mercredi 1 août 2012

Les pages manquantes



La vie était très simple. Il y avait un garçon, et il y avait un livre.Le livre n'était pas n'importe quel livre, c'était le livre préféré du garçon. Et tout le monde connaissait le livre, et tout le monde connaissait le garçon. L'histoire était très simple, et le garçon aussi. Le livre avait un titre, le garçon avait un nom. Le garçon connaissait le livre depuis longtemps, et depuis cette rencontre il avait beaucoup grandi. Le livre connaissait le garçon depuis longtemps aussi, mais depuis leur rencontre il n'avait guère grandit.
Le livre était très populaire, et le garçon aussi. Chacun connaissait le titre du livre du livre et le nom du garçon, et on savait bien à peu près de quoi les deux parlaient. La vie était donc très simple, et elle le serait restée si l'on pouvait écrire des livres sur les timbres poste.

Mais le fait est que les timbre sont bien petits et que les lecteurs ont la vue basse...

Il faut également dire que le le garçon et le livre passaient énormément de temps ensemble, essentiellement à l'initiative du garçon, il est vrai. Ainsi, régulièrement, il allait chercher le livre, dessus son étagère, et l'invitait dans sa chambre. Là, dans le secret de la pièce close, et avec le plaisir confortable que l'on peut ressentir entre vieux amis, le garçon ouvrait le livre et en lisait quelques passages. Ils n'apprenaient plus grand chose l'un de l'autre, ils se connaissaient par cœur. Mais chaque page, chaque phrase, faisait fleurir dans sa mémoire des bouquets entiers d'émotions colorées. De vieilles émotions mortes, un peu désèchées peut être, mais dans le livre, si bien préservées, elles semblaient née du matin même, et il suffisait au garçon de fermer les yeux pour sentir encore leur parfum intact.
Curieusement, dans ce livre, il n'était pas du tout question de bouquets et de parfums. Il n'y avait même aucune image, aucune couleur, rien que des mots noirs sur du papier blanc, parfois taché de traces de doigts. Mais le livre parlait une langue que le garçon comprenait. alors le rythme des mots, le son des voyelles, le toucher des consonnes, racontaient mille détails, et finalement plantaient dans l'imagination du jeune homme de bien jolis bouquets, colorés et parfumés.
Le livre n'était cependant pas toujours si fleuri, et de certaines pages jaillissaient des torrents de mélancolie. D'autres encore emplissaient la chambre d'un épais brouillard. Mais le garçon aimait aussi cela. De nos jours, il est raisonnable d'aimer le brouillard si l'on veut être heureux souvent, pensait le garçon.

Un lien très particulier unissait donc le garçon et le livre, et le garçon se flattait de ce privilège. Car il parlait souvent du livre avec ses autres amis, et aucun n'avait, en le lisant, vu de bouquet, de torrent ou de brouillard. Juste une histoire, que tout le monde connaissait, et qui n'était pas bien compliquée à comprendre, lui répétait-on un peu exaspéré.
Le garçon cueillait souvent des fleurs que nul autre ne voyait, et se sentait parfois bien seul en cueillant des bouquets invisibles. Parfois, encore, il se perdait dans des brouillards si épais que seules les moqueries les plus aiguisées de ses camarades parvenaient à les transpercer. C'est un fort ressentiment qu'il accueillait alors ces moqueries, lui qui affectionnait tant le brouillard. Il aimait alors marcher d'un pas rapide et lourd, tête baissée, vers un coin tranquille à l'abri des regards. Il sortait alors son livre de son sac, s'asseyait dans un coin, et retournait parmi les brumes et les fleurs des champs.

Un jour que le brouillard avait été très violemment transpercé, il courut au hasard dans les rues de la vieille ville pour échapper aux glaives moqueurs. Ils le pourchassèrent jusque dans des ruelles qu'il ne connaissait pas. Dans la frénésie de la poursuite, le livre tomba de sa poche. Il était à bout de souffle lorsqu'il aperçu l'enseigne d'une librairie. Il se précipita à l'intérieur, ses cheveux noirs collés par la sueur sur son grand front blafard. Il parcourut avidement les rayonnages poussiéreux. Les livres s'y alignaient à n'en plus finir. Il trouva finalement son livre à l'étage, dans une pièce mansardée à l'éclairage jaunâtre. Le livre avait été rangé dans la catégorie "mémoires". Cela le surprit. Une erreur, pensa-t-il. Il s'assit sur le parquet de bois ciré, adossé contre les étagères, et commença sa lecture. Rapidement, bouquets et bancs de brouillard envahirent la pièce, et de vieux instrument s'envolaient des mélodies familières. Il tournait les pages allègrement, et ses eux dansaient sur ces mots mélodieux.

Entre deux pages cependant, son regard s'arrêta. Ici, une fleur n'avait pas poussé. Il poursuivit, pour bientôt s'arrêter de nouveau. Là, il manquait un parfum. Abasourdi, il parcourut le livre aussi vite que possible. Du monde qui germait chaque fois de ces mots, ne poussa cette fois qu'un avorton insignifiant.
Il observa l'ouvrage plus en détail. Il fut surpris par sa minceur et sa légèreté. L'encre, de plus, semblait très pâle, et ses doigts en étaient tachés. Chaque mot était à peine imprimé, et la moindre caresse, le moindre souffle, semblait pouvoir l'effacer de la page.
Bien plus grave, des pans entiers de l'histoire semblaient manquer. Pour le garçon, il s'agissait des passages les plus importants. Ceux qui rendaient le livre unique, magique, ceux qui donnaient aux mots leur saveur, et aux pages leurs couleurs.

