lundi 6 juin 2011

L'ombre d'un bruit

De loin je les entends,
Ils rampent au galop sourd des cavaliers perdus
Et des chevauchées vaines.
Je sens leur trajectoire, ils approchent,
Sous ma peau,
Charognards et méthodiques.
Des jours durant, je passe entre leurs griffes,
Traçant des angles morts.

La nuit venue, je les confronte,
Ils s'insinuent, persuasifs, séduisants,
Dans les fêlures de mon esprit.
J'ouvre grand les fenêtres.
Pour les chasser,
J'invite en moi le chant de deux ivrognes
Qui coulait dans la rue.
Mais la lame les frappe, eux aussi,
Et les fait taire.


Dans ma chambre ils se posent alors.
A mon chevet, sur mon lit,
Alanguis contre mon corps,
Derrière mon épaule
Me regardant dormir, ou feindre le sommeil,
Ils allument en me fixant une cigarette.
Leur souffle muet et froid
S'emplit de fumée grise rampant sur ma peau nue.

Au matin bleu encore,
Lorsque mes yeux dégèlent, leur présence perdure
Et leurs regards vitreux
Dorment sur mon épaule.
J'agite les draps gris, et la fumée dans l'aube.
Les brouillards s'en vont, moqueurs et blasés.
Et ma peau est griffée,
Par un sourire encore…
En passant la fenêtre… " A demain mon ange...".

Aux jours cuisants,
Je les sais réfugiés dans leurs enfers secrets,
Des jardins désertiques
Où poussent des troncs creux et des murs de gravas.
L'aridité trop blanche de ces jardins muets
Distille les intrus, et les concentre trop,
Asséchant les pensées et les voix dans leurs crânes.

Moi qui fus cet intrus, encore je vois danser,
les sables à mon cou,
Là où dansaient aussi les fumées de la nuit.
Les silences à venir s’étendaient devant moi.
Je leur parlais jadis
Avec obstination
J’inondais de non sens ces silences secs.

Et je m'évaporais, et comme les fleurs sèchent,
Mon temps se craquelait.
Désormais je me tais quand désert arrive,
Je garde mes pensées
Derrière mes lèvres closes, j’ignore les absents,
Et je récite en moi ce que je n’entends pas.

Aux bordures du désert,
Des violonistes gris agitent leurs poignets
Sur des cordes usées.
Des archets orphelins et des musiciens fous
Arpentent les frontières du silence,
Feuilles blanches en main
Jetant à l’inconnu des accords suicidaires.

L’oreille étanche à ce néant,
Je laisse jouer en moi nos souvenirs communs
Toi et moi, enfants,
Le futur leur ressemble.
Toi et moi, amoureux,
Respirant calmement les chants du lendemain,
Dormant, inconscients et rêveurs,
A l'ombre d'un bruit familier.

vendredi 25 mars 2011

Bleues et froides

Il n’y eut pas d’éclaboussure lorsque j’entrai dans l’eau. Je tombai sans bruit, au ralenti, comme happé par la surface lisse. Celle-ci se fendit à mon contact, lentement, pour m’accueillir, ou pour m’enfermer. Ses mouvements, semblables aux mouvements d’une foule, étaient amples, patauds et puissants. Si la chute sembla si longue, la peur, elle, fut brève. Je me revois, regardant l’horizon gris sombre, le vent dans les arbres dénudés, portant quelques oiseaux marins, le défilé fiévreux et palpitant des nuages qui pouvaient, eux, s’échapper. Puis je tournai la tête, mon regard transperça l’eau claire, juste dans l’infini profondeur du bleu sombre de l’océan. Je poussai légèrement sur mes pieds, au bord de la roche humide, et mon corps bascula. C’est à cet instant, où je réalisai qu’il m’était impossible de faire volte-face, que je ressentis une forme de peur. Un réflexe bien appris me poussa à tenter un rattrapage. Mon bref effort fut vain. J’avais choisi cet endroit pour me protéger de mon instinct de survie. En un instant l’eau m’avait tout à fait épousé, et la réalité s’y dissout entièrement.

Alors qu’un après l’autre mes membres s’enfonçaient dans l’eau glacée, l’agitation du monde s’estompait doucement. Le vent offrit le repos aux squelettes noirs des arbres mourants. L’horizon, bouché de gris violacé, se mit à respirer calmement, et les nuages ralentirant leur course folle, n’étirant lentement dans le ciel bleu clair de l’hiver breton.
Une dernière fois, l’air frais pénétra mes narines. Il avait le parfum familier des plantes littorales, et de cette terre sableuses que mes pieds nus chérissaient. J’emportai avec moi le parfum vieillissant des ajoncs, chauffés par le soleil d’été.

