Mes mollets nus étaient mus par un stress insensé, mes souliers vernis battaient le trottoir, bien moins fort que mon cœur qui frappait à ma poitrine, scandant une prière de liberté. Quel devoir infâme, quelle punition innommable je m’étais encore infligée ce soir, en oubliant dans ma case un cahier ou un livre, me condamnant sans appel à retourner en ces lieux où mes effrois germaient. Car je m’étais cru libre, la sonnerie venue, à l’abri des combats qu’on me forçait à livrer contre mes échappées. Et il fallut que je renonce à cette douce quiétude, par ma propre faute, et que je retourne sur le champ de bataille, là où agonisaient mes rêves blessés, molestés par ceux qui se prétendaient mes semblables.
Vraiment, qu’il était pénible, en cette soirée d’automne de 1990, de traverser à contre sens la cour de l’école où germèrent mes premiers cheveux blancs. Ce soir là j’eus préféré être un des anonymes que je distinguais dans ma course, n’importe laquelle de ces silhouettes à peine perçues à travers un rideau de larmes que le vent brestois et ma panique sauvage tissaient à l’unisson. Remontant le flot si doux qui devait me ramener vers la quiétude de mon univers, je parvins à trébucher et à sangloter jusqu’au cahier qui m’avait rendu coupable. Serrant dans mes bras le précieux document, je redescendis les escaliers que je montais cœur et poings serrés chaque matin. J’entendis mes souliers résonner dans le silence des couloirs dénudés, d’où les cris des enfants s’étaient échappés pour se répandre dans la ville. Je m’arrêtai un instant en haut des marches, laissai mon cœur reprendre sa place dans ma poitrine, et ouvris lentement le rideau qui voilait mes yeux.
J’étais resté, j’étais là, quand tout avait quitté. Pour la première fois, j’habitais ces murs qui m’oppressaient au quotidien. D’un pas lent, je descendis les marches, laissant ma main d’enfant glisser sur la rampe de métal grossièrement peinte. Sa froideur répondait à la fièvre qui s’endormait en moi, et absorbait mon effroi. Je posai le pied dans la cour, et pour la première fois, je ressentis l’indicible émotion de ceux qui restent.
Ces lieux qui faisaient chaque jour baisser mes yeux et qui me terraient en moi-même comme dans un gouffre chaud et lugubre, dans lesquels mon existence se résumait à un violent désir de désincarnation, semblaient soudain eux aussi être assujettis aux charmes de l’automne. Il me parut que le charme avait enfin réussi à traverser les grilles de la cour, et dans une stupeur émue, je constatai que ces terres n’étaient pas infertiles à mon bonheur.
Loin des cris moqueurs et des apostrophes belliqueuses, je pouvais tourner sur moi-même, entouré de feuilles mortes, écraser des marrons, regarder l’horizon à l’envers, la tête entre mes jambes, m’accroupir et m’écorcher les mains contre le bitume râpeux, constater avec émerveillement les marques laissées par les gravillons sur mes genoux.
Je traversai la cour dans un état second, comme un roi découvrant son royaume après un long exil. J’étais resté, ils étaient partis, ma perception décorait enfin ces lieux inhumains d’enluminures chatoyantes.
Ce qu’il faut aimer les déserts pour supporter la vie…
Il est des jours où l’on n’est que départ et horizons nouveaux. Où la vie et le mouvement nous apportent en abondance l’air et l’adrénaline, où l’on sent le futur venir à nous. Ces fuites qui laissent nos peines loin derrière nous, ces échappées successives qui nous évaporent… et nous nous désincarnons de tout ce qui nous glace. Assis dans un train, nous regardons loin devant, débarrassés du poids du passé, et l’exil nous fait furtifs. Mais que reste-t-il de nous dans la gare qui s’éloigne, et dans les yeux de ceux que l’on vient d’embrasser ? La lumière qui éclaire nos perspectives nouvelles projette sur ceux qui restent des ombres mystérieuses. La vie ne s’arrête pas lorsque le train s’éloigne.
