samedi 19 janvier 2013

Boulevard des ombres


Boulevard des ombres...


Sous le ciel d'ivoire de ce matin d'hiver, le squelette d'acier de la gare rougissait du combat qui se jouait en son sein. A travers les poutres métalliques et les larges verrières, jaillissaient parfois quelque éclat rouge, éclair sanguin que suivait de très près une volée de cris rauques et désespérés.

Je m'accrochais aux rails, je m'accrochais à tout ce qu'il y avait de fixe et de fiable en ce monde. J’enlaçais fougueusement un tas de souvenir fumant sur le sol, alors que mes mains, mes yeux et les plus solides de mes veines retenaient un train enragé. Je jurais, j'exhortais, le cœur exorbité, suant mon essence la plus primale. Rien n'y fit. A l'heure dite, mille chevaux infernaux arrives en renfort firent malgré tout tourner la terre. La terre fit avancer le temps, le temps fit tourner l'horloge, et le train partit.

Sur le corps froid du colosse de fer, des lambeaux de peau arrachés de mes mains, mon regard amoureux, cueilli à peine éclos au creux de mes yeux tristes, et mon sang qui coulait le long des vitres sales.
Si l'un de ces chevaux, si seulement l'un d'entre eux, avait pu un instant croiser mon regard, il aurait pris pitié, nul ne peut en douter. Il aurait supplié à son enfer froid d’arrêter un instant la marche de la terre, de laisser en mon cœur ce train et ces images, de retarder un peu plus l'heure de mon exécution. Mais les bêtes de Satan ont toutes des oeileres, c'est ce qui les protège de leur humanité.
Le train lui même grinça, cria, se débattit. Lorsque le chef de gare siffla l'heure du départ, le sang gicla hors de moi quand mon cœur partit, courant après le train, pour un dernier adieu.

Lorsque la terre tourna et emporta le train, germa lentement en moi l’idée d'une agonie. Car au train merveilleux, j'avais tout accroché, dans l'espoir naïf de l'alourdir assez pour le garder a quai. La lumière, les couleurs, la musique, la chaleur, le matin et le soir, ligotée au wagon de queue, quittaient aussi la gare, et agitaient leur mouchoir, lançant un au revoir gêné et impuissant. Restait autour de moi le squelette gris de la gare vide, la complainte métalliques des trains condamnés à l'exil, et le bavardage indistinct d’étrangers somnambules.

Mes yeux crevés se vidèrent lentement de tout panorama, et lorsqu'ils furent tout à fait secs, mon corps inhabité, allégé de la perte de mon âme, se laissa porter par le fleuve paresseux des normes sociales. Làoù la foule déambulait, je déambulai aussi, la où l'on regardait, je lançais mes regards, où l'on dirigeait, je traçais l'horizon. Je sortis de mon éducation lointaine un éventail de masques, et je jetais à mon visage les émotions peintes avec lesquelles je jonglais.

En mon cœur une abîme, et s'y déversaient inlassablement les flots glaces d'un quotidien anonyme. Derrière la vitrine plus ou moins humaine de mes paupières, un être de peur, de solitude et d’inquiétude, en boule noire et dense, tentait d'hiberner. Il construisait autour de lui un corps insensible, rempart infranchissable contre les pudeurs tristes du monde, qui tenterait de lui cacher la réalité de ce jour orphelin.

A la sortie de la gare se déroula devant moi la trop vaste avenue des jours à venir. Trop anémié pour résister a sa faible pente, je me laissai la descendre, pas par pas, heure par heure. Qu'elle fut longue, cette route sans but...

L'avenue était large, mais toujours surpeuplée. On y croisait des flots de noyés, des pendus de tout poil, des fantômes et des avortés. Ils descendaient la pente a mes cotés, tirés vers les abîmes par le poids de leurs pertes, et chacun silencieux, muet, imperturbable. Sur le boulevard des ombres, on rêve de rêves vieux et de rêves en exil. On rêve à la lumière et aux couleurs fuyant derrière un train, et à la musique évaporée qui baignait nos pensées...

Mais les yeux sont brûlés, aveugles par l'absence, épuisés par les recherches vaines et saturés de gris. Je m'arrêtai, juste au bord de la folie ou la rue me menait. Je saisis ma paupière, la retournai, et juste àl'intérieur je peignis ton visage. Je fermai les yeux, tu étais là, ton absence maquillée, étouffant sous le fard, cessait son harcèlement.