L’eau froide vient doucement l’interposer entre mes yeux et le monde. Je ne clignai pas. Hypnotisé par cette réalité transfigurée, je fixais, de très loin, le soleil pâle qui se multipliait dans le jeu des vaguelettes. Sa lumière, d’un jaune très clair, striait de rayons fragiles l’océan verdâtre, et là où passaient ces rayons, tout se teintait d’un bleu léger. Je jouai à faire passer mes doigts entre ces rayons dansants. Sur ma main pâle, les poils se balançaient, laissant progressivement échapper les bulles d’air qu’ils avaient emprisonnées.

L’expérience ludique de mon voyage subaquatique fut écourtée par un afflux torrentiel de sensations nouvelles. Ma peau, mes oreilles, criaient dans ma tête toutes les informations inconnues qu’elles recevaient. Par mes chevilles, et par les poignets et mon pull, l’eau froide entrait doucement dans les vêtements. Elle enserrait aussi mon cou, et sa caresse glissait, de mon col vers ma poitrine, et le long de ma colonne dans mon dos. Je me figeai, comme si quatre serpents aux corps glacés s’enroulaient doucement autour de mon corps. Mon esprit entier était occupé à analyser ces sensations nouvelles. Plus de voix, plus de questions, plus de décisions à prendre. Les délices d’une passivité totale, le plaisir de l’abandon sans une once de culpabilité. Pas de lendemain, j’étais hors de portée du passé, qui eut cru qu’il fallut s’enterrer de la sorte pour se sentir libre ?

Le froid me mord lentement, et mon corps s’endort. Le sang déserte mes extrémités qui s’engourdissent progressivement, comme on éteint chaque pièce d’une maison en la quittant.
La morsure de l’eau glacée est brève, on la sent un instant, puis plus rien. Je me réfugie petit à petit au creux de moi, dans un recoin très familier qu’il me semble avoir habité auparavant. Je revois les appartements où j’ai grandi. Souvent j’ai rêvé de revoir ces lieux insignifiants et essentiels. Il y a des abandons qui vous construisent, et leurs deuils inachevés se font votre ossature. Je sens à présent au cœur de mon être une lumière douce et tiède, rayonnant doucement, oscillant comme les algues au gré des courants. Elle palpite sourdement sous les battements d’un cœur engourdi. Son chant s’évade, à l’unisson des mélodies graves des abysses.

Des bleus plus profonds me survolent à présent. Par nappes lentes ils me recouvrent, de leur drapé solennel, chacun voilant un peu le soleil pâlissant. Des nuages d’encre sombre s’étalent dans la mer, et des glaciers hagards s’éloignent de moi. Il me semble reconnaître, en eux, des visages connus, des expressions, des sons contenus, figés dans les blocs blancs. Avec eux migre, au gré des courants froids, mon passé, très loin déjà. Le froid, de plus en plus intense, me semble pourtant plus doux, à mesure que la lumière décroît. Le calme est ma chaleur dans le désert marin.

Je m’éloigne des côtes, des animaux m’escortent. De grands poissons défilent, sur leurs flancs argentés scintillent quelques mots. Les poissons s’approchent, s’arrêtent un instant devant mes yeux immobiles, et les mots apparaissent. Mon esprit se souvient d’un langage ancien aux sonorités voisines. Je me concentre pour déchiffrer les mots, mais le poisson poursuit sa route. Un autre le remplace, avec un nouveau, et un nouveau challenge. Les mots ne veulent plus rien dire, ils ressemblent de moins aux langages connu. Pourtant, chaque poisson, alors que je sombre, semble plus évident que son prédécesseur. Et mon esprit acquiesce, et non sans contentement, les syllabes improbables que les morues apportent.

Des formes tentaculaires s’approchent de moi. Menaçantes, elles m’entourent et leur regard perçant me paralyse. Nous sombrons tous ensembles, moi avec ces pieuvres affreuses, vers la nuit compète. Quelques mètres de plus, quelques degrés de moins, je me sens bien.
Les peurs insaisissables, mes peurs de toujours, car je les reconnais, se figent enfin, congelées, cristallisées. Elles sont là enfin définies, immobiles, définissables et inoffensives. En je parviens à sourire en leur présence, enfin je peux m’en saisir, les écarter un peu de moi, elles que j’ai fuies des années durant.