Il relut l'histoire entière, une fois, deux fois, sans rien y comprendre vraiment. Il pensait pourtant la connaître par cœur. Il observa encore le livre. Entre les pages, près de la reliure, il remarqua des lambeaux de papier déchiré. Des pages avaient été arrachées. Il descendit rapidement l'escalier grinçant et se dirigea vers la caisse, où somnolait le vieux libraire. Le visage rouge et la main tremblante, il lui tendit le livre et lui demanda, haletant, ce qui était arrivé à l'ouvrage. A peine tiré d'une sieste longue comme l'été, l'homme, hagard et perturbé, pria le garçon de s'expliquer. Celui-ci lui expliqua que l'histoire était simple, qu'il y avait un livre, qu'il y avait un garçon, que le livre avait un titre, que le garçon avait un nom, et vous connaissez la suite...

Le libraire se saisit de l'ouvrage et en examina la couverture. Le titre en était illisible. Il rechercha dans ses registres quelques informations, armé de la référence du livre, que nul bien sûr ne doit jamais endommager... Ses yeux lourds se levèrent dans un mouvement victorieux. Il dit un nom. C'est bien ca?
Oui c'est bien mon nom, répondit le jeune homme. Non, c'est bien le titre du livre? Demanda encore le libraire...
Le garçon resta un instant sans voix. Le livre avait un titre, le jeune homme avait un nom, et le titre et le nom étaient en fait le même.
C'est au rayon "mémoires", jeune homme, tous les livres là bas ont des noms de garçons, ou bien des noms de filles... Parfois des noms d'épouse. Expliqua scolairement le libraire. Constatant l'état déplorable du livre, le libraire décida d'en faire cadeau au jeune homme. Probablement voulait-il surtout se débarrasser au plus vite du curieux, et retrouver la torpeur poussiéreuse de sa sieste estivale dans ses livres ronflants.

Abandonné sur les pavés humides des rues ancienne, entouré de façades grises et de questions insolubles, le garçon, plongea dans sa capuche et dans ses pensées.
" Depuis des années, je lis un livre qui porte mon nom. Depuis des années, je le crois magnifique, je le crois fascinant, je le crois complexe et je le crois évident, le le crois coloré et parfumé, je le crois unique et incroyable. depuis des années, je tourne des pages dont chaque jour les mots changeaient un peu, en fonction de ma vie, de les joies, de mes peines, de mes aventures... Des pages translucides au travers desquelles j'ai regardé le monde depuis toujours, et sur chaque objets de la création se déposaient les mots parfaits de ce livre unique. Et qu'ont-ils tous vu de ce livre? Un titre - mon nom- quelques mots effacés, d'une banalité désolante, et des chapitres entiers arrachés, avortés, censurés, pour ne donner à lire qu'un homme en noir et blanc qui se lève et se couche avec des milliards d'autres hommes. Au rayon mémoires... au rayon mémoires..." Au rayon mémoires, se répétait il. Il rentra chez lui sans trop savoir comment, s'assit à son bureau et ouvrit son ordinateur. Il rechercha aux mots "mémoire", "livre", "pages"... Après quelques heures à maudire des stupidités, apparut cette phrase:

"Each has his past shut in him like the leaves of a book known to him by heart, and his friends can only read the title."
Virginia Woolf

Il referma son ordinateur, son regard monta le long du mur de sa chambre, vide et pensif. Il se sentait à la fois éclairé et désenchanté. La réalité recouvrit ses songes d'une neige acide. Il songea à tout ce qu'on ne lirait jamais de lui, il songea aux couleurs perdues, aux parfums gâtés par les encres bon marché, il maudit le traducteur en charge des mémoires, et qui tranchait avec allégresse dans le sens des paroles. Il songea aux censeurs, qui noyaient dans des flots de décence des chapitres entiers, des épisodes aussi cruciaux qu'anecdotiques. Il leur en voulut beaucoup, puis il se sentit plus clément, se disant qu'il se censurait peut être bien assez lui même...
Il pensa à tous les livres du rayon "mémoires" chez le libraire. A toutes ces histoires dont il ne connaîtra jamais vraiment que le titre, à tous les titres qu'il ne lira même pas. Il pensa aux pages déchirées, aux chapitres manquants, aux mots effacés, à toute cette littérature, partie on ne sais où, flottant dans le vide qui sépare les êtres. Serait-ce ce dont on fait le silence? Tous ces mots arrachés, incompris, séchant au vent loin de leurs racines, leurs plaies béantes les vidant de leur sens...

Il se sentit triste, il se sentit petit et il se sentit seul. Il prit un beau papier et une encre très chère, et il décida d'écrire. Il écrivit le livre qui porterait son nom, il le rangera là bas, au rayon "mémoires". Il choisira bien ses mots, et quand on tournera les pages, il y aura des bouquets, il y aura du brouillard, Il y aura des parfums.

L'histoire sera très simple, il y aura un garçon, et il y aura un livre.

samedi 28 juillet 2012

Toi, jour qui meurs...



Toi, jour qui meurs...


Toi, jour qui meurs, regarde moi de cet œil rouge,
De ce soleil épais se baignant dans les larmes,
Les pluies grises et violettes de ces nuages parme,
Tu prétends l'agonie mais tes paupières bougent.

Toi, jour qui meurs, tes tristes fièvres et tes maux sourds
s'épandent sur la ville dans l'été sale et fier,
Et tes sueurs amères s'écoulent sur les pierres
De ces rues surpeuplées que foulent des pieds lourds.

Toi, jour qui meurs, comme j'aimerais porter ta peine,
T'aider à effacer de ta mémoire vaine,
Le mépris permanent, et la haine insolente ,
De tous les orphelins que ton suicide enfante.

Toi, jour qui meurs, qu'emportes tu dedans ta tombe?
Et moi qui tiens ta main, tomberai-je avec toi?
Avec ton agonie, c'est l''agonie d'un monde,
Et la fin de l'empire dont chacun se croit roi.

