dimanche 14 juillet 2013

En attendant la chute

En attendant la chute...

Un jour, un jour de plus à vivre, un jour de plus a traverser... Quelle épreuve, quel gouffre et quel danger pourtant... tant d'oiseaux de proie, tant de ravins et d'autres monstres peuvent séparer deux nuits, combien de chutes entre deux rêves...
Les brumes pourpres qui baignaient mes songes se densifièrent, faisant suffoquer mon subconscient. La cire molle de la nuit, fondue par le jeune soleil de juillet, coulait comme une sueur à mon front. Des tambours de guerre frappaient a mes tempes, distants, se rapprochant inexorablement. Un matin d'été chaud et perturbe, comme des milliards d'autres matins d’été. Un soleil belliqueux, précédé de poussières rouges, soulevait mes paupières au pied de biche, tranchant de ses lames rêches les bras plus ou moins tendres de Morphée.

Mille rêves entrelacés, jungle chimérique parsemée de fleurs rares et toxiques, retiennent entre eux mes cils, scelles, faisant de mes yeux un sanctuaire inviolé, vierge de toute réalité. Mais la terre, reprise par ses vieux démons, se remet a tourner, et fait rouler mes yeux contre les rayons tranchants du soleil levant. La jungle s’écorche et s'effiloche, les derniers songes s'accrochent a mes cils, ils s’étirent a l’extrême, s'allongent et se diluent dans la lumière du jour. La porte tremble, la marée monte, je jour est à ma porte, son bélier de feu ébranle mes paupières. Les rêves déserteurs fuient, sagement, sans honte et sans courage, mon œil nu et sans défense est expose, nu et hagard, lorsque les cils enfin cèdent.

Le jour est rouge et tellurique, c'est un jour titanesque encore dont la nuit vient d'accoucher, un géant ou un avorton, ce n'est pas un beau jour. En longues colonnes noires, la cohorte des heures s’étale devant moi, opulente et défiante, comme autant de légions qu'il me faudra combattre. Tout au bout d'un horizon inaccessible, sourd et dédaigneux, un lourd soleil, noir et poisseux, me fixe de son œil unique. Il est d'un noir brûlant, de ces noirs aveuglants, comme ces métaux attendant la fusion. Le roi porte une couronne de gerbes rouges et jaunes, monstrueux et sceptique. Entre nos trois yeux, un long défi, et une seule obsession. Vaincre le jour, l'achever enfin, refroidir l'ardeur du soleil meurtrier qui pilla mon sommeil.

Il me nargue, il m'intimide, il envoie vers mes yeux des hordes de chevaux flamboyants, aux crins rouges et aux yeux vides. Des chevaux sans matière et sans noblesse, assoiffés de rêve et assoiffés de temps, galopant sans répit dans les jours désertiques. Le tambour méthodique de leurs sabots de fer tremble dans ma poitrine et fait gicler mon sang. Tant de chevaux, tant de dangers, et tout au bout peut être l'improbable victoire, tuer un jour de plus, pour vivre un jour de plus...

Une fois passée l’esbroufe de l’entrée monumentale (car les tyrans sont friands de dramaturgie fantasque), le soleil retint ses chevaux de sa main de rouille, s'assit sur l'horizon, et énonça les règles du combat. Il dissipa les brumes matinales, d'un souffle clair et frais. Les chevaux s'enfuirent, les derniers rêves coururent, affoles, dans les moindres bosquets. Devant moi, au pied de mon lit, s'ouvrait lentement un gouffre sans fond. Le soleil y jeta ses armes, épée et bouclier, il y précipita légions, hordes et cohortes, puis d'un rayon cristallin tira un long fil blanc au travers du gouffre gris.
« Voici ta journée. La nuit, les rêves, le calme et les autres chimères t'attendent de l'autre cote. Traverse le gouffre et je me rendrai, et je te les rendrai. »

Un long jour était donc déroulé devant moi, pale, fragile et incertain, tendu à l’extrême, interminable. Le soleil déjà, de sa lumière acide rongeait le sol sous mes orteils. Le choix n’était plus, le jour ou la mort. J'ignorais comment mourir, et je choisis le jour. La minceur du fil sépara les chairs engourdies de la plante de mes pieds, torturant d'un pas raison et volonté, j’avançai et commençai mon périple.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... et tant de gouffres s'ouvrant, sous chaque pas nouveau...

