mardi 28 décembre 2010

En attendant...

En attendant il joue à des jeux qu’il invente,
Il joue des rôles, il joue des scènes, il parle seul,
Pour son miroir il joue le drame de ses écueils,
Il tue des heures dans le couloir de son attente.

En attendant il fixe la fenêtre ou l’écran,
A travers le nuage de son souffle mourant.
Il ne voit que l’hiver inlassablement blanc
Où rien ne vient, où rien ne vit, où tout est lent,

En attendant il dort, ou il feint le silence,
Figeant son apparence dans un corps étendu,
Quand au cœur de sa chair dansent des lames nues :
Les aiguilles d’un cadran gravé d’heures immenses.

En attendant il peint, des sourires sur des masques
Qu’il exhibe le soir, ou quand on le visite,
Alors le masque danse sur ses traits de granit,
Mais l’impatient exècre la vanité des frasques.

En attendant il trace de sa main glacée
Sur un papier froissé des lettres qu’il déchire.
A ses longs monologues répondent ses soupirs,
Et les heures détruisent les mots qu’il a couchés.



En attendant il meurt, lentement et sans bruit
Dans le silence épais d’un manque omniprésent,
Qui étouffe les voix des amis inconscients
Lui rabâchant en vain des sentiments appris.

En attendant l’aurore, parée de flammes roses,
Il écrit sur les murs le prénom de l’absent,
Il s’entoure de lui et se noie dans sa prose,
Et suffoque d’amour sous des pleurs naissants.

En attendant il rêve d’avant ou de demain
D’un autre jour mais quand ? Il ne sait plus très bien.
De ces lèvres sauvages qui l’embrassaient hier,
Que le temps déserté a changées en chimères.

Et puis la porte s’ouvre, et puis la voix résonne.
La lumière, les parfums, reviennent en cortège,
Et dans la chambre nue reprennent les arpèges,
La chanson familière mais jamais monotone.

mardi 30 novembre 2010

Papiers absorbants

Il est sur mon bureau des monceaux de papier
Un encrier à sec, des plumes émoussées,
Un candélabre mort et maculé de suie,
Et des bouteilles vides éventrées par la nuit.

Je erre dans ce décor naïf et affligeant,
Maudissant la blancheur des feuilles empilées,
Et la virginité de ma main timorée,
Qui tremble en caressant l’idée d’un sentiment.

Et cette nuit pourtant j’ai rêvé de débauche,
D’excès et d’opulence, de lettres passionnées.
Mais cette nuit encore mon poignet fut gauche
Et rien ne vint souiller ces innocents papiers.

Il est dans mon esprit tant de mots et d’idées
Des sentiments aussi, et qui meurent étouffés.
Comme tout y sonne bien ! J’aimerais te les dire…
Mais je reste muet et je tremble d’écrire.

Dans le délire niais de mes sommeils troublés,
Je prends pourtant la plume et je noircis des pages,
De sonnets merveilleux où ton nom vient rimer,
Et d’épîtres brillants où je loue ton visage.

Mais au matin les lignes se sont effacées,
Et la raison censure mes pauvres arabesques.
Je vois le ridicule de mes idées grotesques,
Et j’accouche à nouveau d’un chef d’œuvre mort-né.

L’homme que je ne suis plus, dès que j’ouvre les yeux,
Me juge, me condamne à un destin honteux.
Ton regard devrait lire ces mots que j’ai rêvés,
Mais mes doigts maladroits ne savent les tracer.


Lorsque sur le papier, fiévreux, je m’aventure,
S’accumulent bientôt lourdeurs et ratures.
D’un sentiment gracieux je bâcle le portrait,
Et mes banalités en corrompent les traits.

Alors pour vous mon ange je me compromets,
Je range au fond de moi mon honneur désuet,
Et je publie ces vers dépourvus de hauteur,
Car le silence me tue, bien plus que mes erreurs.

Ces amours légendaires, au matin avortées,
Mes yeux, mes mains, mon corps, sauront te les conter,
Et l’amant éloquent que je m’efforce d’être
Te fera oublier l’absence de mes lettres.

Il faudrait un génie pour honorer ma tâche,
Et pour te mériter, mais mon talent est lâche.
Je n’ai pas de génie pour te parler de nous,
Je ne suis qu’amoureux, mais un amoureux fou.

jeudi 4 novembre 2010

C’est à cette heure là que tu rentres ?

