc ce corps, il est désaffecté, mettez-y vos envies, vos fantasmes, prétendez le connaître, si cela vous amuse...

Mes ombres mortes et grises, pendant aux lampadaires, flottaient au vent du soir. Je marchais plus léger, plus propre et plus vivant, ayant abandonne ces habits déchirés. Presque nu à présent, et mordu de toutes parts par le froid de l'hiver, et par les dents féroces de l'absence blessée, je sentis finalement sur ma chair écorchée la lueur d'un matin. En moi, qui dormait sous les ombres, germait l'espoir timide que tu vivais encore, non pas sous mes paupières, non pas suivant mes pas ou bien me devançant, mais plutôt en moi même, en ma chair à jamais signée de ton nom, en tous ces traits nouveaux que tu y dessinas, en ces sculptures nouvelles que tu fis de mon âme.
Alors aucun train, aucune ombre, aucune bête féroce, qu'ils déchirent ma peau ou emportent ma mémoire, ne sauront jamais nous séparer vraiment.

vendredi 11 janvier 2013

Barbie boy


Barbie boy....

I.
Ses doigts frêles et avides courent dans ses cheveux longs
Sur sa nuque rosée et entre ses seins ronds,
Défont coiffure et robe en un souffle impatient.
Son regard la dévore, insatisfait, gourmand.

La voici nue et vierge, offerte et sans défense,
Une brosse a la main, le garçon la saisit,
A l abri des regards, a l abri des offenses,
Un enfant solitaire recoiffe sa Barbie.

Au matin il faisait ses adieux a des fleurs,
Et a l'enterrement il pleura longuement.
Des oiseaux gris tombaient des peupliers en pleurs,
Couvrant de cendre lourde le sol du jardin blanc.

Et sur la tombe noire il écrivit son nom,
Lui qui fanait un peu si loin de sa planète,
Chaque fois qu'on riait de ses airs de poète,
Que sa poupée cruelle lui valait un surnom.

II.

Des doigts forts et avides courent dans ses cheveux courts,
Sur sa nuque musclée et son poitrail lourd,
Défont chaque bouton en un geste impatient.
Un regard le dévore, exalté et gourmand.

Le voici nu encore, offrant a l'indécence,
La plastique parfaite, que son amant envie.
Insensible aux louanges, insensible aux offenses,
Un enfant solitaire s'est changé en Barbie.

De son ego hagard, et las d'adoration,
Il contemple l'amour qui glisse sur sa peau.
Il songe au temps maudit ou les petits garçons,
L’assaillaient de surnoms plus froids que des couteaux.

Quand un matin il fit ses adieux a ses pleurs.
Dans la tombe coula, parmi ses mortes larmes ,
L'enfant a la poupée qui enterrait des fleurs
Il jura en tombant de reprendre les armes...

III

Il parcourut les ans, il parcourut les corps,
Des miroirs dans les yeux, pourtant sans réfléchir,
Et son regard de verre ignorait les remords,
Oubliait le passé, saignait les souvenirs.

Traversant un hiver, au creux d'un jardin blanc,
Il croisa un garçon aux yeux trop pleins de roses.
Dont les yeux se fanaient sous les cris des enfants,
Torturant sa poupée de leur ignoble prose.

L'enfant a la poupée, s’éveilla en son cœur
Et sur la tombe noire, ou son nom s effaçait,
Quelques fleurs enterrées arrosées par les pleurs
Resurgirent un matin en un heureux bouquet.

Sur les vitres d'un train, sur les vitres d'un œil,
Coulait une pluie drue, coulait la pluie du deuil.
La pluie des au revoirs, des amours en partance
Transperçant le plastique ou dormait son enfance.