Les yeux clairs
Au ciel, la pierre noire des tours de l'église tranchait lentement dand le gris bleuté des nuages. Du dessous, les émois saisonniers de la ville les éclairaient d' une incertaine clarté. Au sol s'épandaient, telles des braises fraîches, les joies convenues, parfois sincères, d'une foule plus anonyme qu'abondante.
Dieu, trop occupé semble-t-il à trancher dans le gris bleuté des nuages, avait négligemment guidé mon vagabondage vers cet exode improbable. Parti sans bagage ou presque, car tel était mon souhait, je goûtais, non sans délectation, aux morsures d'un embryon d'hiver sur ma peau presque nue.
Qu'elles sont nombreuses, et qu'elles se parent bien, les nudités dont on peut se vêtir! Autant de naturismes, autant d'indécences que de morales peuplaient la place sombre où j'avais planifié de renaître.
Dans un repli du temps, j'avais abandonné quelques encombrants. Hautement inflammables qu'ils étaient, l'abandon auquel je les avais confiés ne peina guère à les consummer. C'est donc léger et nu que j'essayais de me perdre parmi ces visages étranges. Simple et presque vierge, propre à s'en écorcher la peau, je tournais sans me retourner, écoutant se taire les sirènes familières qui avaient jusqu'alors accompagné mes marches. Qu'il était doux, le papier de cette page blanche. Je la tournais, la caressait, en respirais l'odeur, cherchant le meilleur moyen d'y inscrire mon empreinte sans y tracer de limite.
J'y voyais une carte, quadrillée par les pavés noirs du centre ville. De toute part arrivaient avenues et ruelles, chacune unique et toutes méconnaissables du fait de leur grand nombre. A chacun de mes pas, il me semblait changer de pays. Un pas, un horizon, un langage, àà chaque minute j'organisais un nouveau baptème pour celui que je devenais.
Moi l'inconnu, marchant sur Prague drappé de souvenirs, laissais tomber sur les pavés humides, par pans entiers, l'étoffe lourde des années. A pas précieux mais insouciants, je faisais la conquête démagogique de mon propre esprit. Je fixais crânement des inconnus joviaux, me flattant de leur indifférence, caressant avec fierté mon anonymat. Leurs yeux noircis par les lumières de la ville étaient aveugles à mon passé. Sur leurs pupilles rétractées ne valsaient que les mille lucioles tombées sur la ville pour la Noël. Il en eut fallu bien moins pour éclipser mes mon regard ce soir là.
J'étais rentré en moi même, si profond et si petit, que je ne me soupçonnais plus.
Quelle meilleure tannière pourtant, pour un loup affamé, qu'une forêt trop dense un hiver trop blanc?
Alors que je fermais les yeux, il me semblait que la place sous mes pieds commençait à tourner. Alors j'imaginais devant moi le défilé des rues et de leurs embouchures, chacune m'appelant à les empreinter, faisant étalage de leurs charmes et de leurs mystères. Une loterie de choix où il me plaisait de parier mon futur.
J'ouvris les yeux d'un coup. Le noir fut total. J'attendis un instant, me donnant une chance de retrouver mes esprit. Sans succès. Les flammes de la fête et leurs éclats sonores dansaient à présent dans mon dos. Devant moi, la nuit, l'hiver, des pierres humides au sol où coulait parfois quelque reflet blafard. La nuit très vite les épinglait, et ils agonisaient sous les semelles de mes chaussures humides.
De cet horizon d'un noir intense provenaient les claquements froids d'une semelle dure sur le pavé. Ils résonnaient contre les murs dentelés de l'église comme dans un écrin nacré. Confiant, ivre de ma nudité nouvelle, mes pas assurés entamèrent la ruelle. Je progessai, le vent qui s'engouffrait dans la rue étroite accélérait ici. Je m'en protégeais, baissant la tête, couvrant mes oreilles et mon nez. Des jeunes filles allègres couraient à ma rencontre, vers la place. On eut dit quelques oiseaux légers portés par les bourrasques. Aveuglés par leurs chants hilares, ils ne compromirent pas mon anonymat.
Je marchais avec la conviction du hasard, me souciant peu des intentions profondes de celui guidait mes pas. Trompant mes instincts, je quittai des yeux mes souliers et redressai la tête. Un vent froid et sec m'embrassa et fit naître à mes yeux quelques larmes. Les secousses de mes pas, les tremblements du liquide devant mes yeux, faisaient osciller doucement dans ma tête les contours des maisons noires.
Dans ce décor flottant, un personnage immobile se dessinait à présent. De profil, le visage tourné vers moi, adossé contre le flanc de l'église, il semblait qu'il en soutenait les murs. J'oubliai que je marchai. Il s'approchait progressivement de moi, comme le reste du décor, porté par les bourrasques glacées.
Sous une capuche lourde, il ouvrit sur moi de grand yeux clairs et vide. Ce regard sans expression et et sans jugement fut le premier à me voir. Au fond de moi je sentis une morsure. un grognement étouffé m'emplit. Du fond de sa tannière, un loup blessé hurlait, rampant penaud, toujours plus profond en moi.
La lumière des yeux clairs le traquait , inlassablement, indifféremment, méthodiquement.
Nulle cache ne pouvait plus le dissimuler à ce regard blanc. Acculé à la paroi sombre de mes tréfonds, dans un ultime élan il bondit hors de moi. Je tombai au sol. Au ras des pavés humides, je le vis disparaître aux confins mystérieux de la ruelle étroite. Sans même prendre mon souffle, je partis à sa poursuite. Je cours toujours. Je ne sais pas où mais je sais à présent pourquoi.
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