vendredi 27 août 2010

Train de nuit

I
Sur un quai surpeuplé de visages esquissés,
Quelques indifférences se dressent égarées.
Scrutant la fin du monde sur tableaux lumineux,
Les âmes démissionnaires hantent les quais brumeux.
La vie déverse ici son flot de déserteurs.
Ces foules marginales s’évaporent en douceur,
Lorsque soufflent les trains sur ces êtres légers,
Qu’ils envolent très loin de leurs vies périmées.

Je colle mon visage contre la vitre froide. La fatigue est un sifflement amer dans ma tête. Au travers de mes pupilles dilatées, le flot flou des gens s’écoule sans jamais fixer mon regard. Je m’enfonce doucement dans un silence grave. Le bourdonnement incohérent du quai se fait lointain, il résonne pourtant encore dans la carapace parfaitement vide de mon corps. Déjà je n’appartiens plus à ce jour. Pourtant à une vitre de moi, à deux millimètres de verre sale de mon corps, un monde encore survit. Vingt personnes se tiennent là et pourraient caresser mon visage. Mais je n’existe pas, déjà je m’en vais.
Le train brise ses chaînes dans un bruyant effort, et lentement s’extirpe de ce quotidien sombre. Les visages comprimés défilent et se mélangent, ils se diluent en longues traînées sur la vitre. Le train accélère. Je ferme les yeux et j’imagine le monde qui passe et change à la fenêtre. L’ancre est levée, la vie s’ébranle. Quelques vains effets dans un sac, le reste à l’agonie dans un passé sédentaire. La gare rétrécit derrière moi, et le quotidien comprimé étouffe peu à peu dans la gare qui disparaît.
Quelques vapeurs nostalgiques montent dans le crépuscule. Il me semble parfois qu’on appelle mon nom. Je me retourne alors et me penche à la fenêtre. Sur le quai la foule a repris son bourdonnement. La disparition ne sauve pas de l’oubli.
Je m’engouffre avec délectation dans le noir de la nuit, et cri rauque du train étouffe mes pensées.


Le train de nuit roule, implacable,
Ses roues de métal dans la nuit froide
Broient inlassablement le noir des heures,
Il avale, insatiable, la nuit désertique,
Traversant le mur noir qui s’élève devant lui,
Il brise une à une les chaînes du passé.
Il s’élance dans le vide
En chute libre vers des jours incertains
Un vertige délicieux emplit mon corps.
Prisonnier consentant de la fuite du temps,
Je voyage en aveugle
Et je suis l’impuissant témoin
Du combat qui se joue à la frontière des jours.
Des spectres tenaces s’accrochent aux roues du train,
Nous accélérons encore…
Le vent arrache aux spectres des lambeaux translucides
Qui se posent aux branches nues des arbres endormis.
Le long bras de fer pointe un doigt vers le futur.
Un sifflement transperce la nuit
« En route ».
Je m’endors

II
Je dors à la dérive sur le temps déchaîné,
Parfois sur un îlot je joue les naufragés.
Je s’éveille en sursaut, et cherche des repères,
Le sol, le ciel, les murs que l’on heurtait naguère,
Mais le décor s’enfuit, et la scène s’échappe
Et on ouvre au hasard une nouvelle trappe,
Vers de nouvelles fièvres et vers d’autres vertiges,
Et le temps accélère, et le rêve nous fige.

Des paupières craintives s’ouvrent sur des landes improbables. On se sent étranger, presque autant que chez soi. Encore quelques kilomètres de rêveries. Il finira par arriver, ce pays familier que l’on reconnaîtra. Reconnaître avant de connaître, croire en l’existence de ce lieu. Il doit forcément y avoir mieux, ailleurs, plus loin et plus tard.
La bande des paysages se déroule toujours. Je cherche les yeux fermés ce passage gracieux, cet air connu que j’ai en tête sans pouvoir l’identifier. Alors je descendrai. Les décors successifs viennent les uns après les autres entourer mon reflet sur la vitre du wagon. Il se pare, sceptique et insatisfait, de forêts et de lacs, de friches industrielles, de villages superficiels et de cités dortoirs.
Les tableaux qui se peignent autour de mes traits éveillent parfois en moi des chimères enterrées. Leurs visages déformés remontent du fond des âges. Parfois c’est une voix, une odeur, anonymes, qui sort de terre et surgit devant moi. Et puis elles retournent mourir dans ma mémoire écorchée.

