vendredi 1 octobre 2010

Les vies brèves

Les vies brèves

Il tortille entre ses doigts un briquet sans valeur. Observant d’un œil anxieux le large boulevard qui s’étale devant lui, son visage se crispe et ses mains s’agitent frénétiquement sur le briquet. Il a toujours détesté les terrasses des cafés parisiens, et ce matin son exaspération se nourrit des clichés réunis à sa table. Rien n’est à sa place. L’air est froid, chargé de quelques courants irrespirables émanant des radiateurs extérieurs. La lumière d’un soleil trop cru se reflète sur la table et l’agresse, ses yeux non plus ne sont pas à leur place dans leur orbite. Il aimerait pouvoir les retourner et regarder l’arrière de son crâne, sombre et tiède.

Cigarette au bec, il soupire avec énervement devant ce café noir ridicule, ce verre d’eau dont il sait déjà qu’il haïra le goût, trop froid, trop fade. Un journal inintéressant déborde de la table, et ses pages tournent, plongeant dans le fond de café brûlant. Toute la frustration de la banalité consciente se mêle à la fraîcheur du matin, pour le saisir à la gorge. Il suit du regard les gens pressés, dont s’échappent quelques vapeurs aseptisées. Il remet puis ôte à nouveau des gants inutiles qui gardent au-dedans le froid de ses mains. Il a déjà fait ce geste quatre fois depuis qu’il s’est assis ce matin. La foule qui se densifie obstrue sa vision, il se contorsionne sur son siège pour observer l’autre côté du boulevard. Rien à faire, l’irritation le baigne.

Le niveau des heures inutiles monte implacablement. Froides, verdâtres, troubles, elles s’infiltraient depuis quelques jours par le moindre interstice de son emploi du temps. Il avait jusqu’alors tenu bon. Mais la brèche semblait aujourd’hui trop largement ouverte, et l’ennui s’engouffrait en lui par vagues déferlantes. Devant ce mur de vide, il baissait les bras.

De l’autre côté de la rue, derrière les caniveaux souillés, derrière les flaques, les bus bruyants et puants, derrière la poussette qui bloque le trottoir et les vieilles qui discutent avec leur caniche, il apercevait la vie. Dans le grand magasin aux vitrines colorées, les sons, les odeurs, les saveurs, les visages et les expressions dansent frénétiquement. Le chaos bien orchestré s’étale en devantures, et la vie vous regarde comme un chiot en cage. Chacun son but, sa mission, tout est aussi évident qu’imprévisible. Lui est là, figé dans les heures inutiles, hypnotisé par l’épilepsie ordinaire du monde.

Il y a goûté, il s’en est gavé, il en est privé.

Pour la première fois il est arrêté, et mène ce matin le combat que ses cauchemars préparaient. Il pourfend le silence. Pas celui du monde, le sien. Bien sûr rien ne fait taire la voix de ses pensées. Mais quelques pensées, aussi révoltées soient-elles, peinent à trouver écho dans ce désert. L’écho pour la survie, le dialogue pour une raison de vivre. Mais lui est plus loin encore.

La journée passe, et il a combattu tout le jour un mal être latent. Certainement une sorte de pancréatite aigue, quelque chose de digestif. Ces douleurs que l’on ressent lorsqu’on a rien à manger, et que l’estomac broie douloureusement et consciencieusement du vide. Il met alors dans ces inflammations toute sa colère impuissante, sa révolte vaine. Si les estomacs vides ne sont guère éloquents, ils savent se faire entendre.

