Parmi les plaisirs coupables dont j’ai pavé les chemins de mon quotidien, l’un de mes favoris est sans doute de me perdre. Il n’est pas ici question d’évasion, car si l’évasion est une fuite, la perte naît d’une quête. C’est d’ailleurs lorsqu’on a trouvé, ou qu’on a été trouvé, que l’on cesse d’être perdu. Ainsi, lorsque le temps s’y prête et qu’on m’a prêté quelques heures, je quitte mes antres familières, et vagabonde au gré des exotismes, guidé par les chants perfides et suaves de ces ailleurs illusoires, dont le beauté est souvent plus évidente lorsqu’on la devine au loin.
Ne laissant derrière moi qu’un sillage parfumé ou un air entonné (pour être pleinement appréciée, la perte doit parfois durer. Il convient ainsi d’être un peu discret, car l’exubérance fane les ailleurs), armé d’une naïveté proche de la transparence, je laisse les foules actives et influentes me porter sur les boulevards du crime.
Je me délecte particulièrement de l’effervescence des marchés printaniers où, bousculé par des effluves parfois trop charnelles, par les voix qui appellent et celles qui malgré elles me rejettent, je suis à peu près certain de me retrouver très vite là où je ne pensais jamais atterrir (c’est ainsi que la probabilité de me trouver à comparer le prix des navets bios un samedi matin sous la pluie n’est pas nulle).
Alors dans le chaos, dans la violence du hasard, l’inattendu dessine des constantes, des vérités auparavant illisibles. Quand tout s’efface sous la pluie des différences, le maquillage coule en premier (chez certains, il est waterproof). Il reste une trame, des traits plus simples et plus clairs, des perspectives plus nettes qui expliquent des compositions trop complexes. Devant les navets bios, les yeux fixant le ciel, je regarde les nuages crever sur moi en torrents diluviens, les cheveux collés aux épaules, faisant couler le long de mon corps et jusqu’aux égouts des idées inutiles, obsolètes, étrangères, parasites et sans avenir. Elles s’en vont rejoindre dans le caniveau quelques pommes abîmées et deux têtes de poisson. Peut être seront-elles la proie d’un chat de gouttière en quête d’inspiration. Alors la perte s’achève, je retrouve mes repères et je me reconnais, je lâche mes navets bios et cours acheter un pot de Ben and Jerry’s Cooky Dough.
Je dois cependant confesser qu’une de mes pertes favorites ne doit rien au hasard ni au vagabondage. On peut se perdre dans une rue, dans un labyrinthe, ou devant les navets bio sur un marché douteusement bigarré. Mais depuis une éternité (avant que je ne découvre les crèmes glacées hyper caloriques, donc une éternité), c’est dans le temps que je me perds le mieux. Entre les pages d’un album photo (n’est il pas légitime d’être nostalgique quand on approche de ses 5 ans ?), au fond de mes placards lorsque je décide de les ranger (goût prononcé pour l’archéologie détecté très tôt), j’adore me perdre. Mais le top, c’est le grenier (normal… par définition… oui d’accord il reste le toit dessus, mais on s’y perd difficilement).
Depuis de longues années, il y a près de chez moi un grenier remarquable. N’ayant pas la chance de disposer moi même d’un grenier, mes rêves étaient cruellement privés d’antichambre, et les portes du ciel me semblaient parfois redoutablement verrouillées. J’ai donc été contraint par ces dispositions inhumaines à utiliser des greniers étrangers, et il se trouva que mon oisiveté curieuse était la clé de l’un des moins conventionnels.
Le grenier des anges se trouvait sous le sol, c’était un grenier qu’il fallait mériter. Plus qu’un grenier, c’était l’idée d’un grenier, un essentiel, une réduction de grenier, un grenier d’urgence qu’on pouvait pénétrer si on se faisait suffisamment petit.
