La
rose blanche
Le
bruit des pas s’éleva dans les étages lorsque la jeune chaleur du
matin le décolla du bitume. Les pas, lourds et empresses, endormis
et empâtés des travailleurs matinaux, flottaient doucement dans
l'air clair du matin, transpercés par le vol éthéré des oiseaux
marins. Par la fenêtre entre-ouverte, le jour, la vie, le monde, la
réalité, traînés par le bruit des pas, cortège loufoque et
funèbre, solennellement ridicule des matins quotidiens, envahirent
la chambre tous ensemble, marée triviale, barbare et militaire.
Souillant
la virginité d'un sommeil adolescent, piétinant le lit, les draps,
jusqu'au visage pale ou bourgeonnait encore le sourire beau et niais
des rêves a l'agonie, la marée monte. Le corps réagit,
robotiquement, et se met en marche, funambule et somnambule, suivant
les pas insistants de la foule... La ville monte, le corps descend, a
contre courant des ondes humaines. La vie décroche les rêveurs que
l'aube avait pendus, et d'un pas hagard, le corps aveugle, l’œil
inerte, masque d’Orphée, le voilà descendant lentement
l’échafaud, marche après marche vers le gouffre sans fond des
habitudes rances. Telle est la punition infligée aux innocents
potentiels.
Parcourant
le fil fragile qui sépare songes et quotidien, descendant le long
escalier -mais comprenait-il au plus trois ou quatre marches?- menant
de l’éden aux enfers, dans l'infinie finesse de l'instant présent,
le condamné pourtant semble narguer sa peine. Car le réveil pour
lui, ce jour n'aura pas lieu, et quand le gibet s'effondre pour
crever ses paupières, il ne découvre pas ces yeux, accusateurs, qui
empoisonnent les songes et étouffent les faunes oniriques. Sous les
paupières, juste devant l'iris bleu et gris dilaté par la nuit,
avaient poussé durant la nuit deux roses superbes, blanches,
immaculées, dans la splendeur de leur éclosion nouvelle.
Tel
est l'horizon ce matin, lacté, nacré, infiniment doux et soyeux,
clair et pur, rayonnant et éblouissant, le premier matin du monde,
le premier matin d'un homme, le premier matin d'un cœur, le premier
matin d'un amoureux balbutiant qui s’éveille sans s'y attendre à
la lumière crue des premiers sentiments. Tout n’est que roses
blanches, tout ne sent que parfum de roses blanches, tout chante ce
que chanteraient les roses blanches si les roses blanches pouvaient
chanter. Passants, taxis, passages piétons, centres commerciaux,
mendiants et filles de joie, hommes d'affaires et teckels, tout n’est
que rose blanche.
Quelle
vague ! Ce colosse devant lui, ce gouffre et cette montagne, ces
chevaux galopants et ces flocons délicats, ces soldats féroces, ces
hordes de beauté s'abattant sur lui, sur elle... Était-ce le matin
? Était-ce la vie ? Était-ce la fin, la mort, le crépuscule déjà
? Ce n’était que l'amour, déployant ses pétales blancs et ses
chants de sirène aux yeux et aux oreilles d'un cœur ignorant,
handicapé de jeunesse.
Et
la rose vivait dans le matin comme vivent les roses, un pétale
tombait, en repoussait un autre, plus blanc et plus soyeux,
recouvrant les immeubles et le gris des voitures, les pétales
poussaient sur son chemin devant l'iris bleu-vert, les pétales
fanaient, mais qu'importait la mort ? A rose blanche rien
d'impossible, chantaient les chats des rues dansant sur leurs pianos.
La jeune
fille en fleur avance dans les rues, s'aventurant plus avant dans la
réalité, l'heureuse aveugle funambulait toujours lorsqu'un couteau
tranchant transperça sa joue droite. Qu'avait-t-elle entrevu, entre
les pétales doux de l'amour débutant ? Quelle chimère atroce, la
rose fourbe lui avait-elle fait voir ? Un texto peut-être, l’écran
vide de son téléphone, une autre fille peut-être ou un garçon ?
Non, ce n’était pas grave... Calmons-nous. Le couteau se retourna
dans la plaie. Toutes les roses blanches, ne parfumeront pas ce
silence. C’était grave, l’écran restait vide. Trente secondes.
Un autre poignard, et autre écran vide.
La
rose, garce tendre florissant devant ses yeux, vivait son matin
comment vivent les roses, et à neuf heures quatorze précisément,
sur le chemin de l’école, une épine lui avait poussé. Risibles
enfants qui voient en chaque épine un poignard acéré ! Et
pourtant...