Les yeux fermés, tout restait encore possible. Je ne voulais rien savoir de cette réalité, qui ressemblerait, dans le meilleur des cas, aux cendres fumantes d'un passé arraché. Je marchai donc vers ton image, suivant mes propres paupières. Quand j'entrouvrais les yeux un serpent de jour pénétrait mon regard et s'enroulait a ton cou, enlaçant ton spectre et me privant de toi. Le vent froid faisait couler sur mon iris des torrents acides. Eux aussi dissolvaient, avec le temps et l'oubli, les couleurs fragiles de ton portrait. Je heurtais des passants pressés, ils m'insultaient, je m'excusais, je dus te dire au revoir, je m'excusai encore, auprès de toi cette fois, et j'ouvris les yeux. Le gris inonda à nouveau mon crâne déserté.

Il me suffit de m'enfoncer de quelques mètres dans ce brouillard pour que l'absence me poignarde ànouveau. Je l'entendais rire de moi, remuant la lame froide dedans mon dos voûté, alors qu'elle pointait de son doigt famélique, chaque endroit ou flottait ton parfum. Je me cabrai, fier et homme, pour désarçonner la traîtresse, qui chuta lourdement sur le sol enneige. L'absence lourde roulait à mes pieds, moquant mon moindre effort, et me donnant rendez-vous...

Je la sentais roder, fouine abjecte à l'affût de mon premier sentiment, elle diffusait dans l'air l'odeur rance du souvenir moisi. Je décidai de la tromper.

Lorsque j'entendais des pas à ma suite, je me persuadais qu'il s'agissait des tiens. Ne m'avais tu pas suivi maintes fois auparavant ? Jusqu'ici, jusqu'aujourd'hui ? La vraisemblance du scénario et la naïveté de l'espoir qui m'entretenait suffirent à tenir l’absence à distance. Il me suffirait ainsi de ralentir ma marche, pour sentir a nouveau le souffle chaud des étés sensuels. Il me suffirait ainsi de me retourner pour sourire encore à l'enfance oubliée... Mais j'ignorais encore, que ce passé dans mon dos, cette illusion d'histoire, me poussaient plus vite encore, vers des gouffres autrement plus stériles, et autrement plus sombres.

Car le bruit de tes pas, de leur voix de sirène, me chantaient encore les refrains oubliés. Les mélodies sournoises, grimpant a mes mollets et jusqu'à mon épaule, me caressaient le cou et bientôt suppliaient.

« Retourne toi, ne le laisse pas marcher seul, et courir après toi ! Sa main chaude est là , et s'ennuie de la tienne. Chacun de tes pas l’éloignent de toi, à chaque nouveau pas, il est plus loin, plus froid. Retourne toi ! »

La mélodie grimpant a mon épaule me saisit au menton et tourna mon visage. Oh garce de musique, tu jetas à ma face des vérités tranchantes ! Derrière moi pas de toi, pas de main, une lourde porte noire qui se fermait inlassablement, un long grincement puis un trou noir, où venait s’engouffrer l'air épais, irrespirable et glacial, qu'on me forçait de respirer.

Je repris ma marche pénible pour oublier cet antre où l'on te torturait. Les lampadaires étendaient à mes pieds des ombres agressives, longues et pointues et fuyant vers l'avant. Une armée de moi même, étendu sur l'asphalte, courant vers un demain ou l'aube n'est plus possible. Je projetais ma silhouette au nez des étrangers, vendant a l'inconnu un corps vide et vain. Une peau d'ombre, insensible et tannée, était soldée ici au milieu du boulevard.

Je n’étais que mille ombres, enfilées les unes par dessus les autres, et je m'effeuillais au gre des paves noirs. Prenez, n'ayez pas peur, vous ne me privez de rien. Prenez la vous dis-je, elle ne me manquera pas ! Habitez donc ce corps, il est désaffecté, mettez-y vos envies, vos fantasmes, prétendez le connaître, si cela vous amuse...

Mes ombres mortes et grises, pendant aux lampadaires, flottaient au vent du soir. Je marchais plus léger, plus propre et plus vivant, ayant abandonne ces habits déchirés. Presque nu à présent, et mordu de toutes parts par le froid de l'hiver, et par les dents féroces de l'absence blessée, je sentis finalement sur ma chair écorchée la lueur d'un matin. En moi, qui dormait sous les ombres, germait l'espoir timide que tu vivais encore, non pas sous mes paupières, non pas suivant mes pas ou bien me devançant, mais plutôt en moi même, en ma chair à jamais signée de ton nom, en tous ces traits nouveaux que tu y dessinas, en ces sculptures nouvelles que tu fis de mon âme.
Alors aucun train, aucune ombre, aucune bête féroce, qu'ils déchirent ma peau ou emportent ma mémoire, ne sauront jamais nous séparer vraiment.

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