Pour le petit Gregory, dont le papa est rentré un peu tard l’autre soir.

23h30. Dans une maison vide, dans un fauteuil profond, un jeune homme suit des yeux les aiguilles de l’horloge. Il porte les chaussons de son père, et tient entre ses doigts un cigare éteint. Sur le guéridon, la carafe où dort un vieux whisky diffuse des reflets ambrés. A ses pieds son chien, endormi sous la table.
Pour passer le temps il s’amuse à inverser la scène. Le chien fumant le cigare, charentaises aux pattes, et lui en boule sous la table, rongeant un os. Il essaiera peut être, plus tard, lorsque la carafe sera vide. En attendant il tortille nerveusement le cigare, respirant son odeur, la rejetant dans un soupir nerveux. Il grille parfois une allumette, l’approche du cigare et change d’avis, et regarde la flamme s’éteindre en lui brûlant les doigts.

23h45. La porte s’ouvre timidement. A ce faible bruit, les yeux du fils s’écarquillent. Il ne bouge pas du fauteuil pour autant. Le père entre discrètement, s’efforçant de ne pas se faire remarquer. Il passe derrière son fils, qui lui tourne le dos dans son fauteuil, espérant que celui-ci s’est assoupi. Il fixe le fauteuil du regard en traversant le salon, longeant le mur du fond. Quelques mètres encore le séparent de la porte de sa chambre. Alors qu’il tend le bras vers la poignée, une voix sévère retentit derrière le fauteuil.

