Les eaux troubles
L’eau lisse du lac s’ouvre en silence sous la proue de la barque. Le bateau glisse sur la douceur veloutée d’un dimanche de mai. Le vert translucide de la surface se mue en bleu et blanc tremblants sous les rayons frais du soleil.
Autour de l’étang, les saules pleurent et les filles fleurissent. Les ombrelles et les marguerites colorent les berges d’auréoles blanches et rosées. Entre les lèvres d’amants alanguis s’envole doucement la fumée d’un cigare. Elle se fraie un chemin vers le ciel, serpentant un temps entre les branches des saules. Des rayons fauves apparaissent dans l’air trouble, colorant les visages pâles des adolescents. Au centre, le lac, indifférent aux ferveurs juvéniles qui l’entourent, conserve une immobilité froide et placide. Réfléchissant vaguement les amourettes qui se jouent sur ses rives, ses eaux troubles traversent le printemps avec une gravité accusatrice.
Engoncé dans son costume du dimanche, un galant maladroit s’aventure sur l’eau. Sous les ordres d’une intrigante colorée, il rame péniblement. Les yeux fixés sur l’eau sombre, il contemple avec fascination et effroi la rame qui disparaît dans l’onde noire. Son poignet frêle à l’autre bout tremble de trac. Un faux mouvement de sa part condamnerait la pauvre rame à des ténèbres incertaines.
Devant lui, sur l’autre banc, une femme bavarde. Les raisons de sa présence sont à ce jour obscures pour le rameur, dont l’esprit entier est occupé par l’étonnant miroir du lac. La lassitude de l’après midi aura engendré une faiblesse indulgente, la tentation du divertissement, le plaisir de se sentir agréable à une jeune fille… Sans doute un malheureux concours de circonstances dont la créature fardée aura eu le mérite de profiter.
Tentant de se déposer aussi négligemment que joliment sur son frêle banc de bois, elle profite de la distraction de son galérien pour arranger sa désinvolture, froissant ses jupons avec stratégie. Elle ajuste à sa gorge pure un ruban de velours rouge, et sa jeune poitrine palpite sous un bijou nacré. Le fille froide et poudrée, sous les caresses de la lumière du lac, se met soudain à luire. Sa peau rutile et embaume une fraîcheur aussi animale que virginale. Son innocence semble se perdre dans la solitude de cette embarcation, et à ses lèvres rouges perlent déjà les premières gouttes d’un audacieux poison. En gonflant sa gorge elle fixe du regard le maladroit qui la promène. Furtivement leurs yeux se croisent. Pour faire la conversation, il bredouille une ou deux phrases sur le printemps. Elle n’y prête aucune attention. A peine les a-t-il prononcées que la jeune fille se répand en un rire sonore et opulent, rejetant ses anglaises par-dessus ses épaules. Un instant désenchanté par la réaction improbable provoquée par ses paroles, le rameur replonge son regard dans l’eau trouble du lac, et sa main, faisant trembler son bras dans son costume serré, se crispe à nouveau sur la rame.
L’intrigante parle à présent sans discontinuité et avec beaucoup d’excès. Tantôt dramatique, tantôt comique, elle déverse dans la barque un torrent d’émotions artificielles. Ses envolées pathétiques se noient dans le silence environnant. Risquant un geste en dehors du bateau, le jeune homme, tournant presque le dos à sa passagère, se penche par-dessus bord pour observer de plus près l’étonnante surface. Il cale la rame, et alors que l’eau alentours s’immobilise, apparaît dans l’eau le reflet de son visage.
Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Quelque chose le dérange. Il ne se reconnaît pas, il lui semble qu’il a dix années de trop, le coup enserré dans cette lavallière. Une expression fausse se veut polie pour la jeune fille bavarde. Ce masque l’horripile.
Il touche de son doigt la surface de l’eau pour retoucher son reflet. Aucune de ces expressions nouvelles ne lui convient. Il ne parvient pas à obtenir un visage honnête. Le sourire, le regard enjoué, tout disparaît lorsque l’eau retrouve son immobilité.
