En attendant la chute...
Un jour, un jour de plus à
vivre, un jour de plus a traverser... Quelle épreuve, quel gouffre
et quel danger pourtant... tant d'oiseaux de proie, tant de ravins et
d'autres monstres peuvent séparer deux nuits, combien de chutes
entre deux rêves...
Les brumes pourpres qui
baignaient mes songes se densifièrent, faisant suffoquer mon
subconscient. La cire molle de la nuit, fondue par le jeune soleil de
juillet, coulait comme une sueur à
mon front. Des tambours de guerre frappaient a mes tempes, distants,
se rapprochant inexorablement. Un matin d'été chaud et perturbe,
comme des milliards d'autres matins d’été. Un soleil belliqueux,
précédé de poussières rouges, soulevait mes paupières au pied de
biche, tranchant de ses lames rêches les bras plus ou moins tendres
de Morphée.
Mille rêves entrelacés,
jungle chimérique parsemée de fleurs rares et toxiques, retiennent
entre eux mes cils, scelles, faisant de mes yeux un sanctuaire
inviolé, vierge de toute réalité. Mais la terre, reprise par ses
vieux démons, se remet a tourner, et fait rouler mes yeux contre les
rayons tranchants du soleil levant. La jungle s’écorche et
s'effiloche, les derniers songes s'accrochent a mes cils, ils
s’étirent a l’extrême, s'allongent et se diluent dans la
lumière du jour. La porte tremble, la marée monte, je jour est à
ma porte, son bélier de feu ébranle mes paupières. Les rêves
déserteurs fuient, sagement, sans honte et sans courage, mon œil nu
et sans défense est expose, nu et hagard, lorsque les cils enfin
cèdent.
Le jour est rouge et
tellurique, c'est un jour titanesque encore dont la nuit vient
d'accoucher, un géant ou un avorton, ce n'est pas un beau jour. En
longues colonnes noires, la cohorte des heures s’étale devant moi,
opulente et défiante, comme autant de légions qu'il me faudra
combattre. Tout au bout d'un horizon inaccessible, sourd et
dédaigneux, un lourd soleil, noir et poisseux, me fixe de son œil
unique. Il est d'un noir brûlant, de ces noirs aveuglants, comme ces
métaux attendant la fusion. Le roi porte une couronne de gerbes
rouges et jaunes, monstrueux et sceptique. Entre nos trois yeux, un
long défi, et une seule obsession. Vaincre le jour, l'achever enfin,
refroidir l'ardeur du soleil meurtrier qui pilla mon sommeil.
Il me nargue, il m'intimide,
il envoie vers mes yeux des hordes de chevaux flamboyants, aux crins
rouges et aux yeux vides. Des chevaux sans matière et sans noblesse,
assoiffés de rêve et assoiffés de temps, galopant sans répit dans
les jours désertiques. Le tambour méthodique de leurs sabots de fer
tremble dans ma poitrine et fait gicler mon sang. Tant de chevaux,
tant de dangers, et tout au bout peut être l'improbable victoire,
tuer un jour de plus, pour vivre un jour de plus...
Une fois passée l’esbroufe
de l’entrée monumentale (car les tyrans sont friands de
dramaturgie fantasque), le soleil retint ses chevaux de sa main de
rouille, s'assit sur l'horizon, et énonça les règles du combat. Il
dissipa les brumes matinales, d'un souffle clair et frais. Les
chevaux s'enfuirent, les derniers rêves coururent, affoles, dans les
moindres bosquets. Devant moi, au pied de mon lit, s'ouvrait
lentement un gouffre sans fond. Le soleil y jeta ses armes, épée et
bouclier, il y précipita légions, hordes et cohortes, puis d'un
rayon cristallin tira un long fil blanc au travers du gouffre gris.
« Voici ta journée.