- Papa !
- Heu… Oui ?
- C’est à cette heure là que tu rentres ? Et tu pensais en plus que je ne m’en rendrais pas compte ?
- Je fais ça souvent et la plus part du temps tu t’en rends pas compte…
- Que tu crois Papa, que tu crois !
- Qu’est-ce que ça change de toute façon ? Que tu dormes ou pas je serais rentré à la même heure.
- C’est la valeur que tu donnes à mes nuits d’inquiétude ? C’est ma récompense? L’indifférence, l’ingratitude? Tu sais Papa, à vingt ans les nuits blanches ne sont pas plus agréables qu’à cinquante.
- Tu es quand même plus entraîné que moi… t’es pas le dernier à faire la fête !
- J’ai l’air de faire la bringue là ? Tu confonds les nuits blanches et les insomnies… à ton âge tu devrais faire la différence !
- Ben alors désolé. Je vais aller me coucher je suis super crevé. Ces derniers jours étaient un peu déments.
- Pas si vite mon cher ami. Prenez donc le temps de vous asseoir, je me ferai un plaisir de vous offrir un dernier verre. Une telle escapade mérite bien un petit after non ?
- J’ai vraiment pas très envie maintenant… J’ai encore la tête qui tourne.
- Je ne t’obligerai pas à boire Papa. Mais toi et moi il faut qu’on parle un peu.
- Laisse moi aller dormir maintenant…
- Tu ne penses qu’à ton confort ! Sous prétexte que tu as passé 50 ans tu te crois tout permis, tu penses que tu as le droit de partir comme ça sans prévenir ?
- Je suis plus un gamin non plus…
- T’es encore sous notre toit papa, et tu as des devoirs. Et je te rappelle que c’est encore moi qui paye ta retraite, et que ça va être comme ça pour les 40 prochaines années au moins. Alors à ta place je ne ferais pas de zèle. Et sans tes excès dans les années 70 on en serait peut être pas là financièrement. Alors la moindre des reconnaissances ce serait peut être d’être présent, pour nous. Un peu plus longtemps.
- Mais le père du voisin, il est parti depuis longtemps, et il est plus jeune que moi!
- Oui le père du voisin ! Tu parles d’un exemple. Si tu prends exemple sur des types comme lui tu vas pas aller loin !
- C’est pas juste lui, dans le club de vélo il y en a plein qui passent leur temps en dehors de chez eux, et rien que cette année il y en a 2 qui sont partis encore. Et leur femme et leurs enfants ils les laissent tranquilles.
- Une bande d’alcolos qui picolent encore plus que moi, tu parles d’un modèle ! C’est ça qui te fait rêver ? Faut changer de références Papa. Je vais te présenter des gens fréquentables moi. Et qui savent apprécier la vie.
- Même mon père à mon âge il était déjà parti d’abord.
- Ah oui ? C’était il y a 30 ans. Je crois bien que les temps ont changé depuis.
- Les temps changent toujours dans le sens qui t’arrange…
- Et ta mère ?
- Le langage de djeuns j’y crois pas…
- Ne réponds pas comme ça à ton fils ! Et ta mère, et toi-même, ça vous rendait heureux peut être quand il partait comme ça, si longtemps ? Et vous n’aviez pas de nouvelles… Et il a fini par se casser, et il est pas revenu… Tu ne te souviens pas des soirées de veillée à attendre des nouvelles ? C’est ça que tu souhaites pour ton fils maintenant?
- C’est comme ça, c’est du passé, on y changera rien. Ca sert à quoi de resservir des vieilles histoires comme ça ? C’est pathétique.
- Mais l’histoire se répète, sans cesse. La vie des hommes a toujours la même gueule. Le même début, la même fin… Mais pourquoi refaire les mêmes conneries ?
- C’est pas des conn…
- Et je vais dire quoi au fils du voisin moi ? Ca fait 15 ans que je lui balance que mon papa est un super héros, que le sien vaut rien à côté… Il va me faire passer pour un gros mytho dans le quartier si tu continues à te casser comme ça, et si tu disparais du jour au lendemain.
- Ben oui ça c’est un vrai problème fiston… mais fallait pas y raconter des salades au morveux d’en face non plus.
- Le pire c’est que j’ai presque pas eu à lui en raconter pour lui faire croire que tu étais un super héros…
- Ben oui mais son père est un vaurien… forcément c’était plus facile
- Son père était un vaurien, mais si tu continues comme ça tu vas pas tarder à lui faire de la compétition !
- Oui ben ça va quand même là ! C’est la vie aussi ! C’est pas parcequ’on s’absente un peu qu’on est un looser. Ca arrive à tout le monde.
- Personne n’est à l’abri d’une connerie. T’as le droit de planter, et j’ai le droit de t’engueuler aussi. Bon et c’est quoi ces papiers là, encore une convocation ?
- Non fiston, c’est mes résultats
- Tes résultats ? Fais voir. J’ai presque peur de regarder maintenant… Si c’était brillant tu serais pas resté si longtemps là bas.
- Ben regarde, tu verras. De toute façon que tu regardes ou pas les résultats seront les mêmes.
- Ah ouais ? Peut être que si je regarde l’enveloppe encore 20 minutes en grognant, les résultats vont s’améliorer non ? Tu faisais ça avec mes bulletins de note…
- Oui… l’efficacité était en général limitée…
- Bon alors j’y vais. De toute façon au point où on en est.

Le fils ouvre l’enveloppe en soupirant, la main sur le front, avec une intensité dramatique exagérée. Son il rend son expression caricaturale pour masquer son inquiétude réelle, et sa main essuie les gouttes qui coulent sur ses tempes. Ses yeux parcourent frénétiquement les lignes noires. Il pose le papier sur la table basse, soupire, lève les yeux vers son père.