Devant moi, un horizon brumeux oscillait calmement, comme un océan chaud s’évaporant lentement, et baignant de soleil de sa moiteur trouble. Des couleurs étrangères serpentaient au loin, indistinctes, des lambeaux de mer s’élevaient dans le ciel, des bras de terre s'enroulaient autour de nuages mauves. Les éléments flottaient, en arabesques bouillonnantes, les couleurs cannibales se dévoraient, se recrachaient, se mariaient, et d'un geste brusque se rejetaient. De ces danses tribales naissaient des promesses, des images de lendemains, des cartes du futur. J'orientais ma boussole sur ces routes éphémères, et le nord et le sud purgeaient un long exil. Lorsque l'horizon ment, ne reste que le fil, le fil si mince et pale, des heures immédiates. Et sous mon prochain pas, peut être, une terre.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... et tant d'horizons faux, peints sur des murs de brique...

Délaissant l'horizon, je regardai le fil. A mes pieds, cachés derrière le fil, quelques monstres, rois déchus, vautrés dans leurs regrets, me jetaient des rires gras. Cette cours des profondeurs s’enivrait de gravité, clouée au sol par la lourdeur de leur vocable et plombés par le poids de leurs principes. Souffrant de vertige, ils avaient eux même coupe leurs propres ailes, de peur de s'envoler un jour. Lançant vers le ciel leurs langues salies de perversions, des jets de salive épaisse giclaient a mes chevilles. Je sentais l'odeur âpre des mots trop longtemps tus, l'abjecte moisissure des pensées renfermées, étouffées par le règne tyrannique des frustrations hypocrites. Chancelant sur mon fil, je haïssais et enviais ce peuple décadent. Les lombrics ne craignent pas la chute, rampant loin, très loin, sous la liberté et sous tous ses dangers. Pour se sentir plus grands pour se sentir plus haut, ils creusaient tout autour d'eux des gouffres au fond du gouffre. Alors, sur leurs ersatz de sommets, ils chantaient le pouvoir, et du fond de leur gorge montaient des sons visqueux. Ce mucus paresseux collait a mes semelles et ralentissait mon périple. Mes pieds collaient au fil, ralentissant mes pas. Dans la médiocrité poisseuse de ces marasmes profonds, je perdis un temps et un espoir précieux.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... Et tant de paresseux qui vous collent aux semelles...

J'abandonnai les tréfonds abjectes qui mouraient sous mes pieds. Je laissai mon regard flotter sur la brise fraîche. Au moins je respirais. L'air et ses vagues bleues baignaient mon âme. Mais alors que mes pas approchaient de la douzième heure du jour, les vagues s’agitèrent a la surface de l'air. Tout autour de moi, des oiseaux noirs aux visages familier voletaient narquois. Des clameurs calomnieuses montaient de leurs gosiers, Les plumes de leurs ailes, tachées d'une encre noire, écrivaient des ragots jusque dans mes oreilles. Ils se gargarisaient de ce flot de pamphlets, se posaient devant moi, agrippant le fil de leurs griffes peintes, puis s'envolaient encore, virevoltant autour de moi, mêlant ciel et terre, azure et fange. De cet étrange mixture ils maquillaient leurs yeux, des yeux peints sur le verre des miroirs, si changeants, si cassants. Ils s’éloignent maintenant, formant un « V », celui de vérité ou celui de voleurs... Oiseaux noirs, Cassandres, pourquoi portez vous sur ces masques le visage de mes amis ?
Je poursuis ma route sur le fil de ma vie, fixant mon soleil noir, traînant derrière moi mon nom, suspendu dans le vide, mon nom blessé par leurs becs acerbes, mon nom déjà souillé, de tant de leurs insultes.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil.... Et tant d'oiseaux noirs, tant de plumes assassines, tant d'encre à avaler...