Toi, jour qui meurs, tes maladies sont contagieuses,
Et je sens sur ma peau souffler ton dernier cri.
Avec lui dans le vent part un peu de ma vie,
Et le parfum troublant des amours trop heureuses.

Toi, jour qui meurs, que laisses tu aux survivants?
Le noir dont se couvrent les heures endeuillées,
Est une terre vierge pour les délires ardents,
Qui parcourent la nuit mon esprit épuisé.

Vois, jour qui meurs, comme je fuis ton successeur!
Il avance vers moi le visage masqué,
Et tient entre ses mains le destin de mes heures.
Moi qui crains le futur, je pleure un jour blessé.


Toi, jour qui meurs, auras tu au moins du chagrin?
Vois autour de ton lit s'amuser les enfants!
Quitteras tu sans larmes ce peuple libertin,
Qui danse autour des corps encore chauds des mendiants...

Toi, jour qui meurs, regarde moi de ton oeil noir,
Quand s'abattent sur toi de sombres horizons.
Mon ombre s'allongeant, j'entre dans le hasard,
Sous les yeux enragés de mille hommes sans nom.

Toi, jour qui meurs, au matin frais, au matin blanc,
Ton souvenir naîtra des restes de mes songes.
Ainsi tu resteras, dans ma mémoire en sang,
Parmi les statues d'or des amours qui me rongent.

samedi 28 avril 2012

Entre les tombes, le printemps...

C' était un dimanche. L'été avait frappé sourdement le mois d'avril, inattendu et violent. La jeunesse, trop vite tirée des torpeurs anesthésiantes de l'hiver, avait décidé de passer l'après-midi au parc. Ils s'étaient levés, réveillés par la chaleur du soleil sur leur peau, trop habillés pour cette torpeur imprévue. Leurs corps quittèrent le sommeil bien avant leur esprit, tirés vers la rue par les suffocations de leurs peaux étouffées.

Ils marchaient depuis presque une heure dans les rues sans air. Le claquement de leurs sandales sur le bitume chaud résonnait fiévreusement dans leurs crânes engourdis.
" Passons par le cimetière, dit l'un d'eux. C'est plus court, et c'est ombragé."
Ils acquiescèrent, et entre les blocs sans vie des immeubles de banlieue se dessina bientôt le portail massif du cimetière.
Le cimetière était un ilot d'intemporalité dans une banlieue à la dérive. Encerclé de lignes de tram et de larges avenues, surplombé par le gris sarcophage d'un centre commercial, il étalait sa verdure là où personne ne l'attendait.

Ils entrèrent, d'un pas leste, allégés par la fraîcheur de l'ombre. La végétation nourrissait leur allégresse, et chacun se sentit pris d'un entrain nouveau. L'enthousiasme fleurit enfin à travers le sommeil, et les discussions s'épanouirent. On s'empressait, impatient d'arriver au parc, de s'étendre dans l'herbe fraîche et de retrouver le sommeil. On foulait la terre humide du cimetière, oubliant ses hôtes et ses trésors. Plein de vie, ivre de sève printanière, on se moquait du passé et de ses maigres restes.

Des milliers d'yeux pourtant observaient ce cortège. De part et d'autre de l'allée se dressaient péniblement des tombes anciennes, la plupart d'entre elles dataient du début du siècle dernier. Toutes bancales, elles s'inclinaient au gré du hasard, formant une forêt aux aléas heureux. La mort ici s'était mariée à la nature en une union parfaite. Rien depuis plus d'un siècle n'était venu troubler cette intimité. Les tombes semblaient avoir poussé parmi les chênes, comme ces buissons sauvages qui peuplent les sous-bois.
Chacune portait encore la richesse et la subtilité d'une époque prospère. Chacune portait deux histoires, celle d'une vie et celle d'une mort, et chacune, unique, racontait à sa manière l'immuable crépuscule. Du dessin des lettres, savamment choisi, à la teinte d'une pierre, pourtant si changeante, tout les différenciait. De chaque sépulture montait encore une statue, semblant sortie de terre, dernier élan de vie s'élevant parmi les ombres.

Aucun des jeunes gens ne regarda les tombes, submergés qu'ils étaient par des marées d'hormones. Aucun sauf une.
Elle s'était réveillée tôt ce matin. en fait elle n'avait pas dormi, ou très peu. Bercée par le tourment des heures, elle avait préféré cette nuit la compagnie des songes, et celle du silence. L'aube avait fait fuir ses camarades nocturnes, et le matin l'avait faite veuve. Elle avait donc marché, endeuillée, dans le printemps stérile. Les floraisons opulentes l'insultaient, et elle courbait la tête sous la beauté du jour, honteuse de ne pas savoir l'aimer.
La légèreté de sa robe blanche portait son corps si lourd, lourd de conscience; lourd de sens, coulant lentement dans les profondeurs de la réalité. Elle flottait donc ce matin, accrochée à sa chevelure blonde et à ses cils bleus. Elle s'était parfumée, une odeur d'agrumes insouciants... Sa beauté s'élevait dans le matin, les pierres lourdes qui plombaient son âme la tiraient vers des abysses où le printemps n'est pas.
Elle traversait le cimetière dix pas derrière les autres. Rapidement ce furent cinquante, puis cent pas qui les séparèrent. Ils l'appelèrent, amusés, excédés, par ses errances de jeune fille.
" - Tu comptes passer ta vie ici? Tu sais où on va, rejoins nous! s'écrièrent quelques voix lointaines.
- Oui, oui, je sais où vous allez!" répondit machinalement sa voix après court instant.
Mais elle ignorait absolument où elle allait elle même.

Son regard papillonnait. Depuis qu'elle était entrée dans le cimetière, elle entendait à nouveau les voix qui berçaient ses insomnies. La solitude la quittait alors que ses amis s'éloignaient, et son chagrin mourrait avec le son de leurs voix lointaines. Son regard batifolait, il se posait, de lettre en lettre, caressait les statues. Il pleuvait entre les feuilles tendres une lumière extrêmement pâle.
" Voici le printemps, nous portant des fleurs...", pensa-t-elle en souriant, se remémorant les vers de Saint-Saëns.
La nature faisait violence à l'éternité, et la mort peinait aujourd'hui à garder ses droits sur son royaume. Tout autour des pierres montait un lierre sensuel. Son vert généreux recouvrait lentement les lettres gravées.
La jeune fille s'empressait de les lire, elle disait silencieusement les noms qui l'entouraient, une dernière fois, pensait-elle, avant que l'été ne les efface.
Elle relevait progressivement son regard clair et humide. Ses yeux croisaient les regards gris et immobiles des statues. Qu'ils semblaient fatigué, presque vides, presque clos! Elle se prit d'empathie pour ces gardiens muets.
"Jour et nuit ils veillent, ces anges qui n'ont jamais connu la vie. Jour et nuit ils portent, sur leur dos vouté déja, le chagrin de leurs pères. Jour et nuit, et depuis plus d'un siècle, ils pleurent et prient pour ceux qui gisent à leurs pieds et ne reviendront pas. Voilà un destin clair, et moi je n'en ai pas. Moi je nais et je meurs, chaque fois qu'on me regarde, chaque fois que l'on m'aime, mais je ne sers à rien. Je ne pleure personne, et qui me pleurera? Je finirai entre les tombes, silencieuse parmi les statues éternelles."

Elle poursuivit son errance jusqu'à une clairière. Ici, le lumière pleuvait plus abondante, et l'herbe poussait plus drue et plus verte. Au milieu se dressait une tombe grise, ornée d'un ange. Le nom du défunt était illisible. La tombe n'était pas spectaculaire, plutôt modeste. L'ange, incliné sur la pierre, semblait ployer sous le poids d'un chagrin considérable. D'une main, il semblait caresser, d'un geste apaisant, la pierre froide du gisant. La tombe était ancienne, abîmée. L'ensemble était incliné, comme s'il avait été maintes fois bousculé.
La jeune fille avança et s'assit sur la pierre fraîche. Elle regarda l'ange. Malgré l'érosion, malgré la piètre qualité de la sculpture, elle fut saisie par l'expressivité de son visage. Tout aurait pu disparaître de cet ange, pensa-t-elle alors, il aurait toujours subsisté cette émotion, ce sentiment dont l'ange semblait fait.
"Quel clarté dans ce destin, soupira-t-elle, quelle dévotion. Quelle honnêteté aussi dans cet amour, dans ce chagrin. Et rien ni personne, à travers les âges, ne parviendra jamais à questionner ce destin là..."
Elle souffrait en réalité, de la jalousie qu'avait fait naître en elle la constance de cette statue. La vie lui était si pénible, si illisible, si pauvre de sens, si périssable. Elle songea à reprendre sa route, et tenta de se souvenir de sa destination. Ma destination... Ma destination... N'avons nous pas tous la même? N'y suis-je pas déjà? Un raccourci, m'avaient dit les garçons... comme ils avaient raison! Me voilà, il est tôt, j'ai quelques années d'avance je pense...
Elle regarda l'ange encore, il semblait épuisé. De larges fissures parcouraient son dos, une de ses ailes était endommagée déjà, et la seconde semblait fébrile. Elle le prit en pitié, elle voulut soulager sa tâche infinie. Mais elle ne pouvait rien faire. Son impuissance l'abattit totalement.
Elle fondit en sanglots aux pieds de l'ange, cachant son visage dans ses bras. Sa souffrance répandait l'ombre sur la clairière.

Le vent se leva, une brise légère et douce. Il sifflait dans les arbres comme mille serpents dans l'herbe haute. D'un chêne tomba une branche morte. Elle heurta l'aile fragile de l'ange. L'aile se détacha, lourde et froide, et vint frapper l'arrière du crâne de la jeune fille. Son sang écarlate coula lentement dans l'herbe verte.


A la tombée du jour, le même groupe d'amis traversa à nouveau le cimetière dans l'autre sens. Ils étaient ivres de soleil, épuisés par leur propre jeunesse, et le printemps les aveuglait. Un garçon regarda l'ange dans la clairière. Il s'écria, jovial, "Hé les gars, ils mettent même des filles sur les tombes maintenant!". Il le regarda encore, puis il se tut.
L'ange était fait de pierre froide et lourde, mais il semblait sculpté dans un sentiment triste. Il semblait porter une robe blanche et légère, ses cheveux semblaient flotter au vent, et ses yeux adoucis par de longs cils noirs. Autour de lui dans la clairière, flottait toujours le parfum innocent des citronnier en fleur.

mardi 27 mars 2012

En somme, je suis vieux...

En somme, je suis vieux...



Je me lève, je te bouscule, je me réveille, je m'aperçois que tu n es plus là, je réfléchis, je me souviens que tu es mort, je soupire, je me rendors. Il est 5 heures, Paris ne s'éveille pas, je suis le seul vieux con gelé dans un lit trop grand pour lui qui rêve chaque heure du même réveil. Depuis 5 ans.



