Mais qui donc sont ces êtres étranges et fuyants qui traversent nos têtes, d’une oreille à l’autre et jonglent avec nos yeux clos ? Qui sont ces lutins lucides et translucides qui échappent à nos griffes et autres raisonnements, qui naissent et qui s’envolent au plus léger souffle du temps ?
Les regards qu’ils nous lancent transpercent en plein cœur de vagues souvenirs, mais l’écume des jours se fane et la reconnaissance bien souvent est bredouille.
Ces naufragés du temps s’écrient en notre cœur et pour nous revenir, ils volent et accourent en nuées turbulentes repeignant nos paupières d’impressions familières. Ils vivent des épopées dans de noirs tunnels qu’éclairent les étoiles de couleurs troublées. Ils courent les yeux bandés dans des forêts d’argent, chevauchant en riant des biches herculéennes, jusqu’au bal du roi où leur destin les mène. Ils flottent doucement sous des cieux cristallisés où les vents sont figés en escaliers tremblants, en nuages sucrés et en longs rubans blancs.
J’en connais quelques uns qui se sont couchés tard, et que j’ai pu croiser parcourant mes paupières, alors qu’ils s’enfuyaient, effarouchés par les mortes lumières. Alors je les arrête et sous mon bras glacé je les enveloppe d’ombre et je les fais parler. Ils oublient alors combien ils sont pressés, et leur chant volubile fleurit à ma raison. Ils m’offusquent et m’apprennent l’art de ne rien savoir, celui qui fait tout découvrir et tout réinventer, cet art qui dénoue notre réalité.
Je note leurs histoires ou ce que j’en comprends, ou tout ce que j’accepte de ne pas en comprendre. J’étudie ce langage trop libre pour être su, trop fou pour être appris, et tiens d’un œil sévère ma censure à distance. Je retrouve le souvenir de ce qui pourrait être, les vérités alternatives de l’interprétation. Je tente de repousser les assauts du matin pour préserver encore ces bulles d’univers que les rayons de l’aube transpercent cruellement. Et les ballons irisés flottent entre le jour et la nuit en tremblantes trajectoires. Et dans chacun d’entre eux s’agite un monde crucial où le drame doit se jouer, jusqu’au bout, sans qu’on le réveil. Les visages du drame changent au gré des irisations et tirent le gravité de leur poésie sauvage.
Sur ce cerf-volant, un monde en perdition subit les durs assauts d’un ouragan breton. Sur la terre décollée, un unique salon où mon frère et moi-même vivons contre les embruns. Je le protège des vagues écumantes, derrière le canapé, tout comme je le faisais lorsqu’il craignait encore les blancs moutons des plages bretonnes. Le monde tourbillonne sous les humeurs du vent, et les frères luttent contre ce qui s’engouffre. Qui fait battre les volets ? Pourquoi ce temps assaillant qui se déverse et nous chasse hors des sofas moelleux où je dormais sous son poids ? Un écureuil au pelage penaud, trempé et sans ciré, se joint inconsciemment à notre lutte juste. J’observe le ballet de ces trois improbables, qui s’enfuit par une porte entr’ouverte de mes souvenirs comme une feuille mourante se cache pour expirer.
La tempête à peine apaisée, me voici découvrant ce coffre cramoisi où furent entassés des bruits familiers. On y entend à travers une porte lourde la rumeur sourde et chaotique d’un repas de famille. Je suis derrière la porte, adossé et haletant, me gardant hors de portée de ce monstre rampant. Dans le bureau de mon grand père, le temps s’est arrêté, le temps du fromage au moins, et je me cache dans le passé jusqu’à l’appel de la tarte. Je me délecte de cette douce culpabilité d’avoir sciemment évité un devoir détestable, et tandis que le vin rouge coule sur le comté, je bâtis des églises, non sans l’aide d’une ou deux girafes. Leur long cou est la garantie d’un clocher fier. Je me roule sur l’épais tapis entre les pieds du bureau, et les longues bâtisseuses s’étendent vers mon corps. Je me tords de bien être sous la chatouille de leur langue, mais le coffre tombe en poussière. Et c’est sans mes girafes, que je me gausse au matin, et le coffre a fané juste avant le dessert.
Quelques mondes encore m’ont visité hier, mais je n’ai pas su leur être hospitalier. Les enfants nocturnes semblent perdre à l’aurore leur folie juvénile ! Aux premières clartés, les voici qui s’enchaînent à leurs réalités, qui s’embourbent et se pétrifient, qui s’évaporent, écrasés par le poids des jours semblables.
Les lumières, nos raisons, ont réduit leur pays, et nos journées n’éclairent que de tristes frontières. Et nous sommes des hommes au foyer armés de fers brûlants repassant l’horizon pour des lendemains lisses. Dans les recoins du temps se creusent de sombres grottes, des nuits où vivent encore des êtres du passé, où le noir nous cache l’impossibilité des choses, où seul l’esprit colore la matière, où les objets ne sont pas esclaves d’un dictionnaire.
Des encyclopédies s’échappent des flots de mots, et les définitions se mêlent dans la nuit en torrents d’idées sauvages. Les idées se jettent dans le bleu d’une mer de nuit où tout n’est que vague. Des notions primitives, ils forment des palais, qu’un vent chargé de vraisemblance érode au matin.
Et nous marchons souvent sur ces palais enfouis, nous pâmant sur les ruines de ces folies anciennes. Les vestiges des mondes de ces enfants nocturnes, sont les rues où s’ennuient nos vies trop dessinées. Le monde se modèle dans le flou d’une nuit où les angoissent sculptent, où les envies pétrissent des possibles nouveaux. Au matin tout se fige et l’on renie bien vite qu’on a eu peur du noir, et l’on oublie bien vite, l’œuvre des inconscients, des fous qui ne font plus usage de leurs limites.
1 commentaire:
C’est ainsi qu’il l’aimait. Funambule sur la crête des rochers mordants comme l’amour défiguré où se noyaient les corps superflus. Et sans vraiment de visage.
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