lundi 17 août 2009

Moonlight Son

Le soleil avait roulé tout le long du chemin de la boite aux lettres. Il roulait à présent derrière la dernière colline. Il ne restait de lui, sur sa route, que quelques flaques orangées au pied des hortensias, qui se reflétaient dans un ciel gris et rouge.
Nous roulions à sa suite sur la pente du jour déclinant, ou peut être n’était-ce que la terre qui roulait sous nos pieds. Les rouages activés par nos pas montaient le décor de la nuit en arche au-dessus nos têtes. Animaux aveugles, nous pouvions voir la beauté partout. Les fleurs du talus nous envoutaient, petites étoiles blanches plantées dans la rocaille. Le soir breton embaumait un parfum timide et pudique, de vacances bien rangées et de pays endormi. Sous le verni bleu foncé de la nuit estivale, s’éveillaient pourtant les créatures musicales.
La porte du jardin fut franchie. L’obscurité perdit en étrangeté, loin des lumières domestiques, et la nuit en liberté semblait moins sauvage.
La route de campagne qui longe la maison semblait onduler sous l’effet des vertiges du soir. Elle était la trace longue d’un doigt blanc parcourant les collines. Sous nos pieds elle était une caresse souple, la nuit l’avait fondue et on pensait vraiment pouvoir se laisser tomber sur ce ruban gris clair.
Nous respirions du bleu marine tout le long du chemin sombre. La nuit dans nos poumons était fraîche et fleurie, une corne d’abondance versée au coin de notre été.
Nous nous appliquions à marcher sans raison, afin d’éviter que l’utilité nous prive du plaisir. Ainsi nous choisîmes quelques champs ordinaires pour nous perdre. Dans un décor à la beauté trop évidente, nous eûmes été écrasés par le souvenir des images du jour. La connaissance parfois aveugle.
Dans le noir, les endroits ordinaires sont les plus fertiles. Des roses de douleur fleurissent dans les gravas du jour, au pourpre sans piquant et au parfum suave. Les chauves-souris miraculeuses veillent sur ce jardin du passé. Brassant l’air vicié, elles allègent les années et brassent le temps. Libérés des axes et des équerres, nous chevauchons des impressions revenantes, et saluons des visages que la lumière dissimule.
Nous piétinons à présent un champ de blé pâle. La lune plaque d’argent la rivière douce des blés ondulants. On aimerait y boire, on aimerait s’y baigner. Mais il est des flots impénétrables, des illusions de fleuves. Nous nous contentons donc de suivre, comme toujours, le chemin tracé par le soleil qui roule. Aspirés par un doux vertige, nous progressons hypnotisés au cœur des blés d’argent.
Ma mère me suit, je me retourne, elle est elle aussi plaquée d’argent, debout dans les blés. Elle est évaporée et semble avoir seize ans, en route sur le chemin. Elle est enfant, dans le jardin de son grand père, et mange des prunelles.
Je suis apaisé, protégé par l’obscurité, je choisis enfin ce que je veux voir. Les barreaux ont disparu, la domestication était impossible en captivité. Dans la lune toujours, à contre temps peut être, je m’étonne sans cesse qu’ils me croient l’un des leurs.
J’aimerais les prévenir, afficher dans mon dos la liste accusatrice de mes vices mal cachés. Ils essaient de gommer, infatigables, ils essaient de lisser. Mais ils effaceront mon visage bien avant de venir à bout du premier de mes défauts. Ils étaient pourtant prévenus, mais ils m’ont nourri, ils m’ont caressé, ils ont tapé sur la vitre pour me réveiller.
Alors le jour je dors, je m’éteins, je me tais. Je les vois défiler, le long de la cage, ils veulent interagir. Parfois je baille, ils tremblent et me plaignent. Ils s’indignent de la profondeur de mon sommeil. C’est juste que je rechigne à devenir comme eux un somnambule aux doigts crasseux, dont le passage est systématiquement précédé d’empreintes grossières. Sur les revers de leurs paupières sont peints des clichés amusants, plus datés qu’un calendrier.
Je suis un des personnages de ce roman-photo, grossièrement caricaturé. Leurs yeux prennent des photos que leur morale censure, que leurs fantasmes retouchent.
La terre dans la nuit continue de rouler sous mes pieds, nous sommes deux rondes sphères roulant l’une contre l’autre en ronronnant. Je suis blotti à flanc de colline contre une lune légère et je flotte jusqu’au matin accroché à ma baudruche.
Les archers cloués au sol me visent en vain et les flèches perdues achèvent de les aveugler.