Et
pourtant sur sa joue blanche d'adolescent perdu perlait désormais
une larme de sang, qui coulait, qui coulait, alors que la jeune épine
s’enfonçait dans la chaire tendre de la joue jusqu'au cœur. Rouge
le sang des innocents, comme celui des autres. Lentement, comme
tombent les pétales, le sang coule sur la peau blanche, la joue
pâlit encore, et la rose, s'abreuvant au sang chaud des premières
amours, rosit très lentement, comme rosissent les roses.
La
rose rose
Il
était à présent onze heure quarante, et la rose était tout à
fait rose, d'un rose de jeune fille, d'un rose de jeune homme, d'un
rose universel, insolent et confiant, le rose d’après la messe,
d’après la communion, quand le blanc est fané, que le soleil
pourfend des nuages avant le déjeuner du dimanche et qu'on ignore,
rebelle jeunesse, la voix des parents implorant désespérés qu'on
mette le couvert.
La
fleur ingénue prospère toujours, volage et facétieuse, sa corolle
rose couvrant les murs des universités, et dans sa sève vigoureuse
flottent les vers sucrés, et d'autres dramatiques, mais tous
capiteux, tous chevaleresques, de poètes maudits -tous ont espéré
l’être, tous ne l’étaient pas- lançant des regards et des
défis, minuscules et gigantesques. Et l'on rougit a travers les
âges, et l'on palpite, d'un bout a l'autre d'une génération de
roses. Casquette a l'envers, uniforme strict, jupe fluide ou
provocante, jean anonyme et lunettes noires, costume gothique ou
t-shirts pastels, tout est rose rose à l'âge romantique. Les
serments traversent les rues sans regarder, les promesses boivent
avant de prendre la route, les fidélités fument dans les lieux
publiques, les fiançailles se baignent moins de deux heures avant
d'aller manger, les sacrements vont ensemble a la buvette.
La
rose rose, fière et arrogante, pavane et parade, son parfum
aguicheur, bon marché, dansant comme un ruban, s'enroulant au cou
des filles, au bras des garçons. La rose rose perd un pétale, il en
repousse deux, plus entêtants et plus menteurs, parlant comme
parlent les roses roses, de ces mots de drogue douce.
Cette
vapeur, cette brume, ce romantisme qui rampait encore en fin de
matinée juste au dessus de l'herbe verte du jardin, cette fraîcheur
infinie, mordante et douce, cet adorable pincement, cette angoisse
délectable lorsqu'il disparaissait, lorsqu'elle réapparaissait par
derrière, couvrant ses yeux bruns-verts de ses doigts coupables...
Qu'il est doux d'avoir apprivoisé déjà, si tôt dans le matin, les
ardeurs traîtresses des soleils blancs ! Ainsi se félicitent les
roses roses devant les yeux des gens, dansant et pavoisant. On
dansait, rougissait, souriait, transpirait, soupirait, se félicitait,
se flattait, déclamait et récitait les amours passées... Le ciel
bleu-rose, le soleil jaune-rose, les nuages blanc-rose, les rues
grises-rose...
Et
un poignard, en fer, de ce fer presque vert, de ce fer un peu
rouillé, vient encore se planter dans la joue rose-rose. Un serment
bafoué ? Que nous dit ce texto ? Un poème trivial, est-ce l'ennui
même qu'on fait rimer ? Et la rouille sur cet anneau ? Non le voilà
qui chante à présent, l'amour existe encore. Un poignard encore ?
C'est Rimbaud qu'on assassine, ou du moins son pseudo, sa foule
d'imposteur.
Car
la rose rose, fière et aguicheuse, la jolie garce, le minet
arrogant, a plongé ses épines plus loin dessous la peau, et la joue
déjà rose depuis quelques années rougit encore un peu, et la rose
déjà repue s'abreuve davantage, a la fontaine ou coule le sang du
mariage. Les larmes pleuvent, le sang inonde les vastes plaines de la
jeunesse, et dans ce marécage pathétique se dresse magnifique, une
rose fonçant déjà, d'un rouge velouté, sombre et vif,
crépusculaire et charnue, comme les lèvres du désir.
