samedi 28 avril 2012

Entre les tombes, le printemps...

C' était un dimanche. L'été avait frappé sourdement le mois d'avril, inattendu et violent. La jeunesse, trop vite tirée des torpeurs anesthésiantes de l'hiver, avait décidé de passer l'après-midi au parc. Ils s'étaient levés, réveillés par la chaleur du soleil sur leur peau, trop habillés pour cette torpeur imprévue. Leurs corps quittèrent le sommeil bien avant leur esprit, tirés vers la rue par les suffocations de leurs peaux étouffées.

Ils marchaient depuis presque une heure dans les rues sans air. Le claquement de leurs sandales sur le bitume chaud résonnait fiévreusement dans leurs crânes engourdis.
" Passons par le cimetière, dit l'un d'eux. C'est plus court, et c'est ombragé."
Ils acquiescèrent, et entre les blocs sans vie des immeubles de banlieue se dessina bientôt le portail massif du cimetière.
Le cimetière était un ilot d'intemporalité dans une banlieue à la dérive. Encerclé de lignes de tram et de larges avenues, surplombé par le gris sarcophage d'un centre commercial, il étalait sa verdure là où personne ne l'attendait.

Ils entrèrent, d'un pas leste, allégés par la fraîcheur de l'ombre. La végétation nourrissait leur allégresse, et chacun se sentit pris d'un entrain nouveau. L'enthousiasme fleurit enfin à travers le sommeil, et les discussions s'épanouirent. On s'empressait, impatient d'arriver au parc, de s'étendre dans l'herbe fraîche et de retrouver le sommeil. On foulait la terre humide du cimetière, oubliant ses hôtes et ses trésors. Plein de vie, ivre de sève printanière, on se moquait du passé et de ses maigres restes.

Des milliers d'yeux pourtant observaient ce cortège. De part et d'autre de l'allée se dressaient péniblement des tombes anciennes, la plupart d'entre elles dataient du début du siècle dernier. Toutes bancales, elles s'inclinaient au gré du hasard, formant une forêt aux aléas heureux. La mort ici s'était mariée à la nature en une union parfaite. Rien depuis plus d'un siècle n'était venu troubler cette intimité. Les tombes semblaient avoir poussé parmi les chênes, comme ces buissons sauvages qui peuplent les sous-bois.
Chacune portait encore la richesse et la subtilité d'une époque prospère. Chacune portait deux histoires, celle d'une vie et celle d'une mort, et chacune, unique, racontait à sa manière l'immuable crépuscule. Du dessin des lettres, savamment choisi, à la teinte d'une pierre, pourtant si changeante, tout les différenciait. De chaque sépulture montait encore une statue, semblant sortie de terre, dernier élan de vie s'élevant parmi les ombres.

Aucun des jeunes gens ne regarda les tombes, submergés qu'ils étaient par des marées d'hormones. Aucun sauf une.
Elle s'était réveillée tôt ce matin. en fait elle n'avait pas dormi, ou très peu. Bercée par le tourment des heures, elle avait préféré cette nuit la compagnie des songes, et celle du silence. L'aube avait fait fuir ses camarades nocturnes, et le matin l'avait faite veuve. Elle avait donc marché, endeuillée, dans le printemps stérile. Les floraisons opulentes l'insultaient, et elle courbait la tête sous la beauté du jour, honteuse de ne pas savoir l'aimer.
La légèreté de sa robe blanche portait son corps si lourd, lourd de conscience; lourd de sens, coulant lentement dans les profondeurs de la réalité. Elle flottait donc ce matin, accrochée à sa chevelure blonde et à ses cils bleus. Elle s'était parfumée, une odeur d'agrumes insouciants... Sa beauté s'élevait dans le matin, les pierres lourdes qui plombaient son âme la tiraient vers des abysses où le printemps n'est pas.
Elle traversait le cimetière dix pas derrière les autres. Rapidement ce furent cinquante, puis cent pas qui les séparèrent. Ils l'appelèrent, amusés, excédés, par ses errances de jeune fille.
" - Tu comptes passer ta vie ici? Tu sais où on va, rejoins nous! s'écrièrent quelques voix lointaines.
- Oui, oui, je sais où vous allez!" répondit machinalement sa voix après court instant.
Mais elle ignorait absolument où elle allait elle même.