Le noir de la chambre est indescriptible; il n'est pas de ces noirs calmes et pleins. Il est vide, creux et bruyant, plein des vibrations agitées, des meubles et des souvenirs cachés dans la pièce. Je ne peux pas rester longtemps dans cette chambre. L'hiver je me lève bien avant le soleil, je vais à la cuisine, j'allume la cafetière, le café et la lumière du néon coulent doucement. Ce simulacre d'aube me rappelle les matins d'école. Cette lumière crue, mais aussi cette boule dans mon ventre. L'été c'est différent, je suis un peu plus lent. Le soleil me donne à voir la poussière qui s'est déposée sur ma vie, réchauffe quelques odeurs familières. Parfois je sens en moi renaître une forme d'enthousiasme. Mon amnésie épargne mes espoirs, et je bondis en moi même. Mais mes bonds ne sont plus ce qu'ils étaient. Loin d'atteindre mes jambes, ils peinent à agiter ma poitrine. Comme mon lit, mon corps est à présent trop grand pour moi. Je ne peux plus l'habiter. C'est à peine si il me sert encore à stocker mes souvenirs... C'est qu'il n'est guère étanche voyez-vous, et ma mémoire très volatile.



Chaque matin, ma journée commence par quelques deuils. J 'ai eu au réveil un rêve à pleure.... Mais la liste des défunts s'est allongée d'année en année. C 'est que je rêve encore beaucoup . Je rêvais du futur, je rêve du passé. Tout ce qui échappe à l'instantané doit à présent être pleuré. Mais le deuil est un art qu'il faut exercer. Il y a, je crois, un choix à faire très tôt entre le deuil et la mort.



Donc une fois fait le deuil de mon conjoint, de mon corps d'éphèbe, des lendemains meilleurs, des Noëls en famille, de quelque espèce disparue, ou de la tarte finie la veille, je me lève, aussi promptement que possible, et je me persuade par de vicieux moyens d'avoir devant moi une journée très importante. Il faut d'abord traverser le couloir, c'est vous dire, puis arriver à la cuisine.

Le couloir est froid, mon corps est froid. Chaleur est devenu synonyme de fièvre et elle m'inquiète plus qu'autre chose.

La traversée du couloir est longue car il y a une fenêtre au milieu. Alors mes yeux s'y attardent, en badauds écervelés, et il faut s'y arrêter. J'écarquille les yeux, dubitatif, sur un panorama changeant, qui n'a de constant que la perplexité qu'il me procure. Je ne sais pas si je l'oublie chaque jour, ou si tout change vraiment si vite, mais je ne reconnais jamais rien de ce qui se passe au dehors de chez moi. Cela ne m'effraie guère, j'ai bu beaucoup quand j'étais jeune, j'ai pratiqué l'ébriété autant que le deuil et je maîtrise ce genre de sentiment. Peut-on vraiment se trouver ivre de temps?



C'est assez divertissant, cet espèce de délire que me procure la réalité moderne. Sans doute le serait-ce moins si je devais vraiment sortir, m'y confronter, si j'existais encore vraiment. Alors il faudrait comprendre, analyser toutes ces absurdités. Pire encore, il faudrait se faire comprendre. Il faudrait donner un sens aux moues dubitatives que je réponds au monde. J'ai abandonné ce projet il y a longtemps. Une de mes défaites les plus précoces.



Comme le corps est grand, comme on se sent loin du monde, si profond au dedans de soi même... La vieillesse a recouvert ma vie d'une sorte de douceur. Joies et peines, tout m'arrive érodé par le temps. Je les reçois, j'y réponds d'un sourire, d'une expression, et puis quand je veux les prendre dans mon esprit, les tenir dans ma pensée, tout s'effrite, tout s’évapore, et avec les émotions meurent doucement les expressions de mon visage.



Bref, je n'ai pas encore fini de traverser le couloir. Vous comprenez pourquoi la fenêtre me ralentit. Quand je ne pense plus à rien en regardant le paysage, je me souviens que je voulais aller à la cuisine. Alors j'y vais et je m'assois, et puis je réfléchis. Comme je ne sais pas à quoi je devrais réfléchir, je suis souvent pris d'une grande panique intérieure. Comme si j'essayais d'étreindre quelque chose, mais que mes bras serraient du vide.



Alors je me barricade et je bois du thé. Je me cache derrière des objets familiers, pour oublier toutes les choses effrayantes et incompréhensibles qu'on a empilées devant ma fenêtre. Si vous saviez combien de vieux on peut cacher derrière un chandelier... Et je me saoule d'histoires que je sais par cœur. Les jours ne viennent plus à moi. Le temps ne souffle plus dans la cuisine. Alors j'ai tendance à réutiliser des jours passés, à recycler la vie. Mais les jours usés, de plus en plus, peinent à me revenir. Je rapièce les trous de mémoire dans mes histoires, mais je n'ai jamais été très bon couturier. Alors dans mes jours, il y a de grands blancs, qui sont plutôt de grands noirs quand j'y pense, parce que je n'y vois pas très clair.



Parfois la lucidité m'attaque. Je n'aime pas ça, elle chasse la douceur de l'âge. Alors les jours nouveaux arrivent. Mais c'est très décevant, parce qu’en somme rien n'a changé. On vient me voir, on me parle, on se sent très important, on pense que je ne comprends pas, que ce n'est plus de mon âge, que les temps ont changé. Mais je ris, car les joies, la connerie et les peines des hommes ont des airs d’intarissable ritournelle. Je ne sais pas si ce constat me rend joyeux ou triste. Au moins je sais de quoi l'on parle. Mais je suis triste, car j'ai connu tout ça aussi. Quand je regarde le monde transfiguré, je me console en pensant que ce que j'ai vécu a disparu, qu'il n'a plus de raison d'être au présent, et qu'ainsi il n'y a rien à regretter. Mais lorsqu'on me parle, il me semble entendre mes amis, il y a trop d'années maintenant. Et je réalise que tout est encore là, si proche, si identique, et que si je ne ne ressens plus les émois que je sentais autrefois, c'est uniquement parce que mon tour est passé. J'avais finalement quelque chose à perdre. Qu'y a-t-il de consolant dans cette observation?