La lame d’argent d’un poisson de rivière traverse sa joue et va se perdre dans la vase. Le flot continu des paroles de l’intrigante perturbe la clarté de l’image. Son agitation incessante trouble son regard dans l’eau. Un insecte flotte à présent sur son œil gauche. Machinalement il se frotte la paupière. L’insecte reprend sa route, l’œil tremble encore.
La barque à la dérive s’est immobilisée sur l’autre rive de l’étang. L’intrigante, stratège comme jamais, décrète avec entrain que l’endroit est parfait pour faire la sieste. Feignant de s’alanguir encore davantage, elle s’étend dans la barque alors qu’un concert de soupirs sensuels s’échappe de son corps en alerte. La déclaration de sieste, curieusement ne calme nullement son initiatrice, qui du fond de la barque fait avec tous ses membres d’immenses gestes. Le jeune homme, épuisé par ses émotions récentes, et heureux de pouvoir enfin mêler galanterie et honnêteté, obéit et s’assoupit bientôt.
Le bavardage de l’extasiée se fait indistinct. Elle parle certainement avec quelque voisine, plantée sur la berge ou sur une autre barque. Les yeux à demi clos, dissous vers le ciel, il se rend invisible aux yeux de sa passagère. Sous les ardeurs du sommeil il s’évapore. Au gré des balancements de la barque, les rayons du soleil jouent entre les branches des saules. Leur reflet dans l’eau illumine le dessous des feuilles. Le lac se projette au ciel, le ciel se projette à la surface du lac. Il flotte quelque part entre les deux.
Entre deux songes il ouvre une paupière. La barque est vide, il est seul. La dame blanche sautille un peu plus loin sur des feuilles des nénuphars. Elle tient son jupon relevé au dessus de ses genoux, et son rire moqueur ricoche à la surface de l’étang. Il se fait plus léger, plus improbable à chaque pas. Des carpes cuivrées jaillissent de l’eau, et saisissent au vol les éclats de voix. La bouche pleine de mots, les carpes rassasiées s’en retournent discuter dans les roseaux. A la surface règne enfin le silence. Le jeune homme referme les yeux, le vent qui souffle sur la lac emporte loin de lui toute forme d’agitation. Il imagine au loin dans les bourrasques les jeunes filles accrochées à leurs ombrelles, survolant les prairies dorées. Enfin un sourire se dessine sur ses lèvres.
Son sommeil est si profond qu’au réveil il lui semble que ses paupières sont collées l’une à l’autre. Un givre blanc étreint ses cils et scelle son regard. Frottant ses yeux du poing, il parvient à décoller ses paupières. Autour de lui un brouillard blanchâtre enveloppe la campagne. L’air blanc et froid qu’il respire lui redonne ses esprits. La barque est encastrée dans l’étang couvert de glace, la fille a disparu. Des pas dans la neige, s’éloignent de l’étang. Il ne reste d’elle qu’une bottine perdue, le talon planté dans la glace.
« On doit être en février. Début mars peut être. Je ne pensais pas dormir aussi longtemps. Ces parties de campagne m’ont toujours épuisé. Cette fille a du parler pendant des mois. Je savais bien que ça ne finirait jamais. Heureusement elle a fini par attraper froid. Il aura fallu un automne et un hiver pour calmer ses fièvres… »
Accoudé au bord de la barque, il observe la glace sombre qui recouvre l’étang. Il y a une sieste à peine, la surface de l’eau était fragile et perturbée, inconstante. La voici paisible et immuable, lisse et forte.
Sous la glace apparaît progressivement un monde verdâtre. Calme et profond, ce théâtre s’anime en silence. Des algues lentes se balancent imperceptiblement. Des poissons contemplatifs rêvent les uns contre les autres.
Il frotte de sa main le miroir pour mieux observer ce monde harmonieux. Il dépose sur la surface un souffle chaud pour tenter d’en enlever le givre. A quatre pattes sur la glace, il suit un poisson d’argent qui file entre les herbes. La glace est pure là bas, parfaitement transparente. Il lui semble qu’il marche sur l’eau, il lui semble qu’il flotte lui aussi entre les roseaux. La frontière entre l’eau et l’air est si fine que le silence a traversé la surface. Il emplit à présent toute la clairière où l’étang dort.
