Foulant le pavé de la place de la gare, ses souliers trop durs faisaient claquer le roc. Les bruits secs s’échappaient de ses pas et se heurtaient aux fenêtres opaques des hôtels. Ils tranchaient un brouhaha coulant qui se dissolvait avec absurdité dans l’atmosphère étouffante. Etouffante d’indéfinition, d’indétermination, d’énergie perdue, d’harmonie sacrifiée. Tant de vie pourtant, effervescente en apparence, affolée en réalité, inexploitable, incompréhensible, assaillait ses oreilles et empêchait par quelques violentes bourrasques sa progression.
La pluie tombait effectivement, mais la moiteur dont il souffrait était plutôt étrangère aux intempéries. Chaque inspiration embuait son thorax. Sur sa peau perlait en gouttes translucides un monde saturé. Parfois la buée épuisée s’écoulait et traçait sous sa chemise une ligne glaciale. Son dos aussi était strié, inlassablement parcouru par le monde en chute libre.
Perdu dans sa fièvre il resta un moment debout sur la place. Les avenues tournaient joyeusement et secouaient les passants. La ville formait un labyrinthe en réinvention permanente. Il profita d’une immobilisation temporaire des axes pour regagner le bord de la fontaine, sur lequel il s’assit. L’eau bavarde médisait derrière lui, la buée sur ses vertèbres se glaça. Il mourrait de ne pouvoir répondre. Il eut pour cela fallu comprendre. Mais les éclaboussures arrivaient indistinctes à ses oreilles enflammées. Un casque bourdonnant gardait l’eau tranchante à distance, et derrière lui elle jacassait toujours. La machinerie de la fontaine attisait sans cesse l’agressivité des eaux bleues. Elle brassait, elle battait, elle entretenait les confrontations. Laissant le chaos bouillonnant dans son dos, il se ferma un instant et se rendit sourd. Se concentrant il tenta de sentir dans ses veines quelque chose de fluide, enfin, de doux.
Le marbre froid de la fontaine sous ses cuisses, le monde coulant entre ses omoplates, il se pencha en avant, les mains sur les genoux. Sa cravate touchait presque le sol et au gré du vent montrait diverses insignifiances du sol. C’est par les pieds que la solution le pénétra.
La fièvre rendit d’un coup les souliers insupportables. Ouvrant enfin les yeux sur les nœuds serrés de ses lacets, il se concentra à nouveau et dénoua les liens. Les chaussures glissèrent le long de ses pieds essoufflés, et frappèrent une dernière fois les pavés humides. Caressant ses chevilles, saisissant son talon dans sa paume, il laissa tomber au sol ses chaussettes. Le monde déjà avait un peu ralenti. Il déposa la pulpe de ses pieds sur la place de la gare, le sol répondait d’une égale pression. Satisfait il se retourna et fit face à la fontaine. Le monde enfin n’était qu’un bouquet d’orteil. Seul le pied importait dans sa conscience. Les orteils ne mentaient pas, il le sentait. Il remonta son pantalon en le roulant le long de ses mollets. Quelques gouttes déjà se perdaient entre les poils de ses jambes. Etirant leur fraîcheur en pistes translucides, elles tentaient de calmer les veines colériques qui sillonnaient cette chaire libérée.
Alors il plongea entièrement le pied dans la fontaine. La planète venait de changer. Il y avait dans ce bain toute la lisibilité qu’il recherchait dans le monde. Tout était clair, le sens des remous, le bruit de l’eau, ces murmures calomnieux étaient enfin traduits. Epris d’une extase étonnante, il se garda un moment de bouger, conscient qu’il était dans la fontaine un invité sauvage. Puis se sentant apprivoisé par les éléments, il commença à tracer dans l’eau des cercles irréguliers. Il lui semblait respirer par le pied. La clarté, la simplicité, la vérité, l’oxygène, entraient en lui par cet espace entre les orteils et la moitié du mollet. Son corps et son âme puisaient la fraîcheur avec avidité, avec l’enthousiasme vert et excessif des adolescents sanguins.
Chaque passage dans ce mollet immergé semblait purifier un peu plus son sang. Les fièvres traversaient sa peau, il se sentait comme un pèlerin, fourbu en route, à qui l’hôtesse providentielle lave les pieds. Une forme d’humanité réapparut progressivement en lui. Le rideau grisâtre qui le protégeait des extrémités du monde se fit lambeau. Les éclaboussures de la fontaine perçaient le triste tissu comme l’acide. Par les balafres s’engouffraient des glaives blancs et froids. Ils attaquaient l’armure noire, la veste et la chemise, et ces brumes imbéciles qui paressaient dans sa tête.
Il avait vécu effondré dans son costume depuis des décennies. Ses vêtements le portaient et le déplaçaient, et seul le nœud de cravate suffisamment serré soutenait sa tête là haut, comme une baudruche. Le reste du corps pendait dans le trois pièces.
Il sortit les pieds de l’eau et les posa au sol. Il ressentit la fertilité du monde. L’air tournoyait autour de ses mollets humides, et l’eau qui se répandait à ses pieds fit germer en lui un squelette. Très vite il sentit pousser dans ses jambes les os qui lui manquaient. La trame croissait allégrement, et il respirait à peine lorsque la longue armature transperça son dos, puis sa nuque, pour enfin fleurir en un crâne fier.