- Bon, je m’attendais à pire Papa. Il y a du mieux par rapport à la dernière fois non ?
- Ben on m’a dit de poursuivre mes efforts. C’est pas encore top mais bon…
- Oui ça je peux le voir merci, tu seras pas encore au tableau d’honneur… t’es à nouveau convoqué la semaine prochaine ?
- Oui j’y retourne avec le chef du département cette fois ci.
- J’espère qu’il saura te prendre en main celui-ci… il y en a tellement qui ont essayé. T’es un terrible tu sais !
- Ben il a l’air d’avoir pas mal d’espoir pour mon cas…
- Puissent ses espoirs se concrétiser… je suis plutôt fier de toi en tous cas Papa, tu as fait des efforts.
Il referme l’enveloppe et la rend à son père.
- Je te laisse la ranger avec le reste de ton dossier médical… J’espère que c’est un des derniers que je lis.
- Ben j’espère aussi, mais tu sais bien qu’il y en aura d’autres. Et que je devrai repartir. Et plus longtemps, et plus souvent…
- Oui enfin pour ce genre de conneries le plus tard sera le mieux. Qu’est-ce qui est si formidable là bas pour que tout le monde y finisse? Raconte moi ça m’intéresse ! J’espère au moins que tu prends ton pied pendant que je me fais ce sang d’encre dans mon fauteuil! Dis moi ce qu’on te donne là bas que t’as pas ici !
- Ben pas grand…
- C’est les produits qu’ils te filent ? J’espère que tu prends pas des trucs dangereux… qu’est-ce qu’ils te refilent les gens là bas ? Il y a tellement de saloperies qui circulent dans les hôpitaux… Tu regardes bien ce qu’ils te filent hein ?
- Non fiston te bile pas ils savent ce qu’ils me donnent…
- Ah oui ? Alors tu planes bien là bas ? Tu tripes c’est ça ? C’est pour ça que t’y retournes ?
- Des fois c’est pas mal mais…
- C’est les filles peut être ? Ils t’envoient des infirmières sexy c’est ça ? J’en étais sûr…C’est des infirmières en mini jupes qui te font des piqûres de morphines. Que veux-tu que je fasse contre ça moi…
- Il n’y a pas que ça…
- Remarque dit comme ça c’est plutôt sympa le cancer, je vais peut être m’en trouver un. Tu m’emmènes la prochaine fois ?
- Nan mais n’importe quoi t’as pas du tout, du tout l’âge !
- Comment ça, il y a un âge pour être branché ?
- Ben je crois oui. Et il y a cinq minutes tu me disais qu’il valait mieux pas refaire les conneries ancestrales… Alors ça serait peut être mieux que tu restes un peu sage. Si tout le monde pète les plombs en même temps ici, Maman va peut être pas apprécier…
- C’est sûr… d’un autre côté, c’est elle qui a montré l’exemple… C’est elle qui a déconné en premier.
- Alors tu vois j’avais un bon exemple sous les yeux !
- Nan nan Papa tu vas pas t’en tirer comme ça. Tu sais très bien que quand maman est partie elle t’a dit gentiment de lui foutre la paix pour un très long moment, et de la rejoindre aussi tard que possible. Oui tu la suivais partout, mais là bas tu peux la laisser tranquille, elle a tout ce qu’elle veut sur place.
- Ben oui mais elle me manque…
- T’inquiète, elle va rester là bas super longtemps, même si t’attends 20 ans pour la rejoindre t’auras un beau bout d’éternité à partager avec elle. Relativise un peu quoi. T’es pas le centre du monde. Merde, pourquoi faut que vous soyez si impatients à votre âge ?
- On fait ce qu’on peut fiston, chacun fait ce qu’il peut. Dans la vie faut savoir partir, et faut aussi savoir laisser partir.
- Il faut aussi penser à ceux qui restent…
- Tu crois que ça m’amuse de te laisser là ? Quand t’étais gamin ça me faisait mal au bide de te laisser le matin pour aller bosser. Faut se dire qu’on fait des choix, qu’on fait de son mieux, et que pour le reste, on a pas le choix. Alors quand on a pas le choix on a rien à regretter… On a pas de raison d’être en colère…
- Oh si, il y a plein de raisons ! Enfin non, peut être qu’il n’y a pas de raison, mais j’en ai rien à cirer ! En novembre il fait un temps pourri, et la nuit tombe plus vite. C’est chaque année, c’est irrémédiable, c’est la vie. Et pourtant ça fait chier gravement, et on se plaint, et on se serre les coudes et on se tient chaud jusqu’au printemps… Alors oui, je me plains que ce soit l’automne, et j’ai le droit !
- C’est con, mais je suis plutôt heureux que ça te foute en rogne… ça veut dire qu’on a au moins passé un bel été ensemble. Ce serait triste si on pouvait laisser le passé derrière soi comme ça, sans qu’il nous manque un peu.
- Facile à dire pour toi t’as encore le sang gorgé de psychotropes… Moi aussi si j’avais des infirmières en mini jupes pour prendre ma température, et des drogues en libre service, j’aurais des pensées positives sur la maladie !
- Patiente un peu fiston… Les antalgiques puissants sont un des rares privilèges des malades et des vieux ! Laisse leur donc ça encore quelques années. Contente toi du sexe. Je t’assure la morphine c’est pas beaucoup mieux. Tu as tout le reste. T’es beau, fort, intelligent, couillon comme pas deux…
- J’ai un père qui fait les 400 coups à l’hôpital, qui s’en va sans prévenir, et qui rentre de plus en plus tard, et dont les résultats sont encore plus que médiocres…
- Oui mais ce soir il est rentré. Alors pourquoi on passerait ce temps là à se prendre la tête ?
- Tu as raison. On devrait plutôt fêter ça…
- Voilà ! Allez partage un peu mon whisky veux-tu ?
- Haha ! Non Papa, toi tu vas te coucher maintenant ! Tu as besoin de repos, tu es en pleine croissance.