Harponnées par des espadons blancs, ces méduses explosent comme des baudruches vaines. Leurs lambeaux translucides se perdent dans les abysses, et mon horizon, pourtant déjà bleu très foncé, s’éclaircit un peu plus.

Je suis partout autour de moi, dans les yeux des poissons, dans les mots sur leurs flancs, tout me ressemble ici. Je me parle avec mes reflets, j’apprends à me connaître, je m’observe, curieux et fasciné, puis je m’ennuie. Je me sens seul.

Des forces étrangères se saisissent de moi. Je me sens entraîné par des courants violents. Le noir, devant mes yeux, s’agite, en mouvements fiévreux. Des mots inconnus troublent la plainte sourde de l’océan. Une lumière froide vient frapper ma rétine endormie. L’air à nouveau entre dans mes poumons. Mon évasion encore s’est échouée sur une plage, ma liberté y gît près des corps de mes peurs, et leurs yeux menaçants me promettent vengeance.
Je me relève, foule de mes pieds nus le bitume qui borde la plage. Je croise les regards vides d’autres naufragés. Ils m’ignorent totalement. Mon visage, encore anesthésié par le froid, ne sent plus l’air frais de la bretagne. Les coquilles cassées qui jonchent le chemin devraient couper ma peau. Il n’en est rien.
Je me retourne, sur la plage, mon corps d’un blanc ivoire est parfaitement immobile. Les eaux froides et bleues lèchent paresseusement la peau de mes mollets.

mercredi 9 février 2011

A la vie

A ces obus aigris
Qui pleuvent sans répit
Qu’avons-nous à répondre ?

D’autres obus encore,
Quelques plaies sur nos corps,
Et nos mines amères

Ils pleuvent bruyamment et nous osons nous taire,
Les laissant réciter leurs sonnets militaires
Et nos courages fuyants déjà se font la malle
Remettant nos destins entre des mains plus sales.

A nos amours éteintes,
A nos romances feintes,
Qu’avons-nous répondu ?

Quand nos amants pleuraient
Notre moralité,
A nos noces trompeuses.

Et encore le courage, riant de nos vœux pieux
Faisant trembler le doigt qu’encerclait une bague,
Et encore le destin dans un cynisme vague
Qui au fond de l’église amusait les aïeux.


Quand la mort brûlante
Evapore nos corps
Qu’est-il à dire encore ?

Quelques larmes subtiles,
Un peu moins volatiles
Que nos amours pastel.

Nous restons désarmés, conscients et périssables,
Brièvement lucides, et pourtant pétrifiés,
Quand nous devrions voir le hasard improbable
Du destin bienveillant qui nous fait exister.

De la vie qui s’érode,
A chacun de nos pas,
Que savons nous déjà ?

Que quelques soirs d’été
Doivent faire oublier
Des années de douleur.

Mais nous restons aveugles aux crépuscules fauves,
Aux floraisons tardives et aux nuages mauves.
Et nous laissons couler au fond des jours plaintifs
Ces bonheurs étouffés par des chagrins trop vifs.

vendredi 4 février 2011

L'autre strip tease

L’autre strip tease.

I
Je suis à côté de lui, étendue dans le lit, comme jamais je ne l’avais été auparavant. Je suis nue, complètement, aussi nue qu’on puisse l’être. Avons-nous fait l’amour? Nous sommes nous déchirés ? De ces deux violences, j’ignore laquelle dénude le plus. Il ne dit pas un mot. Je ne peux lui en vouloir, il ne me connaît pas après tout, et je le sais timide. Le silence me tue, mais quelle réponse pourrais-je apporter à ses paroles, au moindre de ses mots ? Mourrons donc en silence, pour cette nuit au moins. L’aube sera peut être plus éloquente.
Aux mouvements du matelas, je devine sa position. Il est assis sur le lit, depuis quelques minutes, depuis quelques heures, depuis un temps dilué. Il me tourne le dos, et je fais de même. Il pourrait être curieux, je viens de me dévoiler. Mais je n’existe pas encore à ses yeux. Je me bats dans son esprit contre un fantasme mourant. Je ne sais pas si ce combat connaîtra un vainqueur. Peut être disparaîtrons nous toutes deux de son esprit. Je le sens las de ces batailles.
J’accepte difficilement la nudité, je n’ai jamais aimé mon corps, je ne l’ai jamais habité vraiment. Et je suis là, nue, sous les yeux d’un homme qui a par ailleurs toutes les raisons de me haïr. J’imagine ses pensées, un sentiment sans mots, certainement, qui boue indistinctement en lui. Un flot de colère, de mépris, de pitié mêlés. Rien de ce qu’on espère inspirer en se déshabillant. Je ne peux pas bouger. Dans mes veines, dans mes membres, coule un liquide froid. Je le sens, partant de la plante de mes pieds moites, remontant jusqu’à mon crâne, lourd, me clouant au lit, statufiée.
J’avais passé presque un an comme un funambule. J’attendais la chute, en espérant qu’elle n’arriverait pas. Lorsque la lumière du matin pénétra enfin la chambre, il me sembla que j’avais enfin les pieds au sol. La chute était passée, atroce, mais à présent tout était calme, tout était stable. J’aurais frotté mon corps nu contre le sol, juste pour sentir la terre. Je n’avais plus rien à perdre, tout à construire. Une question cependant. Qu’allais-je faire de cette valise sombre, débordant de souvenirs blessés, prêts à sauter à mon visage…

II
J’ai toujours aimé observer la vie. Il y a autant de mondes que d’individus. J’aime les explorer. Pour voir le monde de celui-ci, je me mets dans sa peau, je prends ses traits, j’absorbe son histoire, et je vois lentement sous mes yeux se métamorphoser la vie. Ce jour là donc, comme souvent, j’étais assise au bar. Et ce jour là, comme parfois, j’avais choisi ce personnage un peu fatal de femme-enfant. Habilement, je laissais transparaître sous mes habits vénéneux ce qu’il faut d’innocence, de fragilité et de pureté. Je voulais comprendre la solitude des belles femmes. De celles qu’on ne voit pas. Et je commençais à la connaître. Depuis deux mois je campais régulièrement ce personnage. Pas un homme n’avait transpercé drap si fin de mon lamé, pas un homme n’avait regardé plus profond que ma peau. J’étais sur le point de ranger le costume.
Et puis il est passé, devant la vitrine du café, pressé mais perdu. Il était très beau, je crois que je l’ai fixé un peu. Je ne sais pas si c’est pour ça, mais il a fait demi-tour, il est entré dans le café, et feignant quelques achats quotidiens, il s’est installé près de moi avec un expresso. Il fixait mon regard, s’en détournait brusquement, gêné, et revenait vers moi. Il balbutia un langage automatique, comme s’il se lançait un défi à lui-même. Il n’avait rien à perdre. Il m’émut beaucoup. J’usais des armes habituelles de mon personnage, je croisais mes jambes, cambrais subtilement mon dos. Mais rien ne semblait pouvoir le détourner de mon regard, et de notre conversation. Du fond de mon costume, j’entrai alors moi-même dans ce jeu. J’en oubliai pour un temps l’illusion où je m’étais enfermée, j’ignorai que je n’étais pas visible, cachée dans mon belvédère.
Rien ne fut plus simple, plus enivrant. De temps en temps, un coup d’œil dans le miroir du café me rappelait ma supercherie. J’inventais un excuse pour partir, mais il me retenait. Je ne luttais pas avec beaucoup d’acharnement, certes. Mais quelque part, j’aurai essayé de l’épargner. Je lui aurai donné sa chance. Lui aussi a voulu jouer. Il me sembla d’abord avoir gagné. Ma supercherie triomphait, enfin j’étais aimée, de ces amours de romans photo où tout est scellé en trois bulles et deux clichés. L’ivresse de cette joie trop attendue anéantit tout à fait ma raison, et je me plongeai corps et âme dans cette idylle fantasmée.