Lorsque le soir arrive, je m'en étonne, car je ne sais plus trop rien du jour passé. Aussi charmants soient ils, qu'est-ce qui ressemble à un soir de mai qu'un autre soir de mai? Les vêpres sont des soupirs, et je sens ce souffle au fond de moi, lent et puissant, doux et froid. Par où la vie s'échappe-t-elle finalement? Implose-t-elle en moi alors que je rapetisse? S'enfuit-elle en chacun de mes souffles vers le noir rougeoyant du crépuscule? S'est-elle diluée chaque jour dans mes actes et mes paroles, dans mes émotions et dans mes sentiments? Ai-je teinté le monde d'un peu de ma vie, d'un peu des couleurs que je ne voyais pas vraiment? J'ai aimé beaucoup, je n'ai pas d'enfant mais j'ai eu des amis parfois, dont beaucoup sont morts ou partis... Quelle ironie subsiste-t-il de moi dans leur mémoire?



Si je passe l'aube à faire le deuil de mille choses, je passe le soir à travailler au mien, et il semble que ce soit la question insoluble qui m'encourage à ne pas céder complètement à la sénilité. Quelle tristesse profonde que le principale source de valeur de notre existence soit la parfaite certitude de sa disparition complète... Je ne me remets pas de cette pensée. Je suis impatient, jaloux, je me révolte en pensant aux joies que j'ai connues, et que d'autres connaîtront pour des siècles après moi sans que je puisse les partager. Allez au diable, vous qui attendez la mort, vous aurez des toujours pour vous la faire et dans tous les sens encore! Mais combien d'aubes, combien de cafés, combien de soirs, combien de deuils et d'autres preuves d'amour, combien d'heures encore, sonnant à nos horloges, chacune d'une jeunesse insolente, apportant avec elle toute l’impétuosité d’un temps éternellement adolescent...

dimanche 29 janvier 2012

Le parfum de l'ombre

Le parfum de l'ombre

I.
Je l'observais, du coin de l'oil, se maquiller,
Sentant monter l'orgueil qu'atisait sa beauté.
Je rodais autour d'elle, partageant son miroir,
Comme rodent les chiens autour du désespoir.

Ici un accessoire que je lui proposais,
Là un regard plus noir que je lui suggérais...
Je choisissais toujours, vicieux et paresseux,
De la couvrir des voiles qui la montraient le mieux.

Enfin la main fébrile choisissait dans l'armoire
L'argument décisif qui scellait la victoire.

Un jus épais, sucré et capiteux,
Dont j'habillais mon ombre d'un geste fiévreux.
D'un vieux flacon doré jaillaient les vapeurs,
Qui donnaient forme humaine à mon apesenteur.

II.
Ainsi auréolée de mes vapeurs charnelles,
L'ombre avançait alors, à pas lents, au dehors.
Mon oeuvre sensuelle à la beauté fragile
Traçait dans la nuit crue un sillage gracile.

Sur son passage lent semblaient fleurir les roses,
Et quelque poivre doux, et l'ambre à faible dose,
S'envolaient de son cou et flottaient dans les rues,
Où cent sourires béats accueillaient l'ombre nue.

Cependant ces regards, amicaux au dehors,
La privaient un à un d'une arme de son corps.
On lui prit son regard, on lui prit ses bijoux,
Un amant inspiré prit l'odeur de son cou.

Voilà ce qu'on sut d'elle, voilà ce qu'on voulut,
Retenir de mon ombre, et de mon être imbu.
Des roses et un peu d'ambre, quelque poivre qui sait,
Un bijou en or jaune, un sourire esquissé.

III.
Presque nue, épuisée, l'ombre arriva enfin,
Dans le salon doré où buvaient les mondains.
Toute ombre qu'elle était, elle fut remarquée,
Les mondains accourraient pour mieux la respirer.

Que les roses séduirent, que le poivre étonna!
Quelle audace subtile on tenait à son bras...
On se flattait très haut d'avoir conquis mon ombre,
On chantait ses louanges, on l'acclamait en nombre.

Elle s'étourdit bientôt, le parfum, les amants,
Tous les admirateurs, elle sent que quelqu'un ment.
Son regard vagabond se fixe tout à tour
Sur les visages fardés des mondains alentours.

Alors sous les couleurs, sous les roses et sous l'ambre,
Sous ce tissus brillant qui recouvre la nuit,
La lumière se perd et son regard se meurt,
C'est le grand bal des ombres, qui hante la demeure.

IV.
Ainsi chacun, comme moi, avait fardé son ombre,
L'avait jetée dehors, sous les regards glacés,
S'était capitonné, dans une chambre sombre,
Alors qu'au bal des morts, dansait l'infortunée.

Où se cachaient-ils tous, les maîtres de ces masques,
Et que savait-on d'eux, si ce n'est quelques frasques?
Une rose et du poivre, de l'ambre à faible dose,
Le portrait est baclé, et les sujets moroses.

Je regardais danser celle qui porte mon nom,
Ce résumé grossier, cette prémonition...
Mais partout près de moi je me savais caché,
Dans le moindre tableau par mes yeux dessiné.

Quant au parfum secret, qu'embaume ma pensée,
Cet élixir muet à mon ombre arraché,
Il se répand parfois, à l'aube partagée,
En brume passagère sur ma peau caressée.