Le père soupire et tourne les talons, les épaules basses. Il retourne vers sa chambre en grommelant…

- Couillon !
- J’ai parfaitement entendu papa ! ».

samedi 30 octobre 2010

Les tendres visages d’un poison violent.

Accumulation de névroses futiles, stupides et potentiellement dangereuses, mais absolument nécessaires à mon existence.

La gorge engoncée dans une cravate noire, étouffant sous un parfum discret et anonyme, transpirant un mauvais café, je parle avec une efficacité stoïque à une assemblée sans couleurs. Sur mon visage défilent des expressions apprises. Mon esprit assemble machinalement des mots et les envoie, à la chaîne, subtilement modulés par des intonations faussement humaines, vers cet auditoire ruminant. Je m’étonne de la pérennité de cette mécanique, qui jour après jour se met en branle, et ne se grippe pas. J’appréhende le dysfonctionnement attendu de cette improbable supercherie. Le masque tiendra-t-il une heure de plus ? Encore cinq minutes, et je pourrai sortir, respirer. Je m’imagine acteur, je m’invente des jeux pour tenir quelques instants de plus. La matinée entière peut être. Et puis parfois, subrepticement, le regard se trouble. Le temps d’aller chercher un document dans ma valise, une expression douloureuse déforme mon visage, je fais mine de ne pas retrouver le document recherché, je gagne vingt secondes sous la table, lâche un soupir, me mords les lèvres, et remonte à la table, impassible et souriant froidement.
Et à la pause, dans les toilettes, je me dévisage, accroché au lavabo. Tremblant sous l’effet du café, j’observe mon visage et je n’ai pas changé. Le masque est transparent, les cernes sont réelles, et ma voix modulée n’avait rien d’humain. Je pense à ma respiration, ma poitrine semble ankylosée.

Je m’efforce d’orner le masque de quelques moues de rigueur. Je le quitte rarement ces derniers jours. Pour la crédibilité de la chose, je le décore. Des sourires et des attentions, des mots d’esprit, des politesses à la pelletée. Parfois même je feins la compassion devant quelque plaignant. Cet apaisement de surface finira peut être par imprégner un peu plus profondément mes chairs…
Je parle de la pluie et du beau temps, et juste sous ma peau, je sens des lames qui tranchent lentement. Et sous mon discours désincarné, je me répète mille arguments pour me convaincre de l’absurdité de mes douleurs. Ils m’apaisent, dix minutes, et puis je les oublie et la lame tranche encore.

Je n’avais pas dormi la nuit précédente. En moi tournait un typhon infatigable, glaçant mes veines, me secouant, éclairant ma chambre de lumières crues et froides. Je me suis retourné des heures durant dans mon lit, prisonnier de mon impuissance comme d‘une camisole.

Mes ébullitions capricieuses n’y firent rien, au matin rien n’avait changé. Etrangler mon oreiller n’avait pas apporté d’amélioration particulière, pas plus d’ailleurs que les morsures répétées dans les draps éventrés. Toujours ce typhon dans mon ventre, et ses cris lancinants qui couvrait mes pensées. Des cris, du silence, quelle est la différence ? Le manque, toujours là, le sommeil en moins, et la rage d’avoir recommencé. La honte de m’être à nouveau infligé, stupidement, cette torture volontaire.

Après quelques luttes, sauvé par l’inconscience et l‘abandon, je parviens à m’endormir paisiblement. Et puis dans la nuit j’ouvre un œil, et il est là au chevet du lit. Observant fixement mon sommeil illusoire, un sourire de dédain au coin des lèvres. Et il s’impose, chassant les rêves doux qui fuient à son approche. Silencieux, les yeux dans mes yeux, le poison est là. Il m’enserre le cœur et dans sa main froide le fait battre. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, et sans jamais quitter mon regard.