La nuit, les rêves, le calme et les autres chimères t'attendent de
l'autre cote. Traverse le gouffre et je me rendrai, et je te les
rendrai. »
Un long jour était donc
déroulé devant moi, pale, fragile et incertain, tendu à
l’extrême, interminable. Le soleil déjà, de sa lumière acide
rongeait le sol sous mes orteils. Le choix n’était plus, le jour
ou la mort. J'ignorais comment mourir, et je choisis le jour. La
minceur du fil sépara les chairs engourdies de la plante de mes
pieds, torturant d'un pas raison et volonté, j’avançai et
commençai mon périple.
Un jour seulement, quelques
pas sur un fil... et tant de gouffres s'ouvrant, sous chaque pas
nouveau...
Devant moi, un horizon
brumeux oscillait calmement, comme un océan chaud s’évaporant
lentement, et baignant de soleil de sa moiteur trouble. Des couleurs
étrangères serpentaient au loin, indistinctes, des lambeaux de mer
s’élevaient dans le ciel, des bras de terre s'enroulaient autour
de nuages mauves. Les éléments flottaient, en arabesques
bouillonnantes, les couleurs cannibales se dévoraient, se
recrachaient, se mariaient, et d'un geste brusque se rejetaient. De
ces danses tribales naissaient des promesses, des images de
lendemains, des cartes du futur. J'orientais ma boussole sur ces
routes éphémères, et le nord et le sud purgeaient un long exil.
Lorsque l'horizon ment, ne reste que le fil, le fil si mince et pale,
des heures immédiates. Et sous mon prochain pas, peut être, une
terre.
Un jour seulement, quelques
pas sur un fil... et tant d'horizons faux, peints sur des murs de
brique...
Délaissant l'horizon, je
regardai le fil. A mes pieds, cachés derrière le fil, quelques
monstres, rois déchus, vautrés dans leurs regrets, me jetaient des
rires gras. Cette cours des profondeurs s’enivrait de gravité,
clouée au sol par la lourdeur de leur vocable et plombés par le
poids de leurs principes. Souffrant de vertige, ils avaient eux même
coupe leurs propres ailes, de peur de s'envoler un jour. Lançant
vers le ciel leurs langues salies de perversions, des jets de salive
épaisse giclaient a mes chevilles. Je sentais l'odeur âpre des mots
trop longtemps tus, l'abjecte moisissure des pensées renfermées,
étouffées par le règne tyrannique des frustrations hypocrites.
Chancelant sur mon fil, je haïssais et enviais ce peuple décadent.
Les lombrics ne craignent pas la chute, rampant loin, très loin,
sous la liberté et sous tous ses dangers. Pour se sentir plus grands
pour se sentir plus haut, ils creusaient tout autour d'eux des
gouffres au fond du gouffre. Alors, sur leurs ersatz de sommets, ils
chantaient le pouvoir, et du fond de leur gorge montaient des sons
visqueux. Ce mucus paresseux collait a mes semelles et ralentissait
mon périple. Mes pieds collaient au fil, ralentissant mes pas. Dans
la médiocrité poisseuse de ces marasmes profonds, je perdis un
temps et un espoir précieux.
Un jour seulement, quelques
pas sur un fil... Et tant de paresseux qui vous collent aux
semelles...
J'abandonnai les tréfonds
abjectes qui mouraient sous mes pieds. Je laissai mon regard flotter
sur la brise fraîche. Au moins je respirais. L'air et ses vagues
bleues baignaient mon âme. Mais alors que mes pas approchaient de la
douzième heure du jour, les vagues s’agitèrent a la surface de
l'air. Tout autour de moi, des oiseaux noirs aux visages familier
voletaient narquois. Des clameurs calomnieuses montaient de leurs
gosiers, Les plumes de leurs ailes, tachées d'une encre noire,
écrivaient des ragots jusque dans mes oreilles. Ils se gargarisaient
de ce flot de pamphlets, se posaient devant moi, agrippant le fil de
leurs griffes peintes, puis s'envolaient encore, virevoltant autour
de moi, mêlant ciel et terre, azure et fange. De cet étrange
mixture ils maquillaient leurs yeux, des yeux peints sur le verre des
miroirs, si changeants, si cassants. Ils s’éloignent maintenant,
formant un « V », celui de vérité ou celui de
voleurs... Oiseaux noirs, Cassandres, pourquoi portez vous sur ces
masques le visage de mes amis ?