III

Ce qui avait commencé comme un doux rêve se changea subtilement, jour après jour, en un cauchemar amer. Pendant un temps je parvins à profiter pleinement de nos échanges. C’était le début, et au début de chaque relation, l’autre est caché derrière l’idée qu’on a de lui. Il y avait donc deux écrans entre nous. Son fantasme, et mon costume. Miraculeusement, le plaisir, et même l’amour je pense, parvenaient à traverser. L’illusion de la sincérité était troublante. Elle est normalement la raison du bonheur, elle en était ici la cause. Nos sentiments aveuglants nous empêchaient totalement d’envisager la présence d’un mensonge quelconque entre nous. Nous nous persuadions mutuellement du miracle de notre rencontre, et de la pureté de notre inclination mutuelle. J’en étais moi-même persuadée parfois. Lorsque j’enlevais mon costume le soir, il me semblait que je m’arrachais la peau. Je m’aimais de moins en moins, je veux dire mon vrai visage. Et je m’enfermais chaque jour un peu plus dans cette étouffante supercherie.
Au fil des mois, je commençai cependant à sentir des ruades sous mes caresses. Je sentais que je relâchais ma vigilance, trop à l’aise dans mon personnage peut être. Des incohérences apparurent dans mes discours. D’abord inaperçues, elles déclenchèrent bientôt chez lui des questions de plus en plus insistantes. Je les éludais, par une pirouette, un mot d’amour, un baiser. Mais mon cœur s’emballait à chacun de ses doutes. Je le savais intelligent, et chacune de ces interrogations écorchaient mon costume.
L’opium de mes charmes devenait moins sédatif. Je le soupçonnais de voir quelqu’un d’autre. Je ne pouvais lui en tenir rigueur. J’espérais quelque part qu’une autre prétendante tuerait mon personnage, et qu’il m’oublierait poliment, s’enivrant doucement à d’autres amours.
Il était très seul. Très solitaire, mais pas assez pour se satisfaire de sa solitude. Il était un rêveur, le réveil eut tôt fait de l’achever. Pourtant il voulait absolument croire au miracle, et le miracle pour lui, c’était la réalité. C’est la seule chose qu’il n’avait jamais eue. Je mourais de ne pouvoir lui donner.
Obstinément, commença sa quête, ou plutôt son enquête. Je le sentais fiévreux, tourmenté, frustré. Pourtant chaque soir, seul dans son lit, il se tournait vers moi encore, et il comptait sur moi pour tuer le silence. J’étouffais sous les exigences incommensurables de mon personnage, sous le pourpre lourd de cet amour.

IV
Un soir que nous devions nous voir, je fus prise d’une sorte de panique. Ce long rituel de préparation, d’incarnation, m’épuisait. Il me fallait changer mon intonation, repasser dans ma mémoire nos précédentes discussions, pour n’omettre aucun détail de la fiction que j’écrivais. Il était devenu si pointilleux, chaque incohérence faisait naître une remarque ou une dispute. Chacune de mes failles engendrait en lui une désillusion désolante. J’entrevoyais ma chute, je la sentais imminente.
Je la retardais, j’avais peut de le laisser tomber. Il me tenait au bord de la falaise. Ses bras retenaient ma chute, mais c’est son corps qui me poussait vers le rebord. Il me baladait au dessus du vide comme je l’avais baladé auparavant. Et pendant tout ce temps, maîtresse de ce mensonge, quelle ignoble infidélité m’étais-je infligé… Je me trompais moi-même, plus que je l’avais trompé, je m’oubliais, me négligeais, me méprisais, me préférant ce double qu’il aimait.
Ce soir là, dans mon miroir, alors que je commençais mon maquillage, mon reflet porta sur moi un regard effrayant. Le grief et la pitié s’y mêlaient. Je me sentis laide et misérable. Il me sembla soudain que je m’effondrerais si j’enlevais ce costume. Que restait-il de moi sous le personnage ? Une ruine sans doute. Un abandon.
Je restai lasse devant le miroir, le pinceau entre les doigts, fixant mon reflet. La chambre, autour du miroir, semblait flotter, trouble et vibrante. Il me semblait que je m’éveillais d’un très long sommeil, et que ma vie n’était que les restes confus d’un rêve trop réaliste.
L’heure tournait, il devait me rejoindre. Je savais qu’il serait parfaitement à l’heure. A la minute convenue, j’entendrai le moteur de sa voiture s’arrêter devant la maison, la porte claquer, et son pas pressé battre le pavé humide du trottoir. L’urgence ne m’affolait pas. Mon anesthésie résistait aux minutes alarmantes. Je vais me préparer, j’ai encore le temps. Ne jouant aucun jeu, ne faisant aucun effort, il me semblait que je dormais, enfin. Ma respiration était lente. L’aiguille tournait. Je regardais, insensible, le couteau s’enfoncer dans les chairs parfaites de mon personnage.
Je pensai alors à lui, à sa colère, à son mépris s’il apprenait la vérité. Je me délectais pourtant en silence de la mort du mensonge. 5 minutes encore. Que faire ? Faible, je décidai de me ressaisir, de ramasser le costume agonisant au sol et de reprendre mes pinceaux, une fois de plus. En 5 minutes, je pouvais le faire. 5 minutes encore, je ne suis pas prête. Il n’a jamais été en retard, il n’a jamais non plus été en avance. Il viendra à 20h. 19h56, il sonne, je suis presque nue, pas maquillée, ma perruque dort entre deux oreillers.