De port en port, de naufrage en chimère,
Je flotte entre deux vies, porté par des courants oniriques.
Quelques escales folles sur des îles improbables,
Où des mondes impossibles m’assaillent et me saisissent.
Le tremblement, le bercement, les ruades
Les cabrioles, les soupirs, les altercations,
Les langues nouvelles qui jaillissent,
Quand je heurte de nouveaux quais…
La vie froide et sauvage qui lèche les parois métalliques des wagons
Quand nous longeons de trop près des rives habitées…
Au chaud dans mon cocon je me métamorphose, indifférent.
Rien ne rentre, rien ne sort, que quelques impressions éphémères.
Dans la chaleur du train de nuit, un lourd bouillon m’emplit
Et en son sein macère mon essence en renaissance.
Le train de nuit accélère,
D’autres fantômes encore pendent aux arbres noirs,
Je les renie un par un, alors que mon passé s’éloigne,
Et les jette par-dessus bord, découvrant ma peau nue.
Le long bras de fer pointe un doigt vers le futur.
Grognant et ruminant
« Plus loin ! ».
Je me rendors


III
Réveil et arrivée
Vers :
Bientôt l’aube se lève sur l’horizon tremblant.
Les vallons escarpés et leurs sommets tranchants
Déchire le ciel noir qui saigne un sang livide.
Dans ces plaies apparaissent des lumières timides,
Des flèches orange et bleues, transpercent mes paupières.
La lumière dévale le long des coteaux clairs
Et rampant jusqu’à moi elle entrouvre mes yeux.
Le train s’immobilise dans un silence pieux.

Voilà donc enfin l’heure, voilà enfin le jour. Je n’ai pas le choix, il me faut descendre et affronter l’aube sauvage. Je pourrais crier, moi que le train accouche, mais en quelle langue dois-je crier ? Et qui pourrait m’entendre… Je n’existe pas encore ici, je n’existe plus là bas. Le monde sous mes yeux a cessé de tourner. La roulette s’arrête et la boule se fige. Voici le nombre gagnant du jour. Impossible de me rappeler ce que j’avais parié.
Je pose un pied sur le quai, le sol ne se dérobe pas, je suis bien arrivé. L’air qui m’enveloppe en brise fraîche confirme la fin de la nuit. Je décroche mes yeux de mes chaussures, et lève la tête. Courageusement je me décide à regarder mon sort nouveau.
Stupeur, quelqu’un sur le quai m’attend, son visage en face du mien apparaît quand je lève les yeux. Il me fixe. Je regarde à droite et à gauche, personne d’autre. Il me regarde bien.
Il me reconnaît… Comment fait-il ? Je ne me connais plus moi-même...
Il me parle à présent, il m’apprend mon nom, il me dit où je suis, il me dit allons y. Dans ses yeux je distingue mon nouveau visage. Je me plais ici, je semble beau et frais. De sa bouche j’entends des mots que j’aurais dit… Nous sommes nous déjà connus ?


J’ai du rêver de lui, son visage est en moi,
Mais au matin je crois il s’enfuyait toujours.
Le train de nuit jamais n’arrivait jusque là,
Et il me ramenait, drogué, dans mon lit vide et froid.
La foule me bouscule, je suis donc éveillé,
On me tire par la main, on rigole on se moque,
Je serre la main amie, endormi, incrédule,
Dans les rues qui sont nées de ce sommeil trop lourd.
Dois-je me forcer à croire que ces joies sont réelles?
Ne lâche pas ma main, tu vas t’évaporer !
Le train de nuit s’endort, épuisé et fumant,
Et ses essieux rougis refroidissent lentement.
Mes joues livides leur volent quelques chaudes couleurs
L’enfance nouvelle me fait le teint joli.
Sur le quai quelqu’un m’attendait.
Faudra-il demain encore partir ?
N’es tu qu’une autre escale ?
Sur le quai retentit une voix métallique.
« Terminus !!! »
Rugit-elle dans un langage universel.

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