Les deux valses
La musique entre par vagues. Elle frappe la scène comme une digue, et l’on est submergé par la surprise. Des moments attendus si longtemps, redoutés si mystiquement, qu’on les avait cloués au mur de nos fantasmes. Et la peur vous saisit, cette fébrilité extrême face à l’imaginaire qui se dresse, incroyable de réalité. Alors le mouvement semble dicté par le seul instinct de survie. On valse pour rester insaisissable, pour ne pas être vu si vulnérable, pour ne pas sembler nu. On se fait impression, fugace, on devient instantané, indéfinissable, instable.Le danseur semble éviter les projecteurs, il est fugitif et conquérant. Ses pieds sont brûlés par le terrain miné de l’immobilité, et il sent au dessus de lui, dans la lourdeur d’un ciel lourd, le feu nourri et menaçant de la pesanteur le clouer au sol. E puis il apprend à se donner à la lumière, se laisse apprivoiser par sa caresse.
La scène s’improvise aux moments les plus inattendus. Le public a envahi la terre. La musique est prête à jaillir, salvatrice et apaisante, au cœur du conflit. La valse rend la survie romantique.
Le fantassin fond en un mouvement insaisissable, se convainc de la légèreté de sa condition en évitant les projecteurs, sous le feu nourri des mitraillettes qui l’observent. Du haut des tours hantées, penché aux balcons éventrés, c’est un public meurtrier qui vient condamner chaque faux pas d’une sentence de mort.
Une même valse, deux publics, et la scène bascule du paradis à l’horreur. Les pas étaient pourtant les mêmes, et la musique n’a pas changé. Comme l’équilibre des impressions est fragile. Comme la lecture du monde est inconstante. On change une lumière, quelques spectateurs, et la valse bascule de Bastille à Beyrouth.
Les étoiles filantes
Les lumières indifférenciées enchantent aveuglément. Le sifflement d’une fusée n’en dit pas long sur sa nature. Sa destination semble un mystère superficiel. Elle explosera dans la nuit, et les âmes viendront voltiger dans le halo tremblant, amusées par cette réalité nouvelle révélée dans la nuit, ce cadavre de réel illuminé. Qu’y a-t-il vraiment sous le projecteur ? Qu’est-ce qui anime la danse des insectes apeurés ? Un réverbère qu’on prend pour un soleil, un néon qui clignote et transforme une cuisine industrielle en opéra rock à l'esthétique de fin du monde.La lumière semble travestir aussitôt qu’elle a révélé, on la cherche cherche, on la vampirise. On entre dans la lumière, le nez en l’air, parcourant les étoiles sans faire attention aux ruines qu’on piétine, aux flaques de sang que la fusée a crachées. Aux fleurs de l’ombre on épargne le cueillette, mais les sentira-t-on jamais ? Les étoiles filantes irradient leurs proies d’un concentré d’existence. Quel beau spectacle, quel savant jeu d’illusion que notre esprit met en scène pour voir dans ces lumières des merveilles éphémères!
Il faut lui pardonner, il ne sait pas embrasser l’ampleur des tristesses, l’ampleur de sa faiblesse. Il se dupe gaiement et maquille ces drames avec frivolité. Ce qu’on ne comprend pas ne semble importer vraiment.
Les deux rives
Ils flottent immergés dans un silence moite, un vague courant porte des vagues de corps d’une rive à l’autre, sur une rivière sans aval connu. Un méandre suffit pour passer de l’autre côté, alors qu’on croit avancer sereinement. Le cours est sinueux, le lit encombré de bancs de sable affleurant à la surface. Un monde d’incertitude sépare les berges, deux versions d’une même réalité, deux mondes entre lesquels coule un fluide capricieux, comme le sang sépare toujours deux moitiés d’un corps.D’un côté le ciel bleu et pur teinte l’eau fraîche d’un azur doux, les prairies vertes frémissent sous des brises sirupeuses et des rêves sucrés, l’air est léger et frais.
De l’autre des arbres noircis se voutent sur un marasme sirupeux dans lequel se noie un ciel rouge et gris, tourmenté par des orages oppressants et accusateurs. Entre les ruines fumantes volent des intentions mauvaises, et les désillusions s’échappent en fumeroles d’entre les décombres.
Dans les flots se mêlent les reflets, et des humeurs contrastées viennent teinter les corps dérivants. Les courants capricieux charrient les naufragés et teintent leurs peaux de couleurs toujours nouvelles. Dans cet espace où vit l’homme, au cœur de ce confluent immense de valeurs et d’émotions, qui peut dessiner des frontières, qui peut se revendiquer d’une rive ou de l’autre, quand les rives se dissolvent à chaque instant dans leur reflet, charriées par le courant des corps ?
