vendredi 21 janvier 2011

Strip tease

I
Elle est à côté de moi, étendue dans mon lit, comme elle le fut si souvent auparavant. Inanimée, lasse et un peu honteuse, dans le silence gêné que la nudité fait parfois naître chez les étrangers. J’éteins la lumière, et mes yeux s’écarquillent, fixant le noir du plafond blanc. Y défilent les images de mes fantasmes, ou celles de mes souvenirs, qui se mêlent avec malice. Je les combats, les abats, une à une, à coup de paupière.
Deux personnes nues, assommées par la pudeur, qui se retrouvent là un peu par hasard, avec la curiosité purement anatomique que certains enfants peuvent avoir face à un corps étranger. J’aimerais me blottir contre le fantôme qui partageait mes nuits, et qui lui ressemblaient tant. La nuit l’a effacé, comme les vapeurs d’alcool emportent avec elles la folie des nuits d’ivresse, et laissent au sol le parfum âpre de la réalité. Et ce cortège de questions concrètes qui attend à la porte du jour…
La nuit a passé sur nos vies, très lente, très calme, comme une convalescence. Comme un deuil solitaire et apaisant. Il reste près de moi cette erreur nue. Et je baigne dans un mélange d’angoisse, de colère, de détresse… De compassion aussi, et de cette irrépressible envie de pardon, que j’essaie de faire taire. Je veux donner une chance à ma dignité.
Le matin caresse les rideaux blancs, et la lumière filtrée s’enroule doucement sur son corps. Elle dort encore. Elle joue très bien l’endormie. Elle semble si fragile, désarmée. Je la plains d’avoir perdu ce jeu qu’elle a déclenché. Elle s’enferme, très petite, dans ce sommeil feint, où l’embarras semble l’épargner un peu. Que la nuit fut longue. La lumière du jour revient comme un souvenir très lointain, d’un temps où la réalité était encore accessible.
Comme ces rêves très complexes, je sens déjà notre histoire qui s’évade de ma mémoire. Très vite j’attrape le fil qui court entre mes doigts, et je remonte le chemin tortueux de mes souvenirs. Je veux comprendre ce que j’ai traversé, entre ces deux états de la réalité, entre ces deux états de moi.


II
Je l’avais aperçue, assise à un bar. Je ne faisais que passer, mais n’étais pas pressé. Je marchais avec empressement mais sans but. De ces errances délicieuses qui sont le luxe des oisifs. Son image se mêlait aux reflet des passants dans la vitre du café. Elle semblait être la seule beauté durable dans ce décor éphémère, et elle semblait attendre, pur fruit de mon imagination, protégée du regard des autres hommes. Je n’avais pas l’habitude d’aborder les inconnues. L’ivresse de son apparition ayant eu raison de mes inhibitions, je pris momentanément conscience du fait que je n’avais rien à perdre. Tout s’était ensuite passé très vite, et étonnamment bien. Je ne pouvais que tomber au piège de son innocence. Elle était de ces femmes fatales les plus dangereuses, je ne l’appris qu’après. Pas de ces lourdes pivoines, fardées de pourpres épais, et suffocant dans un nuage de parfum sirupeux. Elle était de ces fraîcheurs vivantes qui rendent plus faciles chaque geste de la vie. La parole, la respiration, le mouvement… tout menait au plaisir par la simplicité et l’évidence.
L’ivresse, les beaux discours, les fantasmes projetés, partagés au moins jusqu’à un certain point je pense, eurent tôt fait de m’arracher presque totalement à la réalité. Ma raison, quelques pieds sous mon corps en lévitation, avait la voix fatiguée, et c’est en vain qu’elle scandait d’alarmantes tirades. Je ne regrette rien de ces moments d’ivresse. Leur souvenir seul vaut la peine de les avoir vécus. Et peine il y eut.

III
A quel moment durant un songe prend-on conscience que l’on rêve ? Parfois on se réveille en sursaut, et du rêve il ne reste qu’une carcasse, qu’on abandonne sur le bas côté et qu’on aura vite oubliée. Parfois on note simplement quelques invraisemblances dans un scénario. On accepte alors la virtualité des opiums, et on laisse l’histoire se dérouler, curieux et défaitiste en même temps, une part de nous rigolant doucement de la naïveté de l’autre partie. Les histoires les plus parfaites, paradoxalement, sont le terreau le plus fertile au doute. Chaque imperfection y jure vulgairement. Que les amours blanches sont salissantes…
Les jours passant, il me semblait qu’elle cherchait à m’enfermer dans mon rêve. Elle entretenait les fantasmes, les mystères, elle soufflait en permanence autour de moi un nuage délicieux et étourdissant. Mes questions étaient noyées dans son flot de tendresses excessives. Je voulais un lien entre ce fantasme délirant et mon quotidien. C’était pour moi la dernière étape vers le bonheur total. J’ai toujours trouvé ce qui existe plus merveilleux que ce qui est rêvé. Inlassablement, avec mille précautions qui forçaient le pardon, elle me refusait cette ultime faveur. C’était une torture infâme. A chacun de ses refus succédait une promesse, et je rongeais mon frein. Le bonbon promis, lorsque j’en sentais presque le sucre sur mes lèvres, m’était perpétuellement refusé. Ces frustrations, comme autant de coups de fouet, mutilèrent mon amour et le firent vieillir prématurément.