Mais je me suis levé, automatiquement, hypnotisé par mon poison. J’ai pris mon typhon par la main et nous sommes allés travailler. La routine pour nous deux. Le poison, le typhon, la cravate noire, le masque poli, et le temps passera, trop lentement, distillé… Et dans chaque minute qui coule, ce poison concentré.

Parfois je reste éveillé, chez moi, à mon bureau, au petit matin, scrutant la lune d’un œil anxieux. D’un œil vide et fou sous lequel coulent des cernes profondes et sèches. D’un oeil et qui s ‘exorbite sur un écran qui éclaire mon visage d’une lumière livide.
Je me divertis dans ces rêveries d’une nuit passionnée avec un téléphone, l’allumant toutes les dix minutes, attendant qu’il crache enfin ces quelques mots que j’attends. Je le torture, grattant de mes ongles son écran lisse et mort, le secouant comme mes fièvres me secouent. Plus d’une fois j’ai failli l’exploser contre un mur… Mais il faut préserver la vie des otages dont on espère des aveux…

Ce n’était qu’un exemple, je pourrais en citer cent comme celui-ci. Cent choses dont j’ai besoin, cent choses qui me hantent à me rendre malade, chaque jour. Et chaque jour l’une d’entre elle est si forte qu’elle pénètre chaque cellule de mon organisme. Je la vaincs, au prix de quelques fièvres, et c’est sa sœur qui m’attaque, puis sa fille et puis son ombre. Ainsi passent les jours.

Depuis des années, je m’interdis strictement de grimacer sous la pluie. Chaque averse est prétexte à ce défi puérile. Je traverse, sans expression, et je reste insensible à l’eau qui coule sur mon visage.
Que pourraient quelques rictus contre les éléments ? Un visage déformé est-il moins perméable ou moins sensible ? Je vois dans cette discipline l’embryon d’une victoire sur les douleurs que je subis. Je n’ai pas la même sagesse face aux intempéries qui sévissent sous ma peau.

Ces chemins de croix sont des sentiers cachés, des raccourcis ou des détours, peu importe, que j’empreinte vers le bonheur. Si j’ai tant de peine, est-ce à dire que je monte? Enfant je rêvais des heures durant devant les calvaires de pierre et de dentelle qui fleurissaient dans les landes bretonnes…

Combien de ruines sous le moindre château? Combien de guerres l’ont terrassé? Combien de fois à nouveau fut-il reconstruit, et avec cette obstination maladive et risible, à ce même endroit si vulnérable, où nécessairement l’ennemi reviendra, où il restera la proie facile des boulets lourds et froids…
Ainsi je me reconstruis, des même matériaux si fragiles, perpétuellement. Et sur ce même sol meuble et dans lequel s’enfoncent, lentement mais inexorablement, mes fondations. Je sens sous la plante de mes pieds monter la chaleur de l’enfer. Je garde le nez en l’air, m’étirant comme une guimauve… Toujours les mêmes douleurs, les mêmes questions, les mêmes erreurs, les mêmes errances.




Je me persuade souvent, peut être pour me consoler, qu’il ne pourrait en être autrement. Sans ces névroses et sans ces addictions, qu’adviendrait-il de moi ? Sans ce typhon rugissant dans mes veines, quelle triste brise ferait tourner mon sang ? Là où flotte en général la fragrance étouffante de mes poisons chéris, saurais-je supporter un air pur et frais, aseptisé ?  
Je diminuerais certainement, très lentement, tel une baudruche percée, sans consistance, sans tension, sans pression.

On se dit qu’un jour on s’habituera à ces absences, au vide, au manque, à l’insatisfaction latente. On s’accroche à la conviction que la raison reviendra, qu‘elle croît avec le temps. Que l’adolescence paresseuse ne fait que s’attarder en peu dans un recoin de nous. Un jour certainement, le corps se contentera de peu et l’âme heureuse se complaira dans ses rêves, autant que dans ses souvenirs, et restera sourde au chant de ces mille sirènes.
Mais les jours passent. L’addiction s’amplifie, martelant ses revendications, se débattant, nous prenant en otage.