Alors que sur mon corps l'encre coulait encore, je vis paraître au loin les premières étoiles. J'avais marché jusqu'au soir, le soleil faiblissait. Son œil rouge tremblait, baigné de larmes d'or. Mais des premières étoiles pleuvaient des chants étranges. Comme autant de sirènes flottant dessus de moi, des anges aux yeux d'opales illuminaient le ciel. Leurs mélopées suffocantes de pitié s'arrachaient mon salut. Rodant, vautours d’ivoire, autour de ma vertu mourante, leurs églises entendaient bien s'arracher les lambeaux de mon intégrité, et festoyer de l'abondant festin de mes juteux péchés. Alors que battaient leurs cloches folles, je levai les yeux au ciel, moi funambule sur le fil des jours. Leurs sourires carnassiers, leurs robes immaculées, s’amoncelaient la haut comme autant de pressages. Le ciel s’alourdissait de leurs prières sombres, comme s'alourdit en été le ciel quand vient l'orage.

Un jour seulement, quelques pas sur un fil... Et tant d'anges désœuvrés assombrissant le ciel...


Il était 21 heures, et le soleil était a l'agonie. Couché sur l'horizon dans un bain de sueurs oranges, il expirait lentement des nuages violets. Mes pieds chancelaient a chaque pas, et je devinais sous mes plantes les stries laissées dans ma peau par le tranchant du fil. Chaque pas, chaque heure, profondément gravé dans une chair épaisse. La crasse a mes chevilles, la boussole brisée gisant dedans ma poche, l'encre noire des oiseaux séchant sur mon corps frêle... Et mon regard, toujours, charmé par les sirènes. Le visage apaisé, bien au delà de l’épuisement, je fixais béat l’immensité du ciel. La lumière froide des astres glissait lentement sous mes yeux brûlés, apaisant les morsures de l’été et du temps. A quelques pas de la nuit, à quelques pas du sommeil, à quelques pas du triomphe.

Mais, toujours, a un souffle de la chute. Un jour seulement, un pas de trop, un œil fermé, un court instant, un pied qui danse trop loin du fil. Et puis tout va si vite. Les étoiles s’éloignent, un peu plus haut encore, le noir du ciel noircit, les oiseaux montent en tourbillons, emportes par ma chute vers d'autres firmaments. Leurs chants deviennent aigus, puis disparaissent. L'horizon bascule, derrière les parois grises du gouffre, et le ciel et la mer, et leurs arabesques trompeuses, dansent dans mes souvenirs. Les rois déchus chantent, sur leurs sommets ridicules, et je tombe, lentement, à cote d'eux. Leur lourde fange aussi, s'envole au loin, avec les oiseaux, les anges et les étoiles. Les parois s’élèvent, vertigineuses, le ciel devient fenêtre, ridicule et étroit.

Et puis, entre mes doigts de pieds, le long des chaires meurtries, je sens monter des couleurs nouvelles. Je tombe à toute allure dans un air frais et noir, mes cheveux dressés sur ma tète, et ce vent abyssal décolle de ma peau l'encre et les autres crasses. Je tombe dans une eau claire, dans une lumière nouvelle, dans des couleurs inconnues. La mer est belle, s'y baignent des étoiles. Les sirènes chantent dans le ciel, je les reconnais. Les rois se meurent et les oiseaux noirs écrivent. De l'autre cote, un soleil pale renaît. Du bout de mon doigt mouille, je trace dans le ciel un fil translucide.

Je le défie. Traverse !


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