La guerre, dans la boue, dans le froid. Le vacarme qui pique les tympans, les râles qui les écorchent, les mains gercées, l’odeur âcre du souffre et de la chair, la violence est un état, une époque, une ère. Recroquevillée dans cet hivers, dans cette humanité en berne, la nature fait la morte, l’horizon s’est éteint.
Des natures figées, qui n’en a jamais vu ? Qui n’a jamais craint ces paysages arrêtés, ces terres immobiles, désertées par toute trace de création ? Des natures figées, il en est de tous types. Les tableaux fauves d’une fin d’été, à peine troublés par un papillon annonciateur, les bords de mer qui posent, se reposent en septembre et dorment au soleil soupirant. Ces tableaux font rêver, ils sont libérateurs et ouvrent des fleurs de chaleur et de confiance qui aident à supporter l’immobilité.
Mais rien ici ne rendrait l’immobilité tolérable. La nature s’est figée comme un bois mort, torturé par les violences du climat humain, noué et vérolé. Les silhouettes qui s’agitent à la surface de ce pays avorté sont comme des vers vomis par le temps. La nature consacre ses seules forces à faire comprendre que ces horreurs ne lui appartiennent pas, elle se rend inhospitalière à toute forme de laideur. Le froid s’est abattu comme un courant de pensée, il imprègne les corps et les anesthésie en leur antre déshumanisé.
Le froid pourtant était autrefois si beau, il chantait d’une voix blanche et légère et dans son chant se mêlaient les chants de noël, l’odeur du houx et la cannelle. Non le froid n’avait pas toujours été si mort. Et les natures figées de décembre, semblaient recueillies mais pas résignées, se laissant partir le temps d’une gelée dans un délire blanchâtre et pailleté, laissant courir sur son flanc lustré les enfants éblouis qu’elle élevait sans trêve. Mais tandis qu’elle dormait les enfants jouaient à la guerre, et creusaient les tranchées qui la balafrent aujourd’hui.
Et les tranchées sont là comme autant d’alcôves où meurent les espoirs blessés. On vient dans ce mouroir chercher la fin de l’enfer, chercher un point final, un point de fuite dont l’horizon défiguré est à jamais privé. Quelle triste galerie ! Un musée morbide pourrait-on croire, et pour les étrangers, mais qui sait les trésors qui couvent au cœur de ces hommes silicifiés. Ces terres qu’on ne parcourt que comme un abattoir, sont en fait pour ces âmes le refuge ultime où elles nourrissent leur espérance, les abreuvant du mince filet de souvenirs qui coule encore derrière leurs yeux blasés.
Derrière ces masques mortuaires se jouent les délires de vie les plus purs, les plus essentiels. C’est une fantasmagorie indécente qu’on tente de revivre dans la boue, appelant à la rescousse des sensations perdues, dans un cri désespéré à celui qu’on était. La peur de se perdre, de s’oublier, d’oublier ce cher ami qu’on avait, ce cher ami qu’on était, l’enfant de dix ans dont on s’était juré de ne jamais lâcher la main. L’enfant qu’on avait écarté pour le protéger est en fait le dernier secours, l’arme ultime de la résistance. Mais où est-il aujourd’hui ? Parti jouer, vexé par nos sarcasmes, derrière les collines noires de notre oubli. Entend-il nos cris ? Sent-il couler nos larmes chaudes dans les tranchées glacées où nous échappons à la vie, croyant fuir la mort ?
Parfois il semble qu’il réponde. Il envoie comme un parfum familier noué à mille autres, si abjectes en comparaison. Le parfum de chez moi, je le reconnais, le parfum du bonheur, ce parfum sans nom. J’aimerais qu’il reste, mais le bonheur est le seul à pouvoir s’échapper de ces maudites tranchées. Pourtant quel bouquet il me ramène ! Il me semble sentir à nouveau le sang frapper le bout de mes doigts, comme si je portais mon cœur au bout de chaque phalange. Comme quand je rentrais d’une longue promenade dans la campagne figée de janvier, et que je réveillais mon corps à la chaleur d’un foyer où se consumait un amour inépuisable.
La volonté de souvenir est obsédante, on analyse tout ce qu’on peut encore recevoir, tout ce à quoi on ne s’est pas rendu étanche, et on s’obstine à tout interpréter. On cherche dans le soupir du vent stérile la mélodie d’une berceuse, dans l’insupportable âcreté de l’air les parfums chauds du foin mouillé, mais on peine à se berner. La grande illusion nous a fait rire, son souvenir nous ferait pleurer, si la douleur n’avait pas asséché nos larmes. Dans nos yeux désertiques à la surface vitreuse se reflètent les ombres qui nous ont éteints. Des éclats éblouissants de la jeunesse ne subsiste qu’un catalogue de photos jaunies que l’on fait semblant d’identifier. Les sourires sur les photos ne sont plus des souvenirs, ils ne sont que des visages anonymes et étrangers, insolents d’insouciance, qui crachent à notre face l’image de l’abandon dont nous sommes tous coupables, nous autres qui peuplons les tranchées. Car ce n’est pas notre album que nous feuilletons en pleurant de la poussière, mais celui d’un enfant dont la main a glissé, on ne sait plus trop quand. Il était si léger, il était si discret, il ne voulait rien dire. L’esprit a fixé les poids, les années lourdes, mais n’a pas retenu l’essence éthérée dont nous cherchons désormais l’ivresse.
Qu’il me juge, lui et lui seul que je crains d’abandonner, et qu’il choisisse de m’abandonner à son tour, s’il ne me juge pas digne de sa clémence. Lui qui avait accroché mes rêves au firmament de mon enfance, et qui m’avait chargé de grandir assez pour pouvoir les atteindre. Lui qui m’a envoyé au combat, qui m’envoya croiser, conquérir les terres promises dont les dessins, dans les livres d’enfant décoraient ses songes. J’ai trouvé la planète des fleurs, mais mon ange, les mauvaises herbes y ont poussé, et la haine a labouré les vallons parfumés. Les longs lys filiformes ont quitté les lieux avant mon arrivée, et ce sont les fusils qui m’ont accueilli. Je sais, j’ai traîné en route, mais si tu m’entends, sache que j’ai gardé en moi toutes les graines que tu m’avais confiées, et dans toutes ces tranchées, j’entends bien les semer. Et tu verras fleurir, mon petit, la planète qui sera ton jardin secret. Car la guerre ici s’appelle la vie, je la mène contre un désert, et contre des déserteurs. La vie est violente, elle nous a fait hurler dès la première seconde, mais je serai plus combatif, et pour toi, rien que pour te revoir sourire, je conquerrai chaque once de terrain que tu as convoité, et j’extirperai à cette vie jusqu’à sa dernière larme de beauté, son ultime goutte de bonheur.
A toi, dont la main réchauffe encore la mienne parfois, toi qui t’es dissout dans chacune de mes heures, toi dont la foi n’a jamais failli. A toi qui es né en même temps que moi, et qui , volé par le temps, ne mourra jamais.
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