Mais ce poison c’est moi et rien d‘autre que moi. C’est mon lot, la vie que j’ai reçue et je n‘en aurai d‘autre. Cette faiblesse, c’est moi aussi, cette douleur, c’est la preuve de cette vie.
L’énergie de la chute, me propulse à travers les jours, d’abysses en amours, je tombe encore comme je tombai souvent, avec la plus grande des convictions, avec enthousiasme parfois, avec gourmandise. On me plaint, et surtout on me juge, on me prend en pitié, victime de mon immaturité. Mais jamais je ne me suis plaint de ces poisons là.
J’ai craint oui, et je me suis plaint souvent, lorsque seul au matin, le ventre vide de typhon et le cou déserté par l’odeur des poisons, je me levais trop froid, et que la lune blême me laissait insensible.
Car quand viennent les poisons s’envole aussi mon âme, et apparaissent autour de moi des bonheurs trop intenses pour les raisons trop sages. Alors je vole, dans mon typhon, loin très loin derrière la façade humaine du masque, vers des plaisirs divins que je paye en nuits blanches.

Et ces plaisirs là, ce bonheur là, c’est la joie à laquelle j’ai droit. C’est le bonheur qui m’est alloué. Osez m‘apprendre, si votre temps ne vaut plus guère, à vivre autrement, à aimer autrement.

Voici la vie, cette matière embrasée. Je n’ose l’étouffer. Je m’endors encore dans la noirceur incandescente de mes amours, et à la douleur des nuits d’absence,
Demain leur succèdera une aube souriante, elle aura le visage tendre d’un poison violent.

vendredi 8 octobre 2010

Mémoires d'oreiller

Mémoires d’oreiller

Couplet 1
Au matin tu t’en vas et moi je reste seul
Je regarde le lit que tu viens de quitter,
J’écoute le silence, faisant taire mon orgueil
Dans la tiédeur sans joie des draps ensoleillés.

Chaque nuit dans tes bras me laisse retourné
Tu m’as serré, étreint, embrassé, rejeté.
Ta chaleur doucement quitte la chambre lasse
L’empreinte de ton corps déserte ma surface.

A peine réveillé tu m’as abandonné,
Les yeux à demi clos, et sans rien expliquer
En un juron ou deux, le sort était jeté.

Refrain 1
J’ai pourtant partagé tes joies et tes douleurs,
J’ai senti contre moi couler tes larmes chaudes,
Je caressais tes joues agitées de sanglots !

J’ai compté avec toi les heures des nuits d’angoisse,
Et toi tu m’ignorais, contre moi, sans dormir,
Les yeux fixant le vide et pensant à un autre.

J’ai entendu aussi aux soirs de ton enfance,
Mille contes et histoires et autant de voyages,
Et que nous poursuivions, tous deux, toute la nuit.


Couplet 2
Chaque jour les jurons et le même abandon,
Je hante un lit défait, drapé de souvenirs,
Je attends là comme un con, et sans autre ambition
Je ne t’en veux même pas, et je me fais sourire.

Sans connaître mon crime j’accepte ma peine :
Tes excès, tes départs, ton mépris, ton oubli,
Tout ça m’est bien égal, je connais cette scène
Je connais tes excuses et tes beaux alibis.

Parfois des jours durant tu restais près de moi.
Mais tu n’arrivais pas à feindre le bonheur.
Ce n’était pas ta place, ce n’est pas mon rôle.


Refrain 2 :
J’ai connu des outrages quand tu m’as partagé
Sans un mot j’ai vécu des nuits inavouables
Et puis ta solitude, si cruelle au matin.

Tu revenais vers moi, j’acceptais en silence,
Tu respirais très fort, la tête au creux de moi,
Pour retrouver un peu du parfum de la nuit.

J’ai reçu tes secrets, tes belles confidences,
Si cachées que toi-même tu les as oubliées.
Des « je t’aime » étouffés, des rêves évaporés.

Couplet 3 :

Quand tu n’as plus le choix tu reviens près de moi.
Quand usé, épuisé, tu ne sais où dormir,
Sur mon cœur tu t’effondres et si j’avais des bras,
J’enlacerais ce corps qui ne veut plus souffrir.

J’ai trouvé là ma place parmi d’autres objets,
Avec pour seul espoir des bonheurs éphémères.
Alors secrètement je bénis les hivers
Qui te ramènent au creux de ce grand lit défait.

