mardi 11 septembre 2007

Les papillons et la falaise

Il aurait fallu le vivre, il aurait fallu le voir. Le voir se débattre dans un monde trop grand, lui trop petit, lui trop gourmand, trop conscient de l'étendue de ce qu'il aimait déjà. Trop impatient, piquant des colères pour effrayer les années qui le séparaient du monde auquel il a toujours appartenu, président de son berceau tout ce qu'il ne possédait pas encore, colonisant les terres qu'il ne piétinerait que des années plus tard. Le voir envoyer paître les carcans, dans des bourrasques d'impétueuse fulgurance, ne laissant sur leur passage que la trace évidente d'une nature inviolable. Mais pour l'heure impuissant, charmant le monde d'une fragilité gracieuse, comme un papillon dansant au bord de la falaise.
Il aurait fallu les vivre, il aurait fallu les voir, attendris devant l'enfant, relativisant des colères qu'ils n'imaginaient pas encore absolues, protégeant celui qui les aura tant protégés. Les voir construire son monde, ignorant encore que c'est lui qui reconstruirait le leur à son image. Lui dessiner un avenir, apprenant les couleurs aux daltoniens, et se rendre compte qu'eux seuls détiennent les secrets du relief et les subtilités de la perspective. Il aurait fallu voir apparaître cette troisième dimension, celle qui fait peur, la profondeur cachée qui fait qu'on peut paraître si proches en étant si loin, celle qui fait qu'on semble trop petit dès qu'on quitte le premier plan. Les voir découvrir dans ce nouveau relief ce qu'ils avaient perdu en chemin, d'abord de vagues murmures, puis un hard rock assourdissant.

Il aurait fallu le voir, quand l'heure fut venue, faire basculer son monde. L'imposer, le poser en travers d'une route droite et large, forcer les passages secrets, éviter les trompe l'œil. Le sentir craquer, sans en avoir le choix, le sentir pousser en écartant les murs de la chambre où il se terrait, quand le reste du monde n'avait plus pour lui que des sens interdits. Et puis sentir les orages abyssaux éclater chaque fois que les doutes sournois attaquent une foi inébranlable. Et enfin voir prospérer ce monde en marche, le voir marcher sous le soleil de ses espoirs, le voir construire, hésitant et ambitieux, comme un monarque fraîchement couronné tenant d'une main d'enfant les clés de son royaume.
Il aurait fallu les voir, dans ce monde basculé, se mettre à sa place. Les voir se laisser éduquer, se laisser apprendre, modestes et avides. Les voir redécouvrir la diversité du monde, les sentir nus dans la fragilité de l'inconnu, hésitants en présence des prémices de l'ivresse d'une liberté nouvelle. Les voir écarquiller les yeux devant ce bouquet de possibilités, cette explosion d'horizons. Les voir se pencher au bord de la falaise, et se saouler de l'air pur du vide, se jeter dans les vagues montagnes de ces vagues de ciel, dans l'avenir où l'on ne va que tenu par une main aimée.

Il aurait fallu le voir imposer son absence pour prouver son évidence. Le voir apparaître là où il n'était plus, arrêtant le train pour nous montrer du doigt le chemin parcouru. Voir sa chambre emplie de sa disparition, les preuves de notre amour arrangées sur un lit se soulevant encore de son souffle de frère qui dort. Il aurait fallu le deviner, lui aussi, dans un autre train, être sûr des images que le temps déroulait dans ses songes profonds. Le voir se réveiller parmi les papillons sur un quai de gare bondé, parti battre des ailes au bord d'autres falaises.
Il aurait fallu les voir, arrêtés comme une heure au cadran d'une montre, les aiguilles immobiles dormant dans le hasard, ne sachant où aller, ne sachant se rejoindre.Les voir importunés par la lumière du jour, qui leur faisait miroiter ce qu'ils ne voyaient plus. Les voir tourner au vent d'une inertie, cherchant le souffle exaltant de l'aile du papillon, mais n'entendant que le vent d'un été terminal gémir sa solitude dans la chaleur des feuilles. Et puis les voir trouver les traces d'un héritage, des messages cachés au creux de leur regard, qui relevaient leurs yeux et leur montraient demain.

Il aurait surtout fallu entendre, dans l'air stagnant de cette fin d'été, jaillir la voix du silence, couvrant le bruit que fait le monde, nous chantant en simples vers les éternels que nous oublions en chemin. Voir le sol de rocaille, de riche bruyère et de blés blonds s'arrêter net dans un vide de verdure, et voir les papillons danser sur la brèche. Les entendre rire de notre lourdeur, de nos poids ridicules qui nous clouent au sol et nous supplient de redouter la falaise. Eux si colorés, portés par les rayons rieurs d'un soleil rougeoyant comme les arbres d'automne, empruntaient de longs arcs par-dessus la falaise, qui les menaient tout droit vers des îles d'air pur.
Et se sentir marcher, serrant pour son salut la main d'un papillon, haut , très haut par-dessus la falaise, et sentir se construire à chacun de ses pas , sous nos pieds nus d'éternels enfants, le pont qui enjambait l'abysse de nos chagrins.


Autrefois, je ne savais pas
Qu'il est des mots qu'on n'entend pas
Mais un soir une ombre est venue
Qui m'a dit : Écoutes un peu plus
Une voix te parle aux mots inconnus
Entends-tu : La voix du silence

Je m'en suis allé promener
Les peupliers se sont penchés
Pour me raconter des histoires
Qu'ils étaient les seuls à savoir
Et le vent et la mer
Doucement me parlaient
J'entendais :
La voix du silence

Et depuis j'ai vu des gens
Qui jetaient des mots à tous vents
Et qui discouraient sans parler
Qui entendaient sans écouter
En proposant des chants connus
Que nulle voix n'a jamais repris
Et leurs cris ouvrent
La voix du silence

Les hommes ne voient plus les fleurs
Ils en ont pris des rides au coeur
Ils espèrent en faisant du bruit
Meubler le vide de leur vie
Et même au fond, sans un bruit
En gouttes de rosée
Étouffées, étouffées comme
La voix du silence

Toi tu dors à mon côté
Et je n'ose pas parler
De peur que mes mots se confondent
Avec le bruit que fait le Monde
Mais je t'aime tant
Qu'un jour enfin tu comprendras
Tu m'entendras
Dire les mots du silence

Marie Lafor^et

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