Il est des jours où l’on reste à quai, et l’on regarde au loin disparaître les lueurs rougeoyantes des wagons qui emportent un cœur vers le futur. Des éclats de vie empreintent des lignes de fuite, et il nous semble que nous nous séparons d’un morceau de nous même. Quelqu’un part, il laisse la froideur d’une bougie qui s’éteint. Dans ce train s’échappe une forme de rêve facile. Les bonheurs faciles que la providence nous avait apportés reprennent leur vol, et les traces des rires insouciants soulignent les contours d’un silence qu’on avait oublié. On reste dans le froid d’un espace désormais trop grand, et l’on se sent trop petit, trop mort pour habiter une gare vide. Les voûtes élancées, les longs quais filiformes, tout s’échappe vers l’avenir, mais ceux qui restent croulent sous le poids d’une mission nouvelle : habiter un présent vidé par l’absence.
Pour vous ce ne sera qu’une gare de passage, vous vous échapperez. Mais tentez de croiser le regard de cette foule solitaire debout au bord du quai. A peine le train parti, leur regard se détourne pudiquement d’un horizon qui leur est interdit, ils semblent perdus, le regard vague. Ils ne regardent nulle part, ils observent en eux ce vide nouveau. Un tout petit être au fond d’un squelette, perdu sous les armatures inhumaines d’une gare désertée.
Il faut parfois aimer les squelettes d’acier pour supporter la vie.
Alors tout peut respirer. Lorsqu’on reste seul, avec pour unique berceuse l’écho de sa voix dans un hall de gare abandonné, on peut rencontrer l’évidence d’un espace à investir. Les lambeaux de soi que les voyageurs ont pu arracher ne nous appartiennent plus, et il faut accepter de bon gré le don qu’on en a fait. Ils s’en feront une écharpe qui les tiendra un temps à l’abri des frissons de la solitude.
Mais ici, au creux de cette immuable éternité que constitue l’antre de notre personne, dans cette pièce que nous habiterons toujours seul, dans le boudoir de notre vie, l’atelier du tisserand peut reprendre son activité intimiste. Ramasser les fils, les arranger à sa manière, faire naître de ces sentiments et de ces matières brutes ce qui nous habillera aux yeux du monde….
Il faut savoir semer, il faut savoir croître, il faut savoir fleurir et parfumer, dans tous les sens, conquérir le vide avant que les parois ne se resserrent. Et le vent chaque année apporte des essences et des pollens nouveaux, créant dans ce jardin qu’on croyait immuable des paysages éphémères. Et chaque saison, les couleurs nouvelles se mêlent au décor précédent, pour peindre chaque fois dans ce jardin secret un portrait plus fidèle, plus riche.
Ceux qui restent apprennent à saisir dans une bourrasque le parfum du bonheur. Ils apprennent à croire que les joies perdues qu’ils rencontrent par hasard leur étaient destinées.
Ceux qui restent regardent passer la vie en souriant, et font naître sur les visages des voyageurs, penchés à la fenêtre, des sourires qui leur ressemblent.
Ceux qui restent sont perméables aux beautés, qu’ils savent fugaces et volatiles, ils attendent que le bonheur se pose sur leur épaule, et le laissent repartir dans le souffle de leur joie de vivre.
Ceux qui restent peuplent les déserts, ils apprennent à vivre avec, à vivre sans, ils apprennent à vivre en somme.
14 commentaires:
Emouvant - Poétique - Du vécu de l'intérieur et en même temps du transcendé - Un vrai plaisir de lecture et un voyage assuré ... même pour ceux qui restent ...
Il faut savoir partir, il faut parois savoir rester, et ce contenter de ce qui reste. Nos vides intérieurs sont parfois plus vastes que les espaces interstellaires. On veut s'échapper, on ne trouve jamais la frontière de ce désert.
N'a-t-on pas les barrières qu'on s'impose ?
J'ai personnellement souvenir de m'être écrasé contre des barrières que je n'avais aucun souvenir d'avoir construites... Mais dans certains cas effectivement, les oeillères restreignent l'horizon bien plus que les montagnes. Et les barricades qu'on monte pour se protéger du vent nous coupent aussi de la lumière du jour.
Il y a une vie aussi de l'autre côté du miroir. Tout est question de choix.
Rassurez vous, cher commentateur savamment masqué, je ne renie rien de la vie. Ma vie derrière le miroir n'existe que si je vis passionnément devant le miroir. Mon monde de rêve ne se nourrit pas que de mes délires intérieurs, bien au contraire.
Une petite citation décorellée, mais qui m'a touché. Je ne savais pas où la caser... Mes influences actuelles indiqueront vite d'où elle provient: "Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme des abeilles dans une ruche de verre."
Si les gens savaient comme je suis vivant...
