samedi 30 octobre 2010

Les tendres visages d’un poison violent.

Accumulation de névroses futiles, stupides et potentiellement dangereuses, mais absolument nécessaires à mon existence.

La gorge engoncée dans une cravate noire, étouffant sous un parfum discret et anonyme, transpirant un mauvais café, je parle avec une efficacité stoïque à une assemblée sans couleurs. Sur mon visage défilent des expressions apprises. Mon esprit assemble machinalement des mots et les envoie, à la chaîne, subtilement modulés par des intonations faussement humaines, vers cet auditoire ruminant. Je m’étonne de la pérennité de cette mécanique, qui jour après jour se met en branle, et ne se grippe pas. J’appréhende le dysfonctionnement attendu de cette improbable supercherie. Le masque tiendra-t-il une heure de plus ? Encore cinq minutes, et je pourrai sortir, respirer. Je m’imagine acteur, je m’invente des jeux pour tenir quelques instants de plus. La matinée entière peut être. Et puis parfois, subrepticement, le regard se trouble. Le temps d’aller chercher un document dans ma valise, une expression douloureuse déforme mon visage, je fais mine de ne pas retrouver le document recherché, je gagne vingt secondes sous la table, lâche un soupir, me mords les lèvres, et remonte à la table, impassible et souriant froidement.
Et à la pause, dans les toilettes, je me dévisage, accroché au lavabo. Tremblant sous l’effet du café, j’observe mon visage et je n’ai pas changé. Le masque est transparent, les cernes sont réelles, et ma voix modulée n’avait rien d’humain. Je pense à ma respiration, ma poitrine semble ankylosée.

Je m’efforce d’orner le masque de quelques moues de rigueur. Je le quitte rarement ces derniers jours. Pour la crédibilité de la chose, je le décore. Des sourires et des attentions, des mots d’esprit, des politesses à la pelletée. Parfois même je feins la compassion devant quelque plaignant. Cet apaisement de surface finira peut être par imprégner un peu plus profondément mes chairs…
Je parle de la pluie et du beau temps, et juste sous ma peau, je sens des lames qui tranchent lentement. Et sous mon discours désincarné, je me répète mille arguments pour me convaincre de l’absurdité de mes douleurs. Ils m’apaisent, dix minutes, et puis je les oublie et la lame tranche encore.

Je n’avais pas dormi la nuit précédente. En moi tournait un typhon infatigable, glaçant mes veines, me secouant, éclairant ma chambre de lumières crues et froides. Je me suis retourné des heures durant dans mon lit, prisonnier de mon impuissance comme d‘une camisole.

Mes ébullitions capricieuses n’y firent rien, au matin rien n’avait changé. Etrangler mon oreiller n’avait pas apporté d’amélioration particulière, pas plus d’ailleurs que les morsures répétées dans les draps éventrés. Toujours ce typhon dans mon ventre, et ses cris lancinants qui couvrait mes pensées. Des cris, du silence, quelle est la différence ? Le manque, toujours là, le sommeil en moins, et la rage d’avoir recommencé. La honte de m’être à nouveau infligé, stupidement, cette torture volontaire.

Après quelques luttes, sauvé par l’inconscience et l‘abandon, je parviens à m’endormir paisiblement. Et puis dans la nuit j’ouvre un œil, et il est là au chevet du lit. Observant fixement mon sommeil illusoire, un sourire de dédain au coin des lèvres. Et il s’impose, chassant les rêves doux qui fuient à son approche. Silencieux, les yeux dans mes yeux, le poison est là. Il m’enserre le cœur et dans sa main froide le fait battre. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, et sans jamais quitter mon regard.

Mais je me suis levé, automatiquement, hypnotisé par mon poison. J’ai pris mon typhon par la main et nous sommes allés travailler. La routine pour nous deux. Le poison, le typhon, la cravate noire, le masque poli, et le temps passera, trop lentement, distillé… Et dans chaque minute qui coule, ce poison concentré.

Parfois je reste éveillé, chez moi, à mon bureau, au petit matin, scrutant la lune d’un œil anxieux. D’un œil vide et fou sous lequel coulent des cernes profondes et sèches. D’un oeil et qui s ‘exorbite sur un écran qui éclaire mon visage d’une lumière livide.
Je me divertis dans ces rêveries d’une nuit passionnée avec un téléphone, l’allumant toutes les dix minutes, attendant qu’il crache enfin ces quelques mots que j’attends. Je le torture, grattant de mes ongles son écran lisse et mort, le secouant comme mes fièvres me secouent. Plus d’une fois j’ai failli l’exploser contre un mur… Mais il faut préserver la vie des otages dont on espère des aveux…

Ce n’était qu’un exemple, je pourrais en citer cent comme celui-ci. Cent choses dont j’ai besoin, cent choses qui me hantent à me rendre malade, chaque jour. Et chaque jour l’une d’entre elle est si forte qu’elle pénètre chaque cellule de mon organisme. Je la vaincs, au prix de quelques fièvres, et c’est sa sœur qui m’attaque, puis sa fille et puis son ombre. Ainsi passent les jours.