Sur la glace apparaît son visage. Plus de grimace, il est lisse, et ses traits sont détendus. Du bout des doigts il saisit la pellicule de glace sur laquelle son visage est imprimé. Il la décolle délicatement, contemple un instant son bonheur immortalisé, et la pose un peu plus loin dans la neige, sur la berge.
Un autre portrait apparaît sous le premier, un peu plus jeune, un peu plus lisse. Il s’en saisit et le range à côté du premier.
Une à une, il tourne les pages de papier glacé. Sous chaque image il en découvre une autre. Le voici enfant sur ce même lac avec ses parents, ici déjà jeune homme, torse nu dans les prés, ici beau comme une femme triste, songeur dans une foule d’anonymes.
Il empile sur la berge tous ces portraits de lui. Dans son enthousiasme, il ne sent pas mourir le jour, il ne sent pas venir le vent.
Pourtant les bourrasques déjà soufflent sur la glace, qu’elles emportent en flocons légers.
Les photos s’envolent dans la tempête de neige, et vont se planter dans les branches noires des arbres nus de la clairière. Levant enfin les yeux du miroir qui l’avait hypnotisé, il voit au loin son bonheur s’empaler sur les arbres morts. Il se lève pour rattraper les icônes en péril. Mais la glace affinée par la tempête se rompt sous son premier pas.
L’eau glacée le saisit à la gorge comme deux grandes mains très froides.
Il ouvre les yeux, saisit le bord de la barque, se hisse hors de l’eau et reprend sa respiration. Le mois de mai est encore là, dans toute son adolescence. Ce n’était qu’un rêve. Debout dans la barque, perché sur ses bottines ridicules, un rire trop familier éclate au dessus de lui.
« Mon pauvre ami, si l’on ne vous aimait pas pour votre maladresse pour quoi vous aimerait-on ? Vraiment, même le sommeil ne suffit pas à vous protéger de votre gaucherie. Il faut donc qu’une femme vous veille jour et nuit ! Vous êtes la proie d’une gentille rêverie, et vous vous jetez à l’eau pour lui échapper… Où donc courrez vous quand il vous faudra affronter le grand monde ? Pas bien loin mon cher, car heureusement je serai là… »
Accroché au rebord de la barque, il entend désolé, le regard vide, le discours triomphaliste de l’intrigante. Elle ne s’adresse pas à lui. Elle jette ses mots en direction de la foule des belles personnes, qui se dresse pour apprécier sa victoire. Elle ne le regarde pas. Les cheveux plaqués sur les tempes, une algue enroulée autour de son bras droit, il ne fut jamais plus grotesque. Son sang encore glacé par l’hiver de son rêve frappe dans son poing serré. Il sent sa main lâcher le bois humide de la barque.
Lentement il plonge.
Le silence emplit ses oreilles. Les rires moqueurs s’étouffent, la lumière qui le dénonçait s’éclipse derrière les nénuphars. Flottant dans l’eau tranquille de l’étang, il dénoue la lavallière qui lui enserre le cou. Heureux, il ouvre les bras et inspire tout e qu’il peut.
Les eaux troubles s’engouffrent dans ses poumons. Des poissons d’argent le guident parmi les roseaux sauvages. Quelques bulles encore s’échappent de ses vêtements. Un sourire aux lèvres il s’endort.
1 commentaire:
La première fois que j'ai lu le texte, je l'ai trouvé très beau même si parfois j'avais l'impression (Je sais, c'est simple de critiquer quand on n'est pas capable de faire la même chose)que parfois certaines phrases sonnaient un peu pompeuses, artificielles.
A la relecture je me suis rendu compte que tu as réussi à rendre belle l'histoire d'un type qui se noie. C'est assez impressionnant^^
Rémi S (Le tueur de prof de philo frustré).
(Je ne mets pas mon nom de famille, depuis une vague histoire de trafics organes... enfin c'est compliqué^^)
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