La
rose rouge
Quinze
heures sonnaient au clocher de l'église, et les cercles de plomb
s'abattaient sur la ville. Heure lourde, implacable, totalitaire,
quinze heures les unes après les autres avaient déjà fondu sur un
jour à peine né, érodant les contours aiguises de la réalité,
mêlant le monde et le soi dans une relativité subjective. On
marchait, hommes et femmes, drapés de certitudes que l'on nomme
force de l'âge, toges de philosophes amnésiques accrochés a leurs
notes, scrutant dedans leur main les traces mourantes des antisèches
d'antan, des numéros de leurs amours. Sur le bitume fondant et sous
le ciel de plomb d’où avaient plu quinze heures déjà, on
marchait vers le soir, et la rose repue, enivrée de nos sangs, était
rouge à présent. Il avançait, pressé mais accablé, dans le
rideau de pourpre des pétales charnels. Il ignorait lui-même le
diable qui, assis sur son dos, accroché a son échine, le guidait.
Ce diable aux yeux rouges sentait bon la rose, et sa voix familière,
aux temps roses et blancs, l'avaient déjà mené vers des enfers
familiers. Il avait juré, elle avait juré, nous avions tous juré,
de ne plus y retourner, d'apprendre la leçon... Mais le diable rose
efface les antisèches et fait suer nos mains. Alors il marche, elle
marche, rose rouge devant les yeux, vers le gouffre exaltant des
amours de quinze heures.
Quelle
ivresse, quel délectable poison, que cette idiotie tardive que l'on
s'autorise au midi de se vie, pour se ressentir jeune, pour se sentir
tomber, pour se sentir aimer, pour se sentir mourir encore une fois.
On se souvient mal du blanc, et le rose pâlit dans nos mémoires...
Alors pousse le rouge devant nos yeux, violent, aveuglant, caressant,
le rouge capiteux des roses de la passion, qui nous aiment
excessivement, nous étranglent de baisers.
Mais
à quinze heure quinze, lorsque tombe son pantalon sur ses chevilles,
qu'importent alors le rose et le blanc ? Qu'importent les mensonges
qu'on se fait à soi même ? Dans l’alcôve de pétales pourpres,
dans les deux millimètres qui séparent son œil de la fleur, dans
l'infinie minceur de sa réalité, ils étaient simplement là et à
l’ abri du temps, parcourant la peau comme en pèlerinage,
infiniment profond et infiniment intense, comme aux derniers
instants, comme aux au-revoir sans prochain rendez-vous.
Rouge
redevient le lit qui avait refroidi, rouge redevient la lèvre qu'on
avait oubliée, rouge redevient le futur qu'on avait peint en gris.
Et l'on se damne à genou, priant la rose rouge, de nous laisser
sortir de ces grottes jolies ou l'enfer fit son nid, il y a quelques
années, il y a quelques roses.
A
quinze heures vingt en dégrafant son soutien gorge, elle emplit sa
poitrine de ces vapeurs d'opium, car le rouge la rend belle encore,
plus belle qu'avant peut-être, elle aime à le penser. Devant ses
yeux la roses et sa corolle fière lui chante en langues mortes
qu'elle ne s'est pas fanée, qu'elle a juste foncé, ton après ton,
et qu'elle foncera encore sans perdre sa beauté. Dans les vapeurs
d'opium, sur les corps aveuglés, marchent les piétons, roulent les
voitures et les tramways, galopent la vie, les heures pressées, et
sous la rose rouge, rien n'est jamais trop long, rien n'est jamais
trop lent.
Quinze
heures trente. Un coup unique retentit, fatal et froid, pas de cercle
de plomb, une dague, une épée, qui s’élève et retombe,
tranchant l'air et l'opium, fendant les corps unis. On jette un œil
a travers les pétales sur l’écran du téléphone. Un mari, une
femme, un travail, une vie ? Bien plus grave que tout cela.
L'aiguille d'une montre, l’épine d'une rose, le temps qui passe
sur le bonheur, l’érodant un peu plus, laissant les âmes nues
face au sommeil, face au néant perpétuel du lendemain. Rougis ma
rose, rougis, et bois encore mon sang si tu ne rougis pas de honte.
Car déjà tu t'effaces, plus foncée, toujours plus éphémère, et
renaissent le monde et ses chemins sans vie lorsque le corps
s’éloigne. Et la route reprend sous le soleil de plomb, sous le
cadran des heures qui martèlent encore, et il cherche en vain,
ajustant sa cravate, les traces de l'opium dans le bitume chaud.
Alors qu'elle se recoiffe, elle parcourt le miroir de ses yeux nus,
entre les cernes, entre les rides, et entre les années, la beauté,
la jeunesse, les roses, qui fleurissaient à quinze heures
vingt-neuf, à quinze heures trente-et une s'en étaient allées.