Depuis des années, je m’interdis strictement de grimacer sous la pluie. Chaque averse est prétexte à ce défi puérile. Je traverse, sans expression, et je reste insensible à l’eau qui coule sur mon visage.
Que pourraient quelques rictus contre les éléments ? Un visage déformé est-il moins perméable ou moins sensible ? Je vois dans cette discipline l’embryon d’une victoire sur les douleurs que je subis. Je n’ai pas la même sagesse face aux intempéries qui sévissent sous ma peau.

Ces chemins de croix sont des sentiers cachés, des raccourcis ou des détours, peu importe, que j’empreinte vers le bonheur. Si j’ai tant de peine, est-ce à dire que je monte? Enfant je rêvais des heures durant devant les calvaires de pierre et de dentelle qui fleurissaient dans les landes bretonnes…

Combien de ruines sous le moindre château? Combien de guerres l’ont terrassé? Combien de fois à nouveau fut-il reconstruit, et avec cette obstination maladive et risible, à ce même endroit si vulnérable, où nécessairement l’ennemi reviendra, où il restera la proie facile des boulets lourds et froids…
Ainsi je me reconstruis, des même matériaux si fragiles, perpétuellement. Et sur ce même sol meuble et dans lequel s’enfoncent, lentement mais inexorablement, mes fondations. Je sens sous la plante de mes pieds monter la chaleur de l’enfer. Je garde le nez en l’air, m’étirant comme une guimauve… Toujours les mêmes douleurs, les mêmes questions, les mêmes erreurs, les mêmes errances.




Je me persuade souvent, peut être pour me consoler, qu’il ne pourrait en être autrement. Sans ces névroses et sans ces addictions, qu’adviendrait-il de moi ? Sans ce typhon rugissant dans mes veines, quelle triste brise ferait tourner mon sang ? Là où flotte en général la fragrance étouffante de mes poisons chéris, saurais-je supporter un air pur et frais, aseptisé ?  
Je diminuerais certainement, très lentement, tel une baudruche percée, sans consistance, sans tension, sans pression.

On se dit qu’un jour on s’habituera à ces absences, au vide, au manque, à l’insatisfaction latente. On s’accroche à la conviction que la raison reviendra, qu‘elle croît avec le temps. Que l’adolescence paresseuse ne fait que s’attarder en peu dans un recoin de nous. Un jour certainement, le corps se contentera de peu et l’âme heureuse se complaira dans ses rêves, autant que dans ses souvenirs, et restera sourde au chant de ces mille sirènes.
Mais les jours passent. L’addiction s’amplifie, martelant ses revendications, se débattant, nous prenant en otage.

Mais ce poison c’est moi et rien d‘autre que moi. C’est mon lot, la vie que j’ai reçue et je n‘en aurai d‘autre. Cette faiblesse, c’est moi aussi, cette douleur, c’est la preuve de cette vie.
L’énergie de la chute, me propulse à travers les jours, d’abysses en amours, je tombe encore comme je tombai souvent, avec la plus grande des convictions, avec enthousiasme parfois, avec gourmandise. On me plaint, et surtout on me juge, on me prend en pitié, victime de mon immaturité. Mais jamais je ne me suis plaint de ces poisons là.
J’ai craint oui, et je me suis plaint souvent, lorsque seul au matin, le ventre vide de typhon et le cou déserté par l’odeur des poisons, je me levais trop froid, et que la lune blême me laissait insensible.
Car quand viennent les poisons s’envole aussi mon âme, et apparaissent autour de moi des bonheurs trop intenses pour les raisons trop sages. Alors je vole, dans mon typhon, loin très loin derrière la façade humaine du masque, vers des plaisirs divins que je paye en nuits blanches.

Et ces plaisirs là, ce bonheur là, c’est la joie à laquelle j’ai droit. C’est le bonheur qui m’est alloué. Osez m‘apprendre, si votre temps ne vaut plus guère, à vivre autrement, à aimer autrement.

Voici la vie, cette matière embrasée. Je n’ose l’étouffer. Je m’endors encore dans la noirceur incandescente de mes amours, et à la douleur des nuits d’absence,
Demain leur succèdera une aube souriante, elle aura le visage tendre d’un poison violent.

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