Changeant, volatile et insaisissable,
Inconstant, infidèle et impérissable,
Reconnaissable entre mille et toujours éphémère,
C'est le parfum de l'ombre, assoiffé de lumière.

dimanche 15 janvier 2012

Tramway 58

Engourdi, désorienté, j'avais erré pour un temps inconnu, dans les rues où la nuit m'avaient rejeté. Comme le sable poussé par le vent s'entasse méthodiquement contre ce qu'il rencontre, je m'entassai contre la paroi vitrée d'un arrêt de tram, aléatoirement aligné près d' autres rescapés, tout aussi engourdis et désorientés que je l'étais. Dans les veines qui entourent mon crâne pulsait un sang épais et mélangé d'alcools variés. Les vaisseaux gonflés enserraient mes yeux et mon esprit, étranglant jusqu'à l'étouffement tout embryon de pensée. Les images parvenaient à mon cerveau, brutes, sans interprétation aucune, sans que la moindre mémoire puisse donner à leur enchaînement une suite logique.
Ainsi dansaient devant moi, fiévreuses dans la nuit de janvier, les lignes floues qui dessinaient les rues de la banlieue praguoise. Mon amnésie me permettait, à chaque douloureux mouvement de mes yeux, de redécouvrir presque intégralement la ville, et entretenait en moi l'excitation d'un exotisme permanent. La brume, qui tombe sur la ville presque aussi sûrement que la nuit, faisait ressurgir en moi les vers d'un poème de Cocteau. Je l'entendais, de sa voix de vieil homme, et pourtant claire et à la diction exagérément parfaite, réciter les strophes de "Léonne". La Bretagne nacrée, suffoquant de douceur sous cette brume laiteuse, y mêlait en son sein les éléments les plus rudes. Buvant ses paroles comme j'avais bu la nuit durant des poèmes plus liquides, je m'attendais, les yeux mi-clos et presque renversés dans leur orbite, à voir paraître au loin les lumières d'un bateau chahuté par les vagues. J'attendais aussi le bruit des vagues, faisant taire mes pensées idiotes et cannibales, lorsque dramatiques et assourdissantes, elles mourraient éclatantes contre les rochers roses, volant au ciel en éclats argentés.
Mais la Bretagne était bien loin, les vagues pouvaient claquer, seul le sifflement aigu d'une débauche mourante transperçait mes pensées. J'étais à Prague, il était trois heures du matin, une pluie légère et froide coulait sur mon visage endurci par le vent. J'étais le rocher rose, froid et indifférent, et triste sans ses vagues.
La ville, anesthésiée par l'hiver et la fatigue, ne présentait aucune des caractéristiques de l'océan breton. Les façades hautaines m'ignoraient, je les oubliais également, tout vivait en autarcie, hibernant en soi même.
Sur les rails noirs de la voie de tramways se propageait pourtant, de plus en plus stridant, un bruit métallique et plaintif. Dans l'horizon blanchâtre où se dissolvaient trop tôt quelques nobles immeubles, apparut lentement le regard jauni d'un étrange animal. Parcourant inconsciemment des kilomètres de nuit, il creusait le brouillard. Écartant lentement l'obscurité, le tramway 58 s'arrêta devant moi, épuisé, agité, embué. Sans aucune forme de négociation, il m'aspira.
Mon visage, à la chaleur de son antre, se dissout rapidement. L'alcool à mes tempes battit avec plus d'insistance alors que je titubais vers un siège. Mes yeux cherchèrent une place, mon cerveau n'en trouva pas, le tram démarra, me précipitant violemment à l'arrière du wagon. Je heurtai la paroi de la voiture, soulagé d'être encore à bord. Adossé contre la vitre, je relevai la tête. La brume se leva sur mon regard, les tâches colorées et incertaines qui s'agitaient dans mon champ de vision prirent des formes humaines légèrement grossières. Chacun rayonnait comme un monde, expansif, explosif, comme ces étoiles vieilles qui meurent en éclatant. De chacun jaillait un étrange langage, unique et sans échos. Les conversations, pourtant, étaient nombreuses et passionnées. On déclamait avec une grande facilité, les raisonnements, comme des chevaux emballés, ruaient d'une idée à l'autre, désarçonnant toute logique. J'avais pris l'habitude de ne rien comprendre au brouhaha des tramways tchèques. Mais pour la première fois, j'avais la certitude qu'absolument personne ne comprenait rien. On comprenait, plutôt, les expressions abstraites d'une certaine forme de folie, très charnelle, chargée de vapeurs d'alcool, de mélodies grinçantes, ne retenant de la communication que ses éclats les plus vulgaires et les plus primitifs. Une certaine élégance, poussée trop près de son paroxysme, courait dans la nuit vers sa déchéance. Tout se voulait encore prestigieux, tout se noyait dans son épaisse caricature, inconsciemment pathétique.

Pourtant quelle joie dans les derniers instants de ces beautés d'un soir! A l'avant du wagon, accompagné par les bruits sourds des roues sur les rails, un groupe jouait sur des instruments de troisième main. Oscillant sur son siège, un chanteur rouge régurgitait des onomatopées sur des airs de Luis Armstrong. Le tram entier l'acclamait, et son chant, aussi mélancolique que vulgaire, berçait doucement la dérive de ce petit peuple.
A chaque arrêt montaient de nouveaux rescapés. Happés les un après les autres par cette faune tentaculaire et poisseuse, ils se fondaient dans la folie douce et rance de ce tramway de nuit.
Puis un à un, ou par petits groupes, comme fanent les fleurs d'un bouquet, ils s'éteignaient. Les portes s'ouvraient, la nuit fière les reprenait, passait sur leurs visages rouges sa main froide, et ils marchaient à nouveau, désincarnés et amnésiques, vers l'anonymat de la brume hivernale.
Je fus à mon tour restitué à la nuit. Les yeux rouges du tramway s’éloignèrent sans me voir, et le chant des ivrognes cessa de me bercer. Je heurtai violemment la froideur de la nuit en cherchant mon lit. Je me couchai mais ne dormis pas. Dès que je fermais les yeux, le regard jaune du tramways 58 apparaissait dans mes brumes. Des voix folles et joyeuses m'interpelaient sans cesse. Je parcourus ce soir là, dans le tramway 58, des kilomètres de nuit. Je m'éveillai, une éternité plus tard. Il me fallut une autre éternité pour savoir où j'étais.