Il se sentit enfin la force d’imposer au costume un mouvement, une direction, une destination. Ce col arrogant qui lui tenait la gorge, comme une main castratrice qui tournait son regard vers les horizons convenables, semblait faiblir sous les coups répétés de la jugulaire renaissante. La conscience alluma son regard et il balaya le monde éclairé.
Il se mit alors en route, mu par un hasard méthodique qu’il avait élu unique méthode efficace pour explorer le monde.
Enfin il portait ses vêtements. Il les sentait faibles sur sa peau, vulnérables attachés à son corps. Il les emmenait avec lui, hors de leur univers, là où le sens des conventions s’évapore. Il décida de ne pas infliger à sa prison l’affront de l’exil.
On trouva sur son chemin un pantalon, une veste, une chemise, une cravate, épuisés, assoiffés, abandonnés. Ce fut leur seul procès. Il ne se retourna pas. Hypnotisé par son essence nouvelle, enivré par la simplicité du monde, il flottait sur des marais sociaux. Il n’avait pas faim, il se nourrissait du contact du monde sur sa peau nue…
Ainsi commença l’errance.
mercredi 15 juillet 2009
samedi 11 juillet 2009
City lights
City Lights
Bien avant mon réveil j'empreinte chaque jour
les trottoirs argentés qui drainent mes espoirs
et j'entends résonner les pavés de velours
Que mon regard éteint couvre d'une ombre noire.
Je croise ma silouhette mille fois répliquée
sur les vitraux laiteux d'églises grillagées
Mes réflections et moi envahissons la ville
Et je sens dans mon dos les clones en longue file.
J'ai quelques fois rêvé que je me retournais
que je m'arrêtais net sur le sentier de guerre
Eteint sur le trottoir je redoute l'arrêt
Et le regard de ceux que j'ai laissé derrière.
Je le vois derrière moi, ce doigt accusateur
cette image figée, ce slogan incendiaire
Qui condamne ma fuite mais ne voit pas mes pleurs
Je sais bien qu'il se meurt celui que j'étais hier.
Pourtant chaque folie en moi est légitime
j'ai acquis l'évidence de mon obstination
Et je commets sans cesse l'interminable crime
De n'être qu'une fuite, une destination.
Déjà dans mes empreintes fleurissent des statues
Les mémoires figées de mes instants déchus
Des rendez-vous ratés s'abattent en nuées
Sur ces photos de moi que j'ai désincarnées.
On s'attache à mes mues et je tombe en lambeaux
Alors que je serpente entre ces étrangers
Qui tiennent des miroirs menteurs fourbes et faux
Sur lesquels leurs visages sont à jamais gravés.
Je reste sur mon île apaisé dans la nuit
Ici tout est serein et ma vérité luit
Et je sens les trottoirs s'écouler sur ma vie.
Les boulevards agards me contournent et m'oublient.
Les remous que je laisse dans le flot d'une foule
Seront mes biographes les plus pertinents.
L'écume des regards blanchit sur cette houle
Et la ville s'éclaire sous ces rayons tremblants.
Bien avant mon réveil j'empreinte chaque jour
les trottoirs argentés qui drainent mes espoirs
et j'entends résonner les pavés de velours
Que mon regard éteint couvre d'une ombre noire.
Je croise ma silouhette mille fois répliquée
sur les vitraux laiteux d'églises grillagées
Mes réflections et moi envahissons la ville
Et je sens dans mon dos les clones en longue file.
J'ai quelques fois rêvé que je me retournais
que je m'arrêtais net sur le sentier de guerre
Eteint sur le trottoir je redoute l'arrêt
Et le regard de ceux que j'ai laissé derrière.
Je le vois derrière moi, ce doigt accusateur
cette image figée, ce slogan incendiaire
Qui condamne ma fuite mais ne voit pas mes pleurs
Je sais bien qu'il se meurt celui que j'étais hier.
Pourtant chaque folie en moi est légitime
j'ai acquis l'évidence de mon obstination
Et je commets sans cesse l'interminable crime
De n'être qu'une fuite, une destination.
Déjà dans mes empreintes fleurissent des statues
Les mémoires figées de mes instants déchus
Des rendez-vous ratés s'abattent en nuées
Sur ces photos de moi que j'ai désincarnées.
On s'attache à mes mues et je tombe en lambeaux
Alors que je serpente entre ces étrangers
Qui tiennent des miroirs menteurs fourbes et faux
Sur lesquels leurs visages sont à jamais gravés.
Je reste sur mon île apaisé dans la nuit
Ici tout est serein et ma vérité luit
Et je sens les trottoirs s'écouler sur ma vie.
Les boulevards agards me contournent et m'oublient.
Les remous que je laisse dans le flot d'une foule
Seront mes biographes les plus pertinents.
L'écume des regards blanchit sur cette houle
Et la ville s'éclaire sous ces rayons tremblants.
Inscription à :
Articles (Atom)