Je poursuis ma route sur le
fil de ma vie, fixant mon soleil noir, traînant derrière moi mon
nom, suspendu dans le vide, mon nom blessé par leurs becs acerbes,
mon nom déjà souillé, de tant de leurs insultes.
Un jour seulement, quelques
pas sur un fil.... Et tant d'oiseaux noirs, tant de plumes
assassines, tant d'encre à
avaler...
Alors que sur mon corps
l'encre coulait encore, je vis paraître au loin les premières
étoiles. J'avais marché jusqu'au soir, le soleil faiblissait.
Son œil rouge tremblait, baigné de larmes d'or. Mais des premières
étoiles pleuvaient des chants étranges. Comme autant de sirènes
flottant dessus de moi, des anges aux yeux d'opales illuminaient le
ciel. Leurs mélopées suffocantes de pitié s'arrachaient mon salut.
Rodant, vautours d’ivoire, autour de ma vertu mourante, leurs
églises entendaient bien s'arracher les lambeaux de mon intégrité,
et festoyer de l'abondant festin de mes juteux péchés. Alors que
battaient leurs cloches folles, je levai les yeux au ciel, moi
funambule sur le fil des jours. Leurs sourires carnassiers, leurs
robes immaculées, s’amoncelaient la haut comme autant de
pressages. Le ciel s’alourdissait de leurs prières sombres, comme
s'alourdit en été le ciel quand vient l'orage.
Un jour seulement, quelques
pas sur un fil... Et tant d'anges désœuvrés assombrissant le
ciel...
Il était 21 heures, et le
soleil était a l'agonie. Couché sur l'horizon dans un bain de
sueurs oranges, il expirait lentement des nuages violets. Mes pieds
chancelaient a chaque pas, et je devinais sous mes plantes les stries
laissées dans ma peau par le tranchant du fil. Chaque pas, chaque
heure, profondément gravé dans une chair épaisse. La crasse a mes
chevilles, la boussole brisée gisant dedans ma poche, l'encre noire
des oiseaux séchant sur mon corps frêle... Et mon regard, toujours,
charmé par les sirènes. Le visage apaisé, bien au delà de
l’épuisement, je fixais béat l’immensité du ciel. La lumière
froide des astres glissait lentement sous mes yeux brûlés, apaisant
les morsures de l’été et du temps. A quelques pas de la nuit, à
quelques pas du sommeil, à
quelques pas du triomphe.
Mais, toujours, a un souffle
de la chute. Un jour seulement, un pas de trop, un œil fermé, un
court instant, un pied qui danse trop loin du fil. Et puis tout va si
vite. Les étoiles s’éloignent, un peu plus haut encore, le noir
du ciel noircit, les oiseaux montent en tourbillons, emportes par ma
chute vers d'autres firmaments. Leurs chants deviennent aigus, puis
disparaissent. L'horizon bascule, derrière les parois grises du
gouffre, et le ciel et la mer, et leurs arabesques trompeuses,
dansent dans mes souvenirs. Les rois déchus chantent, sur leurs
sommets ridicules, et je tombe, lentement, à
cote d'eux. Leur lourde fange aussi, s'envole au loin, avec les
oiseaux, les anges et les étoiles. Les parois s’élèvent,
vertigineuses, le ciel devient fenêtre, ridicule et étroit.
Et puis, entre mes doigts de
pieds, le long des chaires meurtries, je sens monter des couleurs
nouvelles. Je tombe à
toute allure dans un air frais et noir, mes cheveux dressés sur ma
tète, et ce vent abyssal décolle de ma peau l'encre et les autres
crasses. Je tombe dans une eau claire, dans une lumière nouvelle,
dans des couleurs inconnues. La mer est belle, s'y baignent des
étoiles. Les sirènes chantent dans le ciel, je les reconnais. Les
rois se meurent et les oiseaux noirs écrivent. De l'autre cote, un
soleil pale renaît. Du bout de mon doigt mouille, je trace dans le
ciel un fil translucide.
Je le défie. Traverse !