Alors commençait un voyage plus grand qu’on eût jamais pu l’imaginer dans 9 mètres carrés (et 1 mètre 60 de hauteur sous plafond). A chaque pas fleurissait un univers, on se retournait, et c’était encore une autre époque, un autre rêve réduit ici, stigmatisé, mis en scène ou en carton. D'insignifiants détails empilés dans une anarchie savante donnaient au visiteur juste ce qu’il fallait d’anecdotes légères pour que l’exotisme soit vraisemblable. L’importance que revêtaient ces objets dérisoires leur provenait de la distance et du temps qu’il leur avait fallu parcourir pour nous atteindre. Ils nous amenaient les soucis du quotidien qui donnaient aux anges leur importance, à la beauté sa nécessité. Sur les pavés glissants, la nuit pouvait tomber, mais au dedans, toujours, il suffisait d’ouvrir une malle pour qu’un parfum vous transporte dans le nuage poudré d’une belle du dimanche, ou mieux encore qu’il vous laisse entrevoir le printemps prochain dans le bouton de rose qu’un chérubin effeuille au bord d’une fontaine.
Seules les frontières du rêve cantonnaient cet espace, et le temps élastique en repoussait les murs.
Derrière les monceaux scintillants, on percevait la présence d’une dame. Seulement sa présence, pas son existence. Un être sans âge éternellement jeune, ou éternellement vieux, qui s’était répandu parmi tout ces bibelots, exposant une vie mieux qu’on la raconterait.
Car après tout, qu’est-ce qui mieux qu’un grenier peut raconter la vie ? Ici le temps est couché en strates distordues. La complexité des influences est méticuleusement retranscrite par l’empilement progressif et aléatoire de ce qu’on laisse derrière soi. Les humeurs indescriptibles reparaissent à la faveur d’une lumière imprévue. J’aime ouvrir les greniers comme on ouvre une boite à musique. D’abord, tout est mort. Puis on ouvre, et la musique jaillit, la lumière d’un regard traverse le prisme des années et fait naître sur les murs les images du passé.
Les greniers parfois s’échappent. Ils sont si près du ciel, imaginez le vent. Alors on les oublie, comme on oublie un rêve. Et au détour d’une rue, on tombe sur cet endroit, sur ces sensations oubliées, et le grenier des anges est à deux pas de chez moi.
Comme ce grenier auquel je pense depuis une semaine, ce grenier qui m’échappe, mais dont je n’ai jamais voulu m’échapper. Cet endroit gris et sombre où ma sœur et moi finissions en douce les repas de famille trop pesants, et où nous voyagions sur des photos de calèches que de lourds chevaux tiraient fièrement. Là se rejouaient les jeux du passé, les insouciances surannées reprenaient du service. Dans des berlines de métal, escortées d’un régiment de soldats de plomb, les années quittaient les lieux. Et tous ces enfants s’affairaient ensemble. Ma sœur et moi réglant sur un tableau noir des comptes très importants, ma mère de 6 ans écrivant sur son cahier de poésie, mon grand père s’appliquant à quelque nature morte pour son cours de dessin, mes oncles se moquant de ma tante et de son vieux landau.
Dans les coins on trouvait des boites sombres et scellées où les peines et les épreuves étaient enterrées. On les cachait ici mais on les lisait mieux dans les sillons qui serpentaient sur les visages de mes aïeux. Parfois la lumière se perdait dans cet encombrement. Elle soulevait les draps blancs qui séchaient sous les toits, et la poussière des craies dansait dans la clarté furtive. Le grenier était alors comme un champ à la campagne, parfumé et frais, où sous des arbres fruitiers, une dame regardait ses enfants jouer dans la lumière.
Une dame sans âge, qui montait les draps pour qu’ils sèchent sous les toits. Elle s’est envolée, au gré du dernier souffle, vers des clartés plus permanentes. Mais il reste le grenier, si près de chez moi, où j’aime tant me perdre.
Il y avait, du temps de grand-maman,
des fleurs qui poussaient dans son jardin.
Le temps a passé, seules restent les pensées,
et dans mes mains...