Un jour enfin tu resteras
Auprès de moi mais ce jour là
Mes tendres soins ne sauront pas
Ranimer ton corps trop froid.


Refrain 3 :
Je me souviens aussi des jours de fortes fièvres,
Ton corps de tout son poids, bouillant et m’écrasant,
Et ta respiration pénible et besogneuse.

J’essayais de t’étreindre, mais toujours sans succès.
A ma douce chaleur tu préférais les drogues,
Tu repartais malade et revenais mourant.

Je me souviens des jeux, et des combats d’enfants
De ton rire léger et qui ne changea pas
De ces folies sans âge auxquelles tu me mêlais.

Epilogue :
Quelques fois nous partions, tu me mettais en boite,
Et puis tu m’arrangeais, tu me voulais plus beau,
Tu me rêvais plus jeune, rebondi comme antan.

Mais bien sûr l’illusion très vite s’effaçait
Mon pauvre vieux sourire venait orner ma face,
De cet air débonnaire qu’ont les vieux oreillers.

Mais va-t-en mon ami, encore ce matin !
Je ne t’en voudrai pas, je ne suis pas tout seul,
Je fréquente en secret un très beau traversin.

vendredi 1 octobre 2010

Les vies brèves

Les vies brèves

Il tortille entre ses doigts un briquet sans valeur. Observant d’un œil anxieux le large boulevard qui s’étale devant lui, son visage se crispe et ses mains s’agitent frénétiquement sur le briquet. Il a toujours détesté les terrasses des cafés parisiens, et ce matin son exaspération se nourrit des clichés réunis à sa table. Rien n’est à sa place. L’air est froid, chargé de quelques courants irrespirables émanant des radiateurs extérieurs. La lumière d’un soleil trop cru se reflète sur la table et l’agresse, ses yeux non plus ne sont pas à leur place dans leur orbite. Il aimerait pouvoir les retourner et regarder l’arrière de son crâne, sombre et tiède.

Cigarette au bec, il soupire avec énervement devant ce café noir ridicule, ce verre d’eau dont il sait déjà qu’il haïra le goût, trop froid, trop fade. Un journal inintéressant déborde de la table, et ses pages tournent, plongeant dans le fond de café brûlant. Toute la frustration de la banalité consciente se mêle à la fraîcheur du matin, pour le saisir à la gorge. Il suit du regard les gens pressés, dont s’échappent quelques vapeurs aseptisées. Il remet puis ôte à nouveau des gants inutiles qui gardent au-dedans le froid de ses mains. Il a déjà fait ce geste quatre fois depuis qu’il s’est assis ce matin. La foule qui se densifie obstrue sa vision, il se contorsionne sur son siège pour observer l’autre côté du boulevard. Rien à faire, l’irritation le baigne.

Le niveau des heures inutiles monte implacablement. Froides, verdâtres, troubles, elles s’infiltraient depuis quelques jours par le moindre interstice de son emploi du temps. Il avait jusqu’alors tenu bon. Mais la brèche semblait aujourd’hui trop largement ouverte, et l’ennui s’engouffrait en lui par vagues déferlantes. Devant ce mur de vide, il baissait les bras.

De l’autre côté de la rue, derrière les caniveaux souillés, derrière les flaques, les bus bruyants et puants, derrière la poussette qui bloque le trottoir et les vieilles qui discutent avec leur caniche, il apercevait la vie. Dans le grand magasin aux vitrines colorées, les sons, les odeurs, les saveurs, les visages et les expressions dansent frénétiquement. Le chaos bien orchestré s’étale en devantures, et la vie vous regarde comme un chiot en cage. Chacun son but, sa mission, tout est aussi évident qu’imprévisible. Lui est là, figé dans les heures inutiles, hypnotisé par l’épilepsie ordinaire du monde.

Il y a goûté, il s’en est gavé, il en est privé.

Pour la première fois il est arrêté, et mène ce matin le combat que ses cauchemars préparaient. Il pourfend le silence. Pas celui du monde, le sien. Bien sûr rien ne fait taire la voix de ses pensées. Mais quelques pensées, aussi révoltées soient-elles, peinent à trouver écho dans ce désert. L’écho pour la survie, le dialogue pour une raison de vivre. Mais lui est plus loin encore.

La journée