IV
J’étais en avance au rendez vous. J’étais joueur, un peu curieux, un peu voyeur, de ce voyeurisme enfantin toujours. Je voulais lui faire plaisir, entrer dans son jeu, dans son fantasme. Je savais qu’elle se préparait, je devais arriver quelques minutes plus tard. Elle était toujours d’une absolue ponctualité. Jamais je ne l’ai surprise, quelle que soit l’heure de nos rendez vous, elle était là, invariablement disponible. J’avais parfois le sentiment qu’elle passait sa vie à m’attendre, qu’elle n’existait que pour moi.
Alors ce soir là je suis passé devant chez elle, quelque alcool fort dans mon sac, et de quoi satisfaire un certain nombre de nos sens. Par la fenêtre, à travers le rideau, comme au premier jour, j’aperçus sa silhouette. Ses courbes s’affairaient, dans une forme d’agitation que je ne leurs connaissais pas. Il me semblait tenir là le chaînon manquant de mon bonheur. Ce lien avec la réalité. L’humanité de mon insondable. Fasciné, je m’approchai, dissimulé par la nuit.
Je découvris bien plus qu’une humanité. Je découvris Machiavel, je découvris Dalilah. Je découvris une actrice dans sa loge, derrière un décor de carton pâte, se préparant pour la représentation qu’elle me donnait chaque soir. Quelqu’un avait posé sur le corps que je pensais connaître si bien un visage étranger. Elle me tournait le dos, assise à sa coiffeuse. Etait-ce son miroir qui me mentait ? J’imaginais les combinaisons de reflets qui pouvaient expliquer l’invraisemblance de ma vision. Rien ne vint. Ce visage était le sien. Elle manipulait avec froideur et dextérité mille fards et pinceaux. Elle traçait à présent sur le visage étranger une ligne qui me parut enfin familière. Elle me rappelait vaguement son sourire. Cherchant d’autres indices, mes yeux parcourirent la pièce. Au pied du lit, un costume, un masque. Son personnage étendu et sans vie. Dans un album photo un répertoire d’expressions qu’elle interprétait en ma présence. Elle les répétait à présent face à son miroir. La voici qui parle. Peu à peu sa voix prend des intonations familières. Elle tient avec son personnage un dialogue improbable, se questionnant elle-même pour tester sa connaissance de son rôle.
Je n’étais qu’un dupe de plus, un naïf, un excité ordinaire. Un insecte de plus s’agitant dans sa toile. Je restais hypnotisé devant la scène. Il me semblait que je contemplais un tableau, de ces toiles de maître qui vous envoûtent. Autour de l’image s’écroulait lentement un décor de carton. Le reste du monde se décomposa autour d’elle. J’étais debout et pétrifié, dans ce temple dont les colonnes, une à une, s’écroulaient lentement, en silence, entourant ce beau tableau d’une fumée brunâtre. Perdu, je retrouvai l’usage de mes jambes, courus vers la porte du temple, ou plutôt vers sa porte, que je frappai avec violence, les yeux humides et écarquillés.

V
Lorsqu’elle ouvrit la porte, il me sembla que j’étais un bourreau, et qu’elle attendait son exécution. Grave, mais extrêmement calme, elle me faisait penser à une condamnée dont la peine avait été retardée, consciente de sa faute, et de l’indulgence dont elle avait profité.
Face à mon flot de griefs et d’accusations, elle fut un roc fier. Elle ne bougea pas, mais s’éroda plutôt, diminuant lentement. Les heures passèrent, et la tempête se calma.
Je ne la regardais plus, assis sur le lit, lui tournant le dos, elle n’avait plus d’existence. L’érosion était achevée, le démaquillage était complet. Je l’imaginais assise aussi, de l’autre côté du lit. Sur mon visage, peut être quelques larmes froides et translucides, de celles qui purgent vos narines et rendent la respiration plus facile. Dans son dos, sur son corps, une cire qui fond peu à peu et qui s’écoule. Cette pellicule superficielle et qui fond de honte sous la flamme, suintait le long de ses courbes révélées, teintée parfois du noir et des paillettes de sa parure à l’agonie.
La fin des stratagèmes et des supercheries. Flottant dans l’air lourd de la chambre, les stratagèmes évaporés donnaient à l’instant la lourdeur marécageuse de l’éternité. Sa douceur aussi. Quand le mensonge prend forme, quand il se matérialise enfin, qu’on peut le traquer et l’inciser, comme une tumeur. Quand le voile glisse sur les chairs, et que se dessine enfin le privilège de la vérité, quand les fantasmes cèdent face au réel, quand les choses prennent leur nom, quand les gens se regardent et qu’ils se disent bonjour.

VI
J’eus pour ce strip tease la fascination la plus malsaine et la plus délicieuse. Jamais rien ne me sembla plus interdit, plus superficiel et plus nécessaire. Jamais le vice n’avait rendu la vérité plus délicieuse. Je sens encore glisser contre son corps chacun de ses artifices, comme autant de victoires qu’elle m’offrait. Je l’avais traquée, elle se rendait.
Dans son silence complet, je crus entendre ce message personnel :
« j’arrive, attendez moi, nous allons nous connaître ».