mardi 3 janvier 2012

Les yeux cairs

Les yeux clairs

Au ciel, la pierre noire des tours de l'église tranchait lentement dand le gris bleuté des nuages. Du dessous, les émois saisonniers de la ville les éclairaient d' une incertaine clarté. Au sol s'épandaient, telles des braises fraîches, les joies convenues, parfois sincères, d'une foule plus anonyme qu'abondante.
Dieu, trop occupé semble-t-il à trancher dans le gris bleuté des nuages, avait négligemment guidé mon vagabondage vers cet exode improbable. Parti sans bagage ou presque, car tel était mon souhait, je goûtais, non sans délectation, aux morsures d'un embryon d'hiver sur ma peau presque nue.
Qu'elles sont nombreuses, et qu'elles se parent bien, les nudités dont on peut se vêtir! Autant de naturismes, autant d'indécences que de morales peuplaient la place sombre où j'avais planifié de renaître.
Dans un repli du temps, j'avais abandonné quelques encombrants. Hautement inflammables qu'ils étaient, l'abandon auquel je les avais confiés ne peina guère à les consummer. C'est donc léger et nu que j'essayais de me perdre parmi ces visages étranges. Simple et presque vierge, propre à s'en écorcher la peau, je tournais sans me retourner, écoutant se taire les sirènes familières qui avaient jusqu'alors accompagné mes marches. Qu'il était doux, le papier de cette page blanche. Je la tournais, la caressait, en respirais l'odeur, cherchant le meilleur moyen d'y inscrire mon empreinte sans y tracer de limite.
J'y voyais une carte, quadrillée par les pavés noirs du centre ville. De toute part arrivaient avenues et ruelles, chacune unique et toutes méconnaissables du fait de leur grand nombre. A chacun de mes pas, il me semblait changer de pays. Un pas, un horizon, un langage, àà chaque minute j'organisais un nouveau baptème pour celui que je devenais.
Moi l'inconnu, marchant sur Prague drappé de souvenirs, laissais tomber sur les pavés humides, par pans entiers, l'étoffe lourde des années. A pas précieux mais insouciants, je faisais la conquête démagogique de mon propre esprit. Je fixais crânement des inconnus joviaux, me flattant de leur indifférence, caressant avec fierté mon anonymat. Leurs yeux noircis par les lumières de la ville étaient aveugles à mon passé. Sur leurs pupilles rétractées ne valsaient que les mille lucioles tombées sur la ville pour la Noël. Il en eut fallu bien moins pour éclipser mes mon regard ce soir là.
J'étais rentré en moi même, si profond et si petit, que je ne me soupçonnais plus.
Quelle meilleure tannière pourtant, pour un loup affamé, qu'une forêt trop dense un hiver trop blanc?
Alors que je fermais les yeux, il me semblait que la place sous mes pieds commençait à tourner. Alors j'imaginais devant moi le défilé des rues et de leurs embouchures, chacune m'appelant à les empreinter, faisant étalage de leurs charmes et de leurs mystères. Une loterie de choix où il me plaisait de parier mon futur.
J'ouvris les yeux d'un coup. Le noir fut total. J'attendis un instant, me donnant une chance de retrouver mes esprit. Sans succès. Les flammes de la fête et leurs éclats sonores dansaient à présent dans mon dos. Devant moi, la nuit, l'hiver, des pierres humides au sol où coulait parfois quelque reflet blafard. La nuit très vite les épinglait, et ils agonisaient sous les semelles de mes chaussures humides.
De cet horizon d'un noir intense provenaient les claquements froids d'une semelle dure sur le pavé. Ils résonnaient contre les murs dentelés de l'église comme dans un écrin nacré. Confiant, ivre de ma nudité nouvelle, mes pas assurés entamèrent la ruelle. Je progessai, le vent qui s'engouffrait dans la rue étroite accélérait ici. Je m'en protégeais, baissant la tête, couvrant mes oreilles et mon nez. Des jeunes filles allègres couraient à ma rencontre, vers la place. On eut dit quelques oiseaux légers portés par les bourrasques. Aveuglés par leurs chants hilares, ils ne compromirent pas mon anonymat.
Je marchais avec la conviction du hasard, me souciant peu des intentions profondes de celui guidait mes pas. Trompant mes instincts, je quittai des yeux mes souliers et redressai la tête. Un vent froid et sec m'embrassa et fit naître à mes yeux quelques larmes. Les secousses de mes pas, les tremblements du liquide devant mes yeux, faisaient osciller doucement dans ma tête les contours des maisons noires.

Dans ce décor flottant, un personnage immobile se dessinait à présent. De profil, le visage tourné vers moi, adossé contre le flanc de l'église, il semblait qu'il en soutenait les murs. J'oubliai que je marchai. Il s'approchait progressivement de moi, comme le reste du décor, porté par les bourrasques glacées.
Sous une capuche lourde, il ouvrit sur moi de grand yeux clairs et vide. Ce regard sans expression et et sans jugement fut le premier à me voir. Au fond de moi je sentis une morsure. un grognement étouffé m'emplit. Du fond de sa tannière, un loup blessé hurlait, rampant penaud, toujours plus profond en moi.
La lumière des yeux clairs le traquait , inlassablement, indifféremment, méthodiquement.
Nulle cache ne pouvait plus le dissimuler à ce regard blanc. Acculé à la paroi sombre de mes tréfonds, dans un ultime élan il bondit hors de moi. Je tombai au sol. Au ras des pavés humides, je le vis disparaître aux confins mystérieux de la ruelle étroite. Sans même prendre mon souffle, je partis à sa poursuite. Je cours toujours. Je ne sais pas où mais je sais à présent pourquoi.