Platon soulignait la difficulté de perception du monde dans le miroir, le reflet n'atteignant jamais la perfection de la réalité, la totalité se réfléchissant que parcellairement dans la pluralité. Mais Cocteau indique-t-il s'il faut regarder derrière le miroir ou derrière soi regardant le miroir ? Parce qu'après tout, l'autre côté du miroir peut être des deux côtés. Regarder dans le miroir pour essayer d'apercevoir ce qu'il y a derrière lui ouvre la porte des rêves (cf: Lewis Carroll). Regarder dans le miroir pour voir ce qu'il y a derrière soi peut sans doute ouvrir la porte du monde réel (cf: Jacob Boehme).
Il faut prendre en compte ce que le miroir lacanien doit au miroir sophianique de Jacob Boehme. Gageons que si le miroir lacanien fut si neuf et s'il continue de l'être, c'est parce qu'il a réintroduit un schème de pensée irrationnel, magique & baroque, un "hiatus irrationalis" issu du mysticisme spéculatif et théosophique, schème transporté à grands frais dans un nouvel environnement de pensée (par Koyré) et déplacé (par Lacan) de la déité au sujet lui-même. C'est cela la vraie audace du miroir : avoir pris une forme ancienne (et unaire, au sens non-binaire) comme étant plus moderne que les formes modernes de la rationalité.
Il suffit parfois de quelques heures pour non pas savoir, mais décider qu’on vivra d’une manière telle que ses choix précédents ne furent que la parodie d’une vie à laquelle on a seulement accès. Que n’avez-vous déjà voyagé dans ces détroits, entre ces îles mortes où s’agitent les ombres des chimères, des démons, où éclosent les fleurs du vide, et où vous clamiez d’une voix mi-voilée le symbole dans leur idiome ?
Que n’ai-je dans mon cruel exil imaginé que vous fussiez trépassé quand bien votre paradis blanc vous sublime encore de ses feux, de ses ors ! Que votre absence vous dévorât au monde quand bien vous exultez dans votre frénésie et que tous les lointains, les possibles, les merveilleux vous sourient !
Qu’ai-je rêvé dans la vaine solitude d’un royaume sans sujets que vous eussiez à mon endroit l’impatience d’un chevalier d’industrie quand le manque qui vous assaille n’est véritablement que celui de parentèle…
Rester ou partir, tel n’est pas le dilemme de l’absence. L’absence diminue les médiocres passions et accroît les grandes, comme le vent éteint la bougie et attise le brasier. L’absence est un arsenic : un peu fortifie, beaucoup foudroie.
L L S 7
Il te regarde, il t’écoute, il est toujours là.
Tu le vois, tu l’entends, tu le sais au-delà
Des lieux et des distances qui pourtant séparent
L’écorchure de la blessure qui te pare.
Il demeure dans tes épaules élargies,
Sous le givre calmant, l’histoire qui surgit,
Dans ta stature alerte et ton visage d’homme,
Le livre dont il est le début de la somme.
Il règne puisque tu as su le faire roi,
Dans un de ces instants, sublime et solitaire,
Ou la volonté d’être n’appartient qu’à soi.
Un mot seul à suffit, une seconde, un geste,
Tu seras son royaume sur toute la terre,
Et il sera pour toi, toujours, celui qui reste.
Je suis toujours là en effet malgré les longs mois de pluie. Je ne prétend pas régner, non, j'ai à l'égard d'autrui trop de respect pour enfreindre leur liberté. Mon royaume ne se constitue que de rêves assez grands pour que je ne les perde pas de vue. Et j'ai foi en la providence.
Lestat,
Celui dont je parle règne en tant que liberté. Aussi. Il ne règne sûrement pas seulement en tant que cela.
Et il n'enfreint rien en l'occurence.
Je ne pense pas non plus qu'il ignore la providence.
Thy Wanek,
Eclairez ma lanterne !
(je dois peut-être ajouter que j'avais écrit tous les messages qui précèdaient votre très beai poème).
Lestat,
je vais m'efforcer d'éclairer cette lanterne. Je vais pour cela prendre un peu de temps : mais je vais essayer.
A+++
Dear Lestat,
Afin de ne pas assomer notre hôte avec des communications un peu longues à "modérer", je vous propose de retrouver ma réponse, (ma tentative de réponse), ici : http://thywanek.bolgspot.com
A++ !
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