V

Je n’avais pas entendu la voiture. Etait-il venu à pieds ? Je n’avais pas fermé les volets. Qu’avait-il pu voir par la fenêtre ? Il avait au moins remarqué a présence, vu la lumière au carreau. Peut être plus. Impossible donc de feindre l’absence, de l’échapper dans le silence.
Je m’approchai de la porte, et jetai un regard par l’œil de bœuf. Je le vis haletant dans la pénombre du couloir, ses doigts se nouaient et se dénouaient tremblants, mus pas une sorte de spasme douloureux. Son regard était fuyant, affolé. Il savait. Il m’avait vue. C’était fini, il n’y avait plus rien à tenter. Impossible de faire marche arrière. Je me vidai d’une sorte de tension malsaine. Je soufflai longuement, et presque malgré moi ma main saisit la poignée et ouvrit la porte.
Je m’attendais à fondre sur moi toute la haine du monde. Je ne vis qu’un point d’interrogation. Tout son corps semblait me demander pourquoi. Il était là, tel un enfant perdu, n’ayant nulle part ailleurs où se réfugier. Il entra machinalement, je me sentis transparente, il me traversa. Je sentais dans sa gorge un chagrin noué. Il venait de perdre un être cher, il était seul au monde, il voulait en parler au premier inconnu. Je fus cette inconnue, mais il ne parla pas. Il s’assit sur le lit. Quand les enfers se turent en lui, je crois qu’il se plaignit, assez violemment, de toutes sortes de crimes dont il fut victime. Il ne m’accusa pas vraiment, ne me connaissant pas.
Je n’avais rien d’autre à montrer que ma personne. Je voulais expliquer quelque chose, mais tout semblait si trivial et si évident. Il savait déjà tout et toute explication l’eut fait passer pour un idiot. La fraîcheur de la nuit eut raison de ses fièvres, et il s’assit sur le lit, immobile. Il ne me regardait pas. Je sais ce qu’il faisait. Il projetait sur mon corps l’image de celle que j’ai prétendu être.
Au fil des heures l’image se diluait, fantomatique, et s’évaporait lentement. Alors que je commençais à exister à ses yeux, je me sentis prises d’une pudeur folle. Je me recroquevillai de l’autre côté du lit, silencieuse.
Je respirais avec prudence une réalité trop fraîche. Une partie de ma peau était partie avec mon costume, je me sentais comme écorchée. La légèreté du mensonge sortait par la fenêtre entrouverte. Dans la réalité, chaque geste devint pesant, presque insupportable, mais tellement plus significatif.




VI
Je cherchais en moi ce qu’il avait aimé, j’en cherchais les vestiges. Il aurait pu m’achever. Sa lame ne transperça que mon costume. Pourquoi m’a-t-il épargnée ? Si je m’écoutais, j’espèrerais son pardon. Peut être les bandages n’ont-ils pas tout arraché de ce qu’il avait aimé… Mais je ne suis pas assez stupide pour m’accrocher à mes délires. Je le laisserai partir s’il le souhaite. S’il y a quelqu’un que je dois encore séduire ici, ce n’est pas lui. C’est moi. Dans ma tête résonnent, sur de lancinants accords de piano, des mots qui longtemps m’ont hantée :
« Je voudrais arriver, je reste, je me déteste. »

vendredi 21 janvier 2011

Strip tease

I
Elle est à côté de moi, étendue dans mon lit, comme elle le fut si souvent auparavant. Inanimée, lasse et un peu honteuse, dans le silence gêné que la nudité fait parfois naître chez les étrangers. J’éteins la lumière, et mes yeux s’écarquillent, fixant le noir du plafond blanc. Y défilent les images de mes fantasmes, ou celles de mes souvenirs, qui se mêlent avec malice. Je les combats, les abats, une à une, à coup de paupière.
Deux personnes nues, assommées par la pudeur, qui se retrouvent là un peu par hasard, avec la curiosité purement anatomique que certains enfants peuvent avoir face à un corps étranger. J’aimerais me blottir contre le fantôme qui partageait mes nuits, et qui lui ressemblaient tant. La nuit l’a effacé, comme les vapeurs d’alcool emportent avec elles la folie des nuits d’ivresse, et laissent au sol le parfum âpre de la réalité. Et ce cortège de questions concrètes qui attend à la porte du jour…
La nuit a passé sur nos vies, très lente, très calme, comme une convalescence. Comme un deuil solitaire et apaisant. Il reste près de moi cette erreur nue. Et je baigne dans un mélange d’angoisse, de colère, de détresse… De compassion aussi, et de cette irrépressible envie de pardon, que j’essaie de faire taire. Je veux donner une chance à ma dignité.
Le matin caresse les rideaux blancs, et la lumière filtrée s’enroule doucement sur son corps. Elle dort encore. Elle joue très bien l’endormie. Elle semble si fragile, désarmée. Je la plains d’avoir perdu ce jeu qu’elle a déclenché. Elle s’enferme, très petite, dans ce sommeil feint, où l’embarras semble l’épargner un peu. Que la nuit fut longue. La lumière du jour revient comme un souvenir très lointain, d’un temps où la réalité était encore accessible.
Comme ces rêves très complexes, je sens déjà notre histoire qui s’évade de ma mémoire. Très vite j’attrape le fil qui court entre mes doigts, et je remonte le chemin tortueux de mes souvenirs. Je veux comprendre ce que j’ai traversé, entre ces deux états de la réalité, entre ces deux états de moi.


II
Je l’avais aperçue, assise à un bar. Je ne faisais que passer, mais n’étais pas pressé. Je marchais avec empressement mais sans but. De ces errances délicieuses qui sont le luxe des oisifs. Son image se mêlait aux reflet des passants dans la vitre du café. Elle semblait être la seule beauté durable dans ce décor éphémère, et elle semblait attendre, pur fruit de mon imagination, protégée du regard des autres hommes. Je n’avais pas l’habitude d’aborder les inconnues. L’ivresse de son apparition ayant eu raison de mes inhibitions, je pris momentanément conscience du fait que je n’avais rien à perdre. Tout s’était ensuite passé très vite, et étonnamment bien. Je ne pouvais que tomber au piège de son innocence. Elle était de ces femmes fatales les plus dangereuses, je ne l’appris qu’après. Pas de ces lourdes pivoines, fardées de pourpres épais, et suffocant dans un nuage de parfum sirupeux. Elle était de ces fraîcheurs vivantes qui rendent plus faciles chaque geste de la vie. La parole, la respiration, le mouvement… tout menait au plaisir par la simplicité et l’évidence.
L’ivresse, les beaux discours, les fantasmes projetés, partagés au moins jusqu’à un certain point je pense, eurent tôt fait de m’arracher presque totalement à la réalité. Ma raison, quelques pieds sous mon corps en lévitation, avait la voix fatiguée, et c’est en vain qu’elle scandait d’alarmantes tirades. Je ne regrette rien de ces moments d’ivresse. Leur souvenir seul vaut la peine de les avoir vécus. Et peine il y eut.

III
A quel moment durant un songe prend-on conscience que l’on rêve ? Parfois on se réveille en sursaut, et du rêve il ne reste qu’une carcasse, qu’on abandonne sur le bas côté et qu’on aura vite oubliée. Parfois on note simplement quelques invraisemblances dans un scénario. On accepte alors la virtualité des opiums, et on laisse l’histoire se dérouler, curieux et défaitiste en même temps, une part de nous rigolant doucement de la naïveté de l’autre partie. Les histoires les plus parfaites, paradoxalement, sont le terreau le plus fertile au doute. Chaque imperfection y jure vulgairement. Que les amours blanches sont salissantes…
Les jours passant, il me semblait qu’elle cherchait à m’enfermer dans mon rêve. Elle entretenait les fantasmes, les mystères, elle soufflait en permanence autour de moi un nuage délicieux et étourdissant. Mes questions étaient noyées dans son flot de tendresses excessives. Je voulais un lien entre ce fantasme délirant et mon quotidien. C’était pour moi la dernière étape vers le bonheur total. J’ai toujours trouvé ce qui existe plus merveilleux que ce qui est rêvé. Inlassablement, avec mille précautions qui forçaient le pardon, elle me refusait cette ultime faveur. C’était une torture infâme. A chacun de ses refus succédait une promesse, et je rongeais mon frein. Le bonbon promis, lorsque j’en sentais presque le sucre sur mes lèvres, m’était perpétuellement refusé. Ces frustrations, comme autant de coups de fouet, mutilèrent mon amour et le firent vieillir prématurément.

IV
J’étais en avance au rendez vous. J’étais joueur, un peu curieux, un peu voyeur, de ce voyeurisme enfantin toujours. Je voulais lui faire plaisir, entrer dans son jeu, dans son fantasme. Je savais qu’elle se préparait, je devais arriver quelques minutes plus tard. Elle était toujours d’une absolue ponctualité. Jamais je ne l’ai surprise, quelle que soit l’heure de nos rendez vous, elle était là, invariablement disponible. J’avais parfois le sentiment qu’elle passait sa vie à m’attendre, qu’elle n’existait que pour moi.
Alors ce soir là je suis passé devant chez elle, quelque alcool fort dans mon sac, et de quoi satisfaire un certain nombre de nos sens. Par la fenêtre, à travers le rideau, comme au premier jour, j’aperçus sa silhouette. Ses courbes s’affairaient, dans une forme d’agitation que je ne leurs connaissais pas. Il me semblait tenir là le chaînon manquant de mon bonheur. Ce lien avec la réalité. L’humanité de mon insondable. Fasciné, je m’approchai, dissimulé par la nuit.
Je découvris bien plus qu’une humanité. Je découvris Machiavel, je découvris Dalilah. Je découvris une actrice dans sa loge, derrière un décor de carton pâte, se préparant pour la représentation qu’elle me donnait chaque soir. Quelqu’un avait posé sur le corps que je pensais connaître si bien un visage étranger. Elle me tournait le dos, assise à sa coiffeuse. Etait-ce son miroir qui me mentait ? J’imaginais les combinaisons de reflets qui pouvaient expliquer l’invraisemblance de ma vision. Rien ne vint. Ce visage était le sien. Elle manipulait avec froideur et dextérité mille fards et pinceaux. Elle traçait à présent sur le visage étranger une ligne qui me parut enfin familière. Elle me rappelait vaguement son sourire. Cherchant d’autres indices, mes yeux parcourirent la pièce. Au pied du lit, un costume, un masque. Son personnage étendu et sans vie. Dans un album photo un répertoire d’expressions qu’elle interprétait en ma présence. Elle les répétait à présent face à son miroir. La voici qui parle. Peu à peu sa voix prend des intonations familières. Elle tient avec son personnage un dialogue improbable, se questionnant elle-même pour tester sa connaissance de son rôle.
Je n’étais qu’un dupe de plus, un naïf, un excité ordinaire. Un insecte de plus s’agitant dans sa toile. Je restais hypnotisé devant la scène. Il me semblait que je contemplais un tableau, de ces toiles de maître qui vous envoûtent. Autour de l’image s’écroulait lentement un décor de carton. Le reste du monde se décomposa autour d’elle. J’étais debout et pétrifié, dans ce temple dont les colonnes, une à une, s’écroulaient lentement, en silence, entourant ce beau tableau d’une fumée brunâtre. Perdu, je retrouvai l’usage de mes jambes, courus vers la porte du temple, ou plutôt vers sa porte, que je frappai avec violence, les yeux humides et écarquillés.

V
Lorsqu’elle ouvrit la porte, il me sembla que j’étais un bourreau, et qu’elle attendait son exécution. Grave, mais extrêmement calme, elle me faisait penser à une condamnée dont la peine avait été retardée, consciente de sa faute, et de l’indulgence dont elle avait profité.
Face à mon flot de griefs et d’accusations, elle fut un roc fier. Elle ne bougea pas, mais s’éroda plutôt, diminuant lentement. Les heures passèrent, et la tempête se calma.
Je ne la regardais plus, assis sur le lit, lui tournant le dos, elle n’avait plus d’existence. L’érosion était achevée, le démaquillage était complet. Je l’imaginais assise aussi, de l’autre côté du lit. Sur mon visage, peut être quelques larmes froides et translucides, de celles qui purgent vos narines et rendent la respiration plus facile. Dans son dos, sur son corps, une cire qui fond peu à peu et qui s’écoule. Cette pellicule superficielle et qui fond de honte sous la flamme, suintait le long de ses courbes révélées, teintée parfois du noir et des paillettes de sa parure à l’agonie.
La fin des stratagèmes et des supercheries. Flottant dans l’air lourd de la chambre, les stratagèmes évaporés donnaient à l’instant la lourdeur marécageuse de l’éternité. Sa douceur aussi. Quand le mensonge prend forme, quand il se matérialise enfin, qu’on peut le traquer et l’inciser, comme une tumeur. Quand le voile glisse sur les chairs, et que se dessine enfin le privilège de la vérité, quand les fantasmes cèdent face au réel, quand les choses prennent leur nom, quand les gens se regardent et qu’ils se disent bonjour.

VI
J’eus pour ce strip tease la fascination la plus malsaine et la plus délicieuse. Jamais rien ne me sembla plus interdit, plus superficiel et plus nécessaire. Jamais le vice n’avait rendu la vérité plus délicieuse. Je sens encore glisser contre son corps chacun de ses artifices, comme autant de victoires qu’elle m’offrait. Je l’avais traquée, elle se rendait.
Dans son silence complet, je crus entendre ce message personnel :
« j’arrive, attendez moi, nous allons nous connaître ».