mercredi 18 juin 2008

Papier glacé

C’est comme un rêve qui s’achève et son monde qui se fane. C’est une chute enivrante qui cesse sans fracas, c’est un météore qui s’évapore, et je l’ai chevauché toute la nuit.

Ce sont des images, des sons, des sensations dont l’emprise sur moi s’est aujourd’hui relâchée et me laisse écorché. Tout un pays caché au fond de moi dont j’ai fermé les frontières. J’emmène avec moi des souvenirs exotiques, des objets rares, toute une culture, un accent de vie qui teintera mes gestes, même très loin des banquises argentées.

Je viens de passer le frontière et dans le train qui m’aide à m’évader je regarde quelques clichés, encore si vivants.

Je me rappelle mes fantasmes, mes illusions si tenaces qui jamais n’ont quitté mes rêves.

Ces petits cauchemars, qui stigmatisaient mes craintes de ne pouvoir un jour plus glisser. Les patins immettables, les lacets perpétuellement cassés, les costumes déchirés au dernier moment, les lames rouillées, la glace fondue, et moi qui courais contre le temps, courant sur la glace pour me sentir voler malgré tout, nageant parmi les blocs de glace à la dérive, dans une eau chaude à me donner la fièvre.

Ces grands rêves où voler était une évidence, un commencement, où doucement je m’élevais, et droit comme un I je tournais, étudiant posément ma position, et retombant comme une fleur de givre sur un coussin de velours, ayant enfin compris la facilité des mouvements. Et mon cerveau apprenait, alors que mes jambes transpiraient au chaud sous leur couette, l’art de tromper la physique et l’exercice délicat de l’illusion cristalline.

Je revois mes premiers pas, les joues froides de maman et son gros pull, les figures de ma sœur et mon enthousiasme en écharpe qui gardait mes joues rouges. Les jeux et les rires, la pause forcée à la cafétéria quand la fascinante machine polissait le miroir que nous avions marqué, nous invitant à de nouvelles improvisations. L’odeur des vestiaires qui a toujours accéléré les battements de mon cœur, l’antichambre de moi-même où je démaquillais mon âme.

Je revis mon premier cours, allongeant mes arabesques sous le regard de ma mère, qui faisait l’avion derrière la balustrade pour que j’oublie l’angoisse qui me tétanisait, cette angoisse qu’on ressent quand on se sait en mesure de faire vivre un rêve.

J’entends craqueler la glace noire des lacs du Jura, où mon père m’emmenait tracer de blanches volutes sous les sapins enneigés. Partant au matin congelé, mes patins à la main, patinant tout le jour sur le moindre étang glacé, boulimique de cette fuite, je ne rentrais qu’à la nuit tombée, le nez pétrifié et le cœur bouillonnant.

Je revois la silhouette élégante de cette dame des glaces qui éleva ma vie à la force de ses pointes, glissant sur le miroir sans même le marquer, réfléchissant mon âme plus clair que la plus lisse psyché. Et elle traçait mon portrait chaque jour, m’invitant à poser avec elle, improvisant un cours de danse sur un iceberg à la dérive, déposant ma jambe sur la barre comme on montre le chemin à un égaré.

Et mon corps se souvient des luttes acharnées et des sueurs systématiques, dans la plus stricte des solitudes, contre sa nature propre. Des heures interminables, sur la glace, dans un grenier, dans une cave, partout où je pouvais m’exercer, sur les stades, sous les poids de fonte. Les colères insensées contre l’inefficacité de ces douleurs, contre l’invisibilité de la récompense, contre ce brouillard épais dans lequel je glissais sans avancer. Cette conviction profonde que jamais je ne m’arrêterais, que la solution était là, à deux mètres de brume, à deux heures de purgatoire.

Je jouis encore de chaque récompense, de chaque providence, de chaque improbable réussite. Je jouis des dénouements aléatoires, qui m’offraient morceau par morceau la lune que je visais, et épanchait mes désespoirs suintant. Toujours la lune a brillé quand tout semblait trop noir, je n’ai pas connu de point mort. Elle guidait mes folies, quand la résignation voulait m’en préserver. Marin, je redoutais plus que tout que le silence des sirènes.

Les colères noires qui tachaient la blancheur des pistes me traversent encore, capricieux otage de mes inaptitudes. Et le mouvement, et le miroir, catalysaient mes passions, aiguisaient les angles déjà tranchants de mon être. J’ai grandi autour de ces rages pour mieux les contenir, mais les flammes n’ont jamais été étouffées par le froid. Je plains ceux qui s’y sont brulés et en gardent les cicatrices.

Je fais encore chaque jour ce premier pas, celui où l’on remet tout en jeu, où on entre dans l’arène, seul sur la glace pour une heure d’entraînement, dans le stress d’une compétition, ou dans le joyeux chaos d’un soir de gala.

Et je garde sur mon visage le sourire du dernier soir, l’envie de partager le fruit d’une trop longue solitude, le secret dévoilé, le rideau levé sur ce qu’il y a de plus intime en moi. Et le départ précipité vers d’autres rideaux, d’autres scènes et d’autres miroirs, comme l’évidence d’un raccourci nécessaire. Mes patins sur mon épaule, je m’efface d’un paradis artificiel dont je commençais à me sentir prisonnier. La conquête, toujours, est enivrante, mais jamais elle n’est acquise. C’est l’étoile qui file qu’on remarque le plus, elle porte le regard vers d’autres constellations. Et derrière chaque étoile, un espace infini pour se réinventer.

J’ai voulu danser avant de patiner, j’ai traversé la piste pour arriver sur scène.

C’est par là que tout commença :