Son regard papillonnait. Depuis qu'elle était entrée dans le cimetière, elle entendait à nouveau les voix qui berçaient ses insomnies. La solitude la quittait alors que ses amis s'éloignaient, et son chagrin mourrait avec le son de leurs voix lointaines. Son regard batifolait, il se posait, de lettre en lettre, caressait les statues. Il pleuvait entre les feuilles tendres une lumière extrêmement pâle.
" Voici le printemps, nous portant des fleurs...", pensa-t-elle en souriant, se remémorant les vers de Saint-Saëns.
La nature faisait violence à l'éternité, et la mort peinait aujourd'hui à garder ses droits sur son royaume. Tout autour des pierres montait un lierre sensuel. Son vert généreux recouvrait lentement les lettres gravées.
La jeune fille s'empressait de les lire, elle disait silencieusement les noms qui l'entouraient, une dernière fois, pensait-elle, avant que l'été ne les efface.
Elle relevait progressivement son regard clair et humide. Ses yeux croisaient les regards gris et immobiles des statues. Qu'ils semblaient fatigué, presque vides, presque clos! Elle se prit d'empathie pour ces gardiens muets.
"Jour et nuit ils veillent, ces anges qui n'ont jamais connu la vie. Jour et nuit ils portent, sur leur dos vouté déja, le chagrin de leurs pères. Jour et nuit, et depuis plus d'un siècle, ils pleurent et prient pour ceux qui gisent à leurs pieds et ne reviendront pas. Voilà un destin clair, et moi je n'en ai pas. Moi je nais et je meurs, chaque fois qu'on me regarde, chaque fois que l'on m'aime, mais je ne sers à rien. Je ne pleure personne, et qui me pleurera? Je finirai entre les tombes, silencieuse parmi les statues éternelles."

Elle poursuivit son errance jusqu'à une clairière. Ici, le lumière pleuvait plus abondante, et l'herbe poussait plus drue et plus verte. Au milieu se dressait une tombe grise, ornée d'un ange. Le nom du défunt était illisible. La tombe n'était pas spectaculaire, plutôt modeste. L'ange, incliné sur la pierre, semblait ployer sous le poids d'un chagrin considérable. D'une main, il semblait caresser, d'un geste apaisant, la pierre froide du gisant. La tombe était ancienne, abîmée. L'ensemble était incliné, comme s'il avait été maintes fois bousculé.
La jeune fille avança et s'assit sur la pierre fraîche. Elle regarda l'ange. Malgré l'érosion, malgré la piètre qualité de la sculpture, elle fut saisie par l'expressivité de son visage. Tout aurait pu disparaître de cet ange, pensa-t-elle alors, il aurait toujours subsisté cette émotion, ce sentiment dont l'ange semblait fait.
"Quel clarté dans ce destin, soupira-t-elle, quelle dévotion. Quelle honnêteté aussi dans cet amour, dans ce chagrin. Et rien ni personne, à travers les âges, ne parviendra jamais à questionner ce destin là..."
Elle souffrait en réalité, de la jalousie qu'avait fait naître en elle la constance de cette statue. La vie lui était si pénible, si illisible, si pauvre de sens, si périssable. Elle songea à reprendre sa route, et tenta de se souvenir de sa destination. Ma destination... Ma destination... N'avons nous pas tous la même? N'y suis-je pas déjà? Un raccourci, m'avaient dit les garçons... comme ils avaient raison! Me voilà, il est tôt, j'ai quelques années d'avance je pense...
Elle regarda l'ange encore, il semblait épuisé. De larges fissures parcouraient son dos, une de ses ailes était endommagée déjà, et la seconde semblait fébrile. Elle le prit en pitié, elle voulut soulager sa tâche infinie. Mais elle ne pouvait rien faire. Son impuissance l'abattit totalement.
Elle fondit en sanglots aux pieds de l'ange, cachant son visage dans ses bras. Sa souffrance répandait l'ombre sur la clairière.

Le vent se leva, une brise légère et douce. Il sifflait dans les arbres comme mille serpents dans l'herbe haute. D'un chêne tomba une branche morte. Elle heurta l'aile fragile de l'ange. L'aile se détacha, lourde et froide, et vint frapper l'arrière du crâne de la jeune fille. Son sang écarlate coula lentement dans l'herbe verte.


A la tombée du jour, le même groupe d'amis traversa à nouveau le cimetière dans l'autre sens. Ils étaient ivres de soleil, épuisés par leur propre jeunesse, et le printemps les aveuglait. Un garçon regarda l'ange dans la clairière. Il s'écria, jovial, "Hé les gars, ils mettent même des filles sur les tombes maintenant!". Il le regarda encore, puis il se tut.
L'ange était fait de pierre froide et lourde, mais il semblait sculpté dans un sentiment triste. Il semblait porter une robe blanche et légère, ses cheveux semblaient flotter au vent, et ses yeux adoucis par de longs cils noirs. Autour de lui dans la clairière, flottait toujours le parfum innocent des citronnier en fleur.

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