La cruelle désillusion du réveil résonne derrière lui à chacun de ses pas. Tous les matins la même torpeur, ce désenchantement qui l'expatrie un peu plus à chaque fois. Il est hors de son corps, le voit de loin et lui hurle de revenir, mais un vent trop fier l'emporte déjà vers l'impossible réalité. Souvent, une fois surmonté ce réveil comateux, il se demande par quelle force il parvient à se convaincre d'une manière si persuasive qu'il s'est envolé, alors qu'il gît mollement au cœur de la nuit. Quelle force aussi le projette irrémédiablement dans cet enfer de rêve qui lui promet tout? Il se plait à croire que l'enfer ne brûle qu'au creux de ses rêves, que la réalité n'est pas mauvaise, et qu'elle ne paraît morne qu'à la lumière trompeuse de ce pays des songes qu'on lui dessine chaque nuit. Quelle force maligne en effet veut l'anéantir en ternissant jusqu'à l'image de chacune de ses heures?
Il tient là son combat, son formidable fait d'arme. Posé là, bien ancré sur les pavés, il est décidé à chasser de son esprit l'idyllique Eden qu'ont chanté ses sirènes. Rassemblant ses esprits il a un jour fait face à l'évidence: on ne chasse pas un rêve par un autre rêve, on chasse un rêve en le réalisant. On le réduit à l'impuissance, on le met hors d'état de nuire, on l'exécute, on en extirpe jusqu'à l'essence. Il observe d'un œil méfiant les composantes grisâtres de son monde et les toise une à une, obscurs objets de sa vengeance. Dans sa tête, il les sculptera l'une après l'autre, jusqu'à en faire les éléments somptueux du décor de son rêve. Tout ce monde n'est que perception, et la perception s'éduque.
Souvent il a failli se résoudre à la regrettable facilité de la béatitude. Mais l'émerveillement permanent sur la plus pauvre des créations était un bonheur commercial, une vierge sous la neige dans une boule en plastique. Ce voile pudique jeté sur le monde comme on jetterait une nappe de pique-nique sur une fourmilière l'éloignait encore de la beauté complexe qui lui tendait les bras. La beauté uniforme de l'amour universel demeurait d'une splendeur lassante. Ce Lala-land imbuvable, pays des lapins bleus, coulait entre ses doigts comme un fleuve opulent d'une mièvrerie entêtante, charriant en son flux diverses immondices. Il n'eut pas été surpris de rencontrer en son lit, bien calé contre la pile d'un pont, le corps de quelque Virginia Woolf.
Clairement cette bienveillance extrême banalisait la laideur ambiante pour la nommer beauté, et en la voyant partout niait jusqu'à son existence. Car la beauté reste une insulte à l'ordre du monde, un insolent hasard, une fortuite coïncidence. Et la grandeur de ce monde ne tient pas au fait qu'il est harmonieux (il est en général abjecte, injuste et perfide), mais bien plus au fait qu'il sait produire de ces mystérieux îlots, diamants de tourbières. Et tous les drames que leur conquête engendre, ces tragédies qui animent le manège incontrôlable de nos vaudevilles personnels.
Voir enfin dans ce marasme poisseux se dessiner intelligiblement la grande comédie humaine, c'était là sa revanche. Car il vivait désormais au cœur même de l'Opéra, dans un roman de Zola ou sur une partition de Chopin. Certains ont peint la laideur, la misère, les sentiments les plus abjectes, d'autres les ont chanté, et on pourrait bien les danser.
Il suffit de peu pour qu'un artiste transforme la réalité la plus crue en un conte fantastique. Une fine couche de neige sur ce merveilleux paysage, et on oublie vite la décharge publique qu'elle recouvre. Et la puanteur de toute cette laideur camouflée exalte les parfums plus nobles de l'instant précieux où la neige à recouvert l'enfer.
"Toujours regarder la vie en face, l'aimer pour ce qu'elle est". Depuis toujours il avait chéri cette phrase et l'avait acceptée comme un dogme. Il savait maintenant l'appliquer à son propre combat, de la vie à l'art de vivre: toujours regarder la laideur en face, ne jamais lui tourner le dos de risque qu'elle vous attaque par derrière. L'apprivoiser, la mettre en scène aussi, et jouer au mieux son rôle dans cette grande pantomime sadique. Cette grande scène que lui promet son rêve familier, cette chimère qui le torture à l'aube, il la foulait du pied alors qu'il battait le pavé la tête dans ses pensées. Qu'est-ce que l'art de vivre sinon l'art de mettre en scène son existence? L'horreur banale qui nous entoure, et que nos rêves refoulent si souvent, parait transfigurée à travers les yeux de l'artiste.Ainsi exposée, elle presse même les amateurs à venir l'admirer, à se pâmer devant sa puissance dramatique, son tragique racinien, son réalisme Zolien, son brouillard impressionniste lorsqu'elle est perçue par les yeux fatigués d'un alcoolique ou d'un drogué.
Alors le danseur épousera les rythmes aléatoires dictés par la respiration pénible de la ville qu'il piétine, et dansera sa vie en s'attachant à emplir chacun de ses gestes de tout ce qu'il sait de son rôle. Il découvrira les scènes les unes après les autres et en les habitant d'une foi ardente en cette oeuvre, découvrira au fil de l'intrigue les subtilités de son personnage.
Il y a des romans tristes, des tableaux gris, des symphonies pathétiques et des monuments aux morts. On ne les a jamais oubliés, on les relit, on les copie. L'art de vivre recouvre son monde d'une couche de vernis et d'une reliure dorée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire