La vie était très
simple. Il y avait un garçon, et il y avait un livre.Le livre n'était pas
n'importe quel livre, c'était le livre préféré du garçon. Et tout le monde
connaissait le livre, et tout le monde connaissait le garçon. L'histoire était
très simple, et le garçon aussi. Le livre avait un titre, le garçon avait un
nom. Le garçon connaissait le livre depuis longtemps, et depuis cette rencontre
il avait beaucoup grandi. Le livre connaissait le garçon depuis longtemps
aussi, mais depuis leur rencontre il n'avait guère grandit.
Le livre était très
populaire, et le garçon aussi. Chacun connaissait le titre du livre du livre et
le nom du garçon, et on savait bien à peu près de quoi les deux parlaient. La
vie était donc très simple, et elle le serait restée si l'on pouvait écrire des
livres sur les timbres poste.
Mais le fait est que
les timbre sont bien petits et que les lecteurs ont la vue basse...
Il faut également
dire que le le garçon et le livre passaient énormément de temps ensemble,
essentiellement à l'initiative du garçon, il est vrai. Ainsi, régulièrement, il
allait chercher le livre, dessus son étagère, et l'invitait dans sa chambre.
Là, dans le secret de la pièce close, et avec le plaisir confortable que l'on
peut ressentir entre vieux amis, le garçon ouvrait le livre et en lisait
quelques passages. Ils n'apprenaient plus grand chose l'un de l'autre, ils se
connaissaient par cœur. Mais chaque page, chaque phrase, faisait fleurir dans
sa mémoire des bouquets entiers d'émotions colorées. De vieilles émotions
mortes, un peu désèchées peut être, mais dans le livre, si bien préservées,
elles semblaient née du matin même, et il suffisait au garçon de fermer les
yeux pour sentir encore leur parfum intact.
Curieusement, dans ce
livre, il n'était pas du tout question de bouquets et de parfums. Il n'y avait
même aucune image, aucune couleur, rien que des mots noirs sur du papier blanc,
parfois taché de traces de doigts. Mais le livre parlait une langue que le
garçon comprenait. alors le rythme des mots, le son des voyelles, le toucher
des consonnes, racontaient mille détails, et finalement plantaient dans
l'imagination du jeune homme de bien jolis bouquets, colorés et parfumés.
Le livre n'était
cependant pas toujours si fleuri, et de certaines pages jaillissaient des
torrents de mélancolie. D'autres encore emplissaient la chambre d'un épais
brouillard. Mais le garçon aimait aussi cela. De nos jours, il est raisonnable
d'aimer le brouillard si l'on veut être heureux souvent, pensait le garçon.
Un lien très
particulier unissait donc le garçon et le livre, et le garçon se flattait de ce
privilège. Car il parlait souvent du livre avec ses autres amis, et aucun
n'avait, en le lisant, vu de bouquet, de torrent ou de brouillard. Juste une
histoire, que tout le monde connaissait, et qui n'était pas bien compliquée à
comprendre, lui répétait-on un peu exaspéré.
Le garçon cueillait
souvent des fleurs que nul autre ne voyait, et se sentait parfois bien seul en
cueillant des bouquets invisibles. Parfois, encore, il se perdait dans des
brouillards si épais que seules les moqueries les plus aiguisées de ses
camarades parvenaient à les transpercer. C'est un fort ressentiment qu'il
accueillait alors ces moqueries, lui qui affectionnait tant le brouillard. Il
aimait alors marcher d'un pas rapide et lourd, tête baissée, vers un coin
tranquille à l'abri des regards. Il sortait alors son livre de son sac,
s'asseyait dans un coin, et retournait parmi les brumes et les fleurs des
champs.
Un jour que le
brouillard avait été très violemment transpercé, il courut au hasard dans les
rues de la vieille ville pour échapper aux glaives moqueurs. Ils le
pourchassèrent jusque dans des ruelles qu'il ne connaissait pas. Dans la
frénésie de la poursuite, le livre tomba de sa poche. Il était à bout de
souffle lorsqu'il aperçu l'enseigne d'une librairie. Il se précipita à
l'intérieur, ses cheveux noirs collés par la sueur sur son grand front blafard.
Il parcourut avidement les rayonnages poussiéreux. Les livres s'y alignaient à
n'en plus finir. Il trouva finalement son livre à l'étage, dans une pièce
mansardée à l'éclairage jaunâtre. Le livre avait été rangé dans la catégorie
"mémoires". Cela le surprit. Une erreur, pensa-t-il. Il s'assit sur
le parquet de bois ciré, adossé contre les étagères, et commença sa lecture.
Rapidement, bouquets et bancs de brouillard envahirent la pièce, et de vieux
instrument s'envolaient des mélodies familières. Il tournait les pages
allègrement, et ses eux dansaient sur ces mots mélodieux.
Entre deux pages
cependant, son regard s'arrêta. Ici, une fleur n'avait pas poussé. Il
poursuivit, pour bientôt s'arrêter de nouveau. Là, il manquait un parfum.
Abasourdi, il parcourut le livre aussi vite que possible. Du monde qui germait
chaque fois de ces mots, ne poussa cette fois qu'un avorton insignifiant.
Il observa l'ouvrage
plus en détail. Il fut surpris par sa minceur et sa légèreté. L'encre, de plus,
semblait très pâle, et ses doigts en étaient tachés. Chaque mot était à peine
imprimé, et la moindre caresse, le moindre souffle, semblait pouvoir l'effacer
de la page.
Bien plus grave, des
pans entiers de l'histoire semblaient manquer. Pour le garçon, il s'agissait
des passages les plus importants. Ceux qui rendaient le livre unique, magique,
ceux qui donnaient aux mots leur saveur, et aux pages leurs couleurs.
Il relut l'histoire
entière, une fois, deux fois, sans rien y comprendre vraiment. Il pensait
pourtant la connaître par cœur. Il observa encore le livre. Entre les pages,
près de la reliure, il remarqua des lambeaux de papier déchiré. Des pages
avaient été arrachées. Il descendit rapidement l'escalier grinçant et se
dirigea vers la caisse, où somnolait le vieux libraire. Le visage rouge et la
main tremblante, il lui tendit le livre et lui demanda, haletant, ce qui était
arrivé à l'ouvrage. A peine tiré d'une sieste longue comme l'été, l'homme,
hagard et perturbé, pria le garçon de s'expliquer. Celui-ci lui expliqua que
l'histoire était simple, qu'il y avait un livre, qu'il y avait un garçon, que
le livre avait un titre, que le garçon avait un nom, et vous connaissez la
suite...
Le libraire se saisit
de l'ouvrage et en examina la couverture. Le titre en était illisible. Il
rechercha dans ses registres quelques informations, armé de la référence du
livre, que nul bien sûr ne doit jamais endommager... Ses yeux lourds se levèrent
dans un mouvement victorieux. Il dit un nom. C'est bien ca?
Oui c'est bien mon
nom, répondit le jeune homme. Non, c'est bien le titre du livre? Demanda encore
le libraire...
Le garçon resta un
instant sans voix. Le livre avait un titre, le jeune homme avait un nom, et le
titre et le nom étaient en fait le même.
C'est au rayon
"mémoires", jeune homme, tous les livres là bas ont des noms de garçons,
ou bien des noms de filles... Parfois des noms d'épouse. Expliqua scolairement
le libraire. Constatant l'état déplorable du livre, le libraire décida d'en
faire cadeau au jeune homme. Probablement voulait-il surtout se débarrasser au
plus vite du curieux, et retrouver la torpeur poussiéreuse de sa sieste
estivale dans ses livres ronflants.
Abandonné sur les
pavés humides des rues ancienne, entouré de façades grises et de questions
insolubles, le garçon, plongea dans sa capuche et dans ses pensées.
" Depuis des
années, je lis un livre qui porte mon nom. Depuis des années, je le crois
magnifique, je le crois fascinant, je le crois complexe et je le crois évident,
le le crois coloré et parfumé, je le crois unique et incroyable. depuis des
années, je tourne des pages dont chaque jour les mots changeaient un peu, en
fonction de ma vie, de les joies, de mes peines, de mes aventures... Des pages
translucides au travers desquelles j'ai regardé le monde depuis toujours, et
sur chaque objets de la création se déposaient les mots parfaits de ce livre
unique. Et qu'ont-ils tous vu de ce livre? Un titre - mon nom- quelques mots
effacés, d'une banalité désolante, et des chapitres entiers arrachés, avortés,
censurés, pour ne donner à lire qu'un homme en noir et blanc qui se lève et se
couche avec des milliards d'autres hommes. Au rayon mémoires... au rayon
mémoires..." Au rayon mémoires, se répétait il. Il rentra chez lui sans
trop savoir comment, s'assit à son bureau et ouvrit son ordinateur. Il
rechercha aux mots "mémoire", "livre", "pages"...
Après quelques heures à maudire des stupidités, apparut cette phrase:
"Each has his
past shut in him like the leaves of a book known to him by heart, and his
friends can only read the title."
Virginia Woolf
Il referma son ordinateur,
son regard monta le long du mur de sa chambre, vide et pensif. Il se sentait à
la fois éclairé et désenchanté. La réalité recouvrit ses songes d'une neige
acide. Il songea à tout ce qu'on ne lirait jamais de lui, il songea aux
couleurs perdues, aux parfums gâtés par les encres bon marché, il maudit le
traducteur en charge des mémoires, et qui tranchait avec allégresse dans le
sens des paroles. Il songea aux censeurs, qui noyaient dans des flots de
décence des chapitres entiers, des épisodes aussi cruciaux qu'anecdotiques. Il
leur en voulut beaucoup, puis il se sentit plus clément, se disant qu'il se
censurait peut être bien assez lui même...
Il pensa à tous les
livres du rayon "mémoires" chez le libraire. A toutes ces histoires
dont il ne connaîtra jamais vraiment que le titre, à tous les titres qu'il ne
lira même pas. Il pensa aux pages déchirées, aux chapitres manquants, aux mots effacés, à toute cette littérature, partie on ne sais où, flottant dans le vide
qui sépare les êtres. Serait-ce ce dont on fait le silence? Tous ces mots
arrachés, incompris, séchant au vent loin de leurs racines, leurs plaies
béantes les vidant de leur sens...
Il se sentit triste,
il se sentit petit et il se sentit seul. Il prit un beau papier et une encre
très chère, et il décida d'écrire. Il écrivit le livre qui porterait son nom,
il le rangera là bas, au rayon "mémoires". Il choisira bien ses mots,
et quand on tournera les pages, il y aura des bouquets, il y aura du
brouillard, Il y aura des parfums.
L'histoire sera très
simple, il y aura un garçon, et il y aura un livre.
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