Mais
la rose prospère, et le sang coule à flot, car qu'est la vie des
roses, sinon des flots de sang, inondant des cœurs, noyant des
corps, en torrents, en marées, en fleuves, en déluges, et la rose
rougit à n'en plus pouvoir.
La
rose noire.
Il
est vingt et une heures et les ombres s'allongent, faméliques et
fragiles, longues tiges ballottées par le temps. Les heures
raccourcissent en frôlant l'horizon, se courbent pour passer sous le
ciel bas, et tout semble accéléré. La jeunesse sort, parée de
romance, d'insouciance, de roses blanches et roses, les amants
baissent leurs pantalons, dégrafent leurs soutien gorges et s'aiment
sous les pétales rouges, mais que sont ils vraiment, a vingt et une
heures, sinon des souvenirs, des ombres frêles aussi et prêtes à
se briser ?
Car
elle marche à présent le long des rues pavées, et les rues
s'allongent, et les rues s'inclinent, et le futur est une montagne,
de plus en plus inaccessible. Le soir se lève, et s’entend sur la
ville, elle s'y attendait bien-sur. Elle y pense depuis des années,
mais la voilà trompée. Elle attendait le soir, et avec lui la paix,
le calme et le silence, l'horizon paisible et dégagé, et le ciel
libre enfin, ouvert sur l'infini. Elle ne voit rien de ça, elle ne
voit que la rose. Cette rose encore, qui fleurit sans répit, revient
encore ce soir et s'impose, apaisée et grandiose, juste devant ses
yeux. Passées l'innocence, l'arrogance et la passion, c'est une rose
grave, une fleur solennelle qui fleurit aujourd'hui.
La
rose noire est fleurie a présent. D'un noir rayonnant, d'un noir
vibrant et profond comme le noir de la nuit. Plus belle et plus pure
que jamais, digne et apaisée, déployée en silence devant les yeux
fatigués. Il monte la rue, il n'en peut plus, mais devant lui la
rose noire, étalant la nuit dessous et dessus ses pas, l'appelle
encore une fois. Quelle est la voix des roses noires ? Une voix
d'outre-tombe, triste et fantomatique ? Une voix du passé,
familière, rassurante ? La voix de la mort future, qui invite et qui
tente ?
Non,
la rose noire chante toujours la vie, elle parle des lendemains comme
on parle d'un rêve, elle parle du plaisir, elle parle des blessures,
un sourire aux lèvres... Tais-toi, Rose tais-toi !
La
rose noire berce, elle ensorcelle et envoûte, elle enchante et
endort. Tais-toi Rose, crient-ils, laisse dormir en paix mon passé,
mes gloires et mes erreurs, mes hontes et mes plaisirs ! Le passé,
s'amuse-t-elle ? Et la rose noire marche devant eux, et les serments
traversent encore la rue sans regarder, et l'opium s’échappe de
quelque alcôve rouge, et les pétales blancs recouvrent les murs
gris.
Je
ne suis pas un deuil, je ne suis pas l'oubli, je ne suis pas
l'espoir, je ne suis pas demain. Je suis l'amour fou, l'enfer et le
paradis, le diable et tous les anges, je suis l'excuse, l'alibi, qui
donne a l'existence une valeur, la valeur de sa démence. C'est le
chant des roses noires, dans leurs langues mortes.
Alors
que la rue monte en sommets inouïs, alors que les heures passent
avec frénésie, que les chants du passé, du présent, du futur se
mêlent à la nuit en un vacarme sombre, la rose noire se fige et
attend les amants. Il vient, elle vient, ils sont juste au devant
d'elle.
Minuit
sonne déjà, elle étend une épine, acérée et divine, vers la
joue presque froide. Quelle est cette douleur ultime ? Bien au delà
du corps, bien au delà de l’âme, la dernière larme de sang
s’écoule lentement.
Une
vie a passé, des roses devant les yeux, le temps s'est écoulé, le
sang s'est écoulé, et la rose a noirci, l'amant n'a rien appris,
des roses devant les yeux, il n'a rien vu passer. Les yeux roses
voient autre chose, aveugles et clairvoyants, ils guident les amants
sur le fil mince qui sépare l'enfer et le paradis. A la frontière
fébrile, facétieux ils s'appliquent a tomber ça et là, d'un coté
et de l'autre. La vie, la mort, le réel ou le rêve n'ont pas leur
mot à dire. Car rien n'est plus vrai, et rien n'est plus faux, que
ce que voient les yeux roses, tout le temps d'une vie.