Les miroirs brisés
Près des berges incertaines se mire Narcisse. Mais la mare n’est pas lisse, et la mare n’est pas plane. On la voit s’élevant autour de lui, éclats de vitre en suspension autour de son visage, figée dans les airs comme une délicate poussière rayonnante. Des miettes d’images, des fragments de reflets l’éblouissent où qu’il aille. Partout sur son chemin ces miroirs brisés voltigent autour de son visage, insectes parasites traquant un animal. Des perceptions flottantes d’un même portrait, qui créent autour de lui une foule d’inconnus grimaçants. Assailli par ces éclats acérés, il couvre ses yeux pour fuir les blessures. Les masques valsent autour de sa détresse, prononçant son nom, se proclamant reflets, images honnêtes, traits fidèles. Et tous ces inconnus portent son nom. Leur danse le plongent dans un vertige infini. Autant d’images que de miroirs, que de regards, montent autour de lui en un public terrifiant. Les spectateurs s’empilent en un mur de paupières. Les yeux s’ouvrent un à un, et sous les paupières s’allument des portraits et des caricatures, des icônes menteuses qu’il faut combattre une à une. Saura-t-il fermer les yeux pour voir son visage vrai, et ne pas laisser déteindre en lui ces reflets corrompus qui tentent de le pénétrer ?Les reflets fragiles
Comme il est facile de troubler un reflet, de défigurer un personnage que l’imagination dessine sur cette surface fragile qui sépare réalité et perception. Quel calme, quelle sérénité, sont nécessaire pour ne pas troubler ces visages tranquillement posés à la surface de la mare. Ils sont comme ces pétales de velours flottant fébrilement sur un miroir prêt à s’ouvrir pour les absorber. On veut les caresser, on veut leur parler, mais chaque souffle, chaque mot, chaque geste vient altérer ce qu’on connaissait de ces traits familiers. Dans le monde des apparences, rien n’est anodin. Chaque nouvelle brindille posée à la surface propage des ondes qui voilent les expressions connues. Nul ne se pose sur le miroir sans perturber les regards, sans faire vaciller les images translucides, sans soulever les voiles.Pourtant qu’elle est triste, la surface si lisse d’une mare abandonnée où les visages glissent comme les ombres des saules. Elle attend l’onde d’un vent nouveau, le fin frémissement des ailes d’une libellule, elle attend le pavé qui rendra la mare hilare. Elle attend qu’on vienne sans peur troubler les images, que chacun sache se reconnaître intrinsèquement, et connaître l’autre au-delà de son reflet fragile.
Recoller les morceaux
Le feu des projecteurs, les flots imprévisibles qui nous charrient de rive en rive d’une extrémité à l’autre de la nature humaine, les éclats de miroirs où des êtres grimaçants singent les fantômes que nous ne fûmes jamais… Tant d’images raccourcies, tant de projections alléchantes sur les cornées assoiffées. Et tant de fausses routes, tant d’illusions. Il suffirait d’accepter ce qu’on ne peut atteindre pour le respecter. On veut apprivoiser, on dénature en colonisant les signaux étrangers. Les musiques humaines s'écoutent apaisé. On les laisse passer, on en apprécie l’originalité, l’exotisme, les étonnantes ressemblances, les résonances familières. On s’amuse des interactions, de ce jeu permanent entre moi et l’autre, ce cache cache où les replis du temps sont les meilleures tanières. La vérité est dans le mystère et dans la complexité. Dans la pluralité des interprétations se cache la vraie personnalité de ce qu’on ne pourra jamais embrasser.Narcisse tente de se retrouver, seul au bord de l’eau. Les autres ne voient que son reflet, et jaloux veulent s’en saisir. Les voici qui tombent, précipités dans les marasmes de leurs ambitions capricieuses, en quête d’un visage, d’une expression qu’ils ont voulue peinte à la surface d’une flaque. Quand les vagues se calment, l’image de Narcisse est partie voguer sur des eaux moins troublées.
Looking back
Il y a l’hypocrisie du monde. Et puis il y a la pudeur des âmes. Il y a cette traine qu’on laisse derrière soi en suivant l’étoile. Ce passé, cette trace de soi qu’on laisse en arrière, la boite noire trop lourde qu’on abandonne au bord du chemin. Les routes sont tortueuses, et on ne voit derrière soi que la trace de quelques pas. Quelques clichés qu’on reconnait sans peine.Il faut parfois s’élever pour constater sur la carte le chemin parcouru, pour retrouver le point de départ et les premières escales.
Il faut faire marche arrière pour retrouver les souvenirs, et ce qu’il faut grandir pour tout récupérer, tout porter, tout embrasser. Toutes ces images qu’on a refusé être, ne les avons-nous pas été toutes un peu ?
Et tout le long de la route, les yeux du monde nous observent. Ils se délectent des images que nous envoyons, de celles que nous rejetons, de celles que nous oublions.
1 commentaire:
A lire et à relire ...
Que suggérait-on tout récemment ?? Qu'on aurait des problèmes d'approvisionnement inspiratoire ???
Je voulais déjà allez voir cette valse tout prochainement : voilà une invitation supplémentaire.
Thanks.
T.
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