mardi 11 septembre 2007

Evidemment (comment taire...)

La chambre est désertée après la bataille. Le jour tout entier est jeté sur le sol, comme un manteau jeté le soir sur un lit et sur lequel on s'effondre. L'heure est au souffle, l'heure est au soupire, et c'est le corps fourbu qu'il traverse la chambre jonchée de jouets. Pour ne rien abîmer de la dépouille de ce jour exceptionnel, il regagne son lit sur la pointe des pieds, dansant entre les traces d'un combat glorieusement mené qui a rempli son être d'une fierté un peu grande pour son cœur. Ce jour ne le laissera pas un jour plus vieux, ni un jour plus froid, mais un jour plus grand et un jour plus fort. Un jour plus riche d'avoir fait un pas en avant, d'avoir défriché un peu plus de ce monde, de l'avoir colonisé à sa manière, et un peu plus loin qu'hier.
Il a joué ce jour jusqu'à l'user, criant et rabâchant ce qu'il est dans tout ce qu'il a fait, sautant toujours plus haut pour attraper ses rêves et les clouer au sol à ses côtés. Mais la lumière s'éteint sur ces mémorables ouvrages, les minutes s'envolent, chaque minute un peu plus sombre, laissant à vif la nostalgie qui couve sous toutes les joies.
Le soir laisse s'envoler son chant, la berceuse mélancolique rythmée par les battements résonnants d'un corps qui s'abandonne. La rançon, la dépression, l'inutilité soudaine du temps qu'il reste le frappent et sonnent en lui, remplaçant ses pensées enjouées par un chant lancinant. Perdu dans sa contemplation, le jour s'anime une dernière fois, animé par les fantômes de ses souvenirs encore chauds.

Entre sa mère, qui constate dans un désarroi émerveillé la métamorphose de l'endroit. Tout est plein du désordre de l'enfant, tout exprime sa croissance et sa maturation, comme s'il les avait écrites à l'encre rouge sur les murs. Au fond de son lit se cache l'oiseau fiévreux qui sent passer son temps. Il reste prostré, fixant dans le vide le cadavre d'un bonheur dont il ne sait que faire. Sa vue est insupportable, mais il n'a pas la force de s'en débarrasser et de tourner la page. Il attend sa visite pour enterrer ce jour, elle pansera ses douleurs et épanchera ses angoisses pour le conduire doucement au repos. Elle se dirige elle aussi vers le lit sur la pointe des pieds pour ne pas souiller le site, s'assied sur le lit et attrape d'un sourire le regard perdu de l'enfant.

Sa voix, son odeur, sa douceur, achèvent d'apaiser le soir brûlant. Sa main passe comme un message de paix, et réconcilie la vie avec les souvenirs. Elle promet leur retour, chante le cycle des lueurs et le recommencement des joies, l'art du bonheur qui ne se perd pas. Elle tisse avec soin le fil du passé, choisissant les plus beaux moments du jour pour coudre dans la mémoire de l'enfant un canevas harmonieux. Elle arrange, jour après jour, une collection d'images qui lui donnent foi en son existence. Une bibliothèque dans laquelle il pourra s'enfermer et s'échapper si le jour nouveau n'est pas assorti aux couleurs de sa vie.
Il écoute, hypnotisé par l'enchantement du repos, empeloté dans la chaleur du soulagement. Le jour tant regretté se cristallise et se sanctifie dans la bibliothèque parmi les autres reliques. Mais les souvenirs qui s'accrochent aux murs sont dans sa chambre autant de fantômes qui l'enchaînent à ce qu'il est resté ce soir : un petit garçon. Devant lui s'échappe l'image du géant qu'il veut incarner aux yeux de tous. Comment taire l'angoisse du deuil d'un jour, comment taire l'ivresse de l'ambition, comment taire ce qu'on est et s'arrêter au milieu du monologue que la vie nous condamne à déclamer ?


La lumière s'est éteinte, la douceur luit encore faiblement mais s'évanouit elle aussi bientôt. La confiance se fissure, le doute bouillonne alors que s'élève toujours plus haut la muraille de la nuit. Ce mur l'obsède. Il est noir mais on ne voit plus que lui, et la raison s'y cogne à s'y étourdir. Il le cloisonne et cantonne son rêve à une vie ordinaire, promet un jour normal comme si c'était rassurant. L'enfant s'imagine pris dans cette répétition interminable de jours normaux comme dans les spirales infernales qui clôturent nos cauchemars. Une chasse d'eau, une impasse, un pauvre carré que l'on parcourt machinalement comme un chien mécanique qui se cogne aux parois de son cageot. Le caprice naît dans la fantaisie d'une nuit : il est indispensable que demain soit un jour incomparable pour qu'il vaille la peine d'être vécu. Il faut que les révolutions s'enchaînent au rythme des jours. Demain commence la vie, demain est la seule clé qui lui ouvre la porte du futur dont il rêve. Demain sera décisif, il faudra être au rendez vous. Ceux qui ne voient pas à travers la muraille de la nuit n'ont pas encore inventé le monde qu'elle cache. Elle ne leur révèlera jamais. C'est à lui de peindre sur cette muraille, de tracer les plans de la cité qu'il voudra conquérir à l'aube.
Il trouve le sommeil assommé par la moiteur de son tourment. Toute la nuit il est ballotté par les convulsions d'une idée qui le met en chantier. Il tend l'oreille pour comprendre son rêve, mais c'est un orchestre entier qui interprète ses songes. Il ne sait pas isoler les harmoniques et se contente de laisser la musique l'habiter.
Un jour vierge vient doucement couvrir de ses mélodies candides la symphonie nocturne. Ses yeux s'ouvrent grands et nets, il fixe le jour en défiant son regard. Il souffle, l'air solennel, comme pour expulser les doutes de la nuit. Il inspire sans s'étourdir et se dresse avec conviction. Il toise sans pitié les restes de la veille et traverse la pièce en bousculant quelques jouets. Il visualise le chantier que sera ce jour et se gonfle de la tâche qui lui est allouée : changer son monde, faire qu'il porte à jamais sa trace, revendiquer les heures vierges où paissent encore les troupeaux placides et les marquer de son sceau. Il s'accorde encore quelques instants d'oisiveté et les emploie à admirer l'aurore qui s'offre à lui.
Ce matin le soleil se lève dans un tissu de brume soyeuse. La lumière est diffuse et douce malgré sa fraîcheur extrême, un froid qui calme sans épingler et anesthésie les peines résiduelles laissées par les rêves agités. L'aube est impressionniste, les éléments se devinent mais une part de mystère s'offre à l'imagination des observateurs. C'est un jeu d'enfant d'aimer la vie ce matin, il suffit de la peindre et de la composer à l'image de son eden.

Evidemment...

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