Au jour mourant, son errance le mène à nouveau sur le boulevard. Un dégoût le saisit lorsqu’il aperçoit à nouveau la terrasse du café. Il s’assoit juste à côté, sur le bord du trottoir. A ses pieds voyagent des mégots et des feuilles d’érable. Sur les tables, des journaux trop grands, des cafés trop chauds, des verres d’eau trop froids, des gants inutiles et des briquets de valeur. Il sourit dans son caniveau.
Les couleurs du boulevard dégoulinent et meurent, d’une mort vulgaire, dans les égouts de paris. Elles sommeillent un temps sur le trottoir où la pluie les a charriées, et peu à peu s’éteignent dans la lumière orange et plastique du soleil couchant. La vie s’enfuit aussi, aspirée par la bouche du métro, qui la recrachera au matin. Le boulevard démaquillé reprend son vrai visage, discret et pathétique comme celui d’une grande femme triste, mêlant le gris de la pierre à celui de la nuit.
Sur les vitrines s’abattent en fracas des rideaux de fer. Les visages des poupées se figent. De l’épilepsie joyeuse du matin ne restent que quelques bruits sourds sur le pavé humide. La lumière blafarde des phares des voitures traque les rôdeurs du soir. La vie, à l’aube toute puissante, s’enfuit comme un rat, misérable et honteux.

Des flaques reflètent les néons des enseignes, troublées par quelques pas pressés. Voilà ce qu’il reste de la grande entreprise. Des reflets, des vapeurs, des ombres grises, pas grand-chose de glorieux. Des vitrines, et puis plus rien, des stocks, des boites, des promesses et des souvenirs. Sur la vitre des devantures éteintes, son reflet, fixant la vie blessée sur le trottoir. Il voit passer dans son dos des silhouettes. Il croit reconnaître les acteurs qu’il admirait au matin. Ils vont se démaquiller, leur costume sous le bras, leur masque dans un sac. Mais sous le masque, rien du tout, pas de musique, pas de couleur, pas d’odeur. Une tonalité d’absence. La folie meurt proprement, sans laisser de trace. Et demain tout reprendra, pour des semaines, des mois des années, invariablement. Et les jours s’écouleront, faibles et indistincts, et des vies fatiguées, s’amenuisant au fur et à mesure, disparaîtront sans même qu’on s’en rende compte.

Quelle différence, après tout, dans ces morts là ? Quelle différence entre ces vies ? Il y a les vies longues et diluées, un peu pâles et un peu tièdes, au goût discret, et les courtes et fortes comme ces cafés ridicules, qui se dilueront plus tard peut être dans le souvenir qu’elles laisseront. Sur ces flammes là, trop d’oxygène aura soufflé, et le bois passe trop vite du rouge sang de la passion au gris morne des cendres. Et le monde autour d’elles tiédit au ralenti, s’étouffant dans la fumée des vies brèves.

Dans tous les cas, qu’y a-t-il de plus que cette image dans sa tête et quelques mots pour la décrire ? La vie est un étrange état de délire perméable, de drogue alimentant un complexe mécanisme de représentation. Elle monte en neige, très vite dans nos esprits, et six milliards de centres du monde paradent au centre de six milliards de mondes imaginaires. Et au jour de la fin, la vie montée si haut s’échoue en vaguelette. A peine mouille-t-elle le sable un instant, puis la mort aride en efface les dernières traces.
Et pourtant, cet état de parfaite fragilité, d’insignifiance presque totale, d’illusions violentes et de compréhension si bien feinte par quelques bons acteurs, est une chimère d’une vigueur, d’une force et d’un équilibre parfaitement improbables.

Il avait choisi une vie brève, il voulait aller à l’essentiel et avait toujours été très impatient. Le trivial viendrait plus tard, il l’avait décidé très jeune. L’ennui, la routine, le sommeil, les conventions, il les avait entassés des années durant dans un recoin de la fin de sa vie. Sa raison passait des semaines menottée aux barreaux d’un radiateur, dans sa cave, et le repos tremblait à côté, sur une chaise électrique. Aujourd’hui malheureusement, il lui semblait qu’il avait entassé trop de choses triviales, et que le gros tas d’ennui qui s’élevait devant lui commençait à le submerger. Il n’était pas en colère, ni surpris d’ailleurs. Il savait que ce jour arriverait.

Il entre dans la cave, la porte se referme. Que laisse-t-il derrière lui ? Que reste-t-il devant lui ? Une longue plage de fatigue et de désillusion. Il ignore encore s’il trouvera le courage de la traverser.

Peu importe.

Il y a goûté, il s’en est gavé, il n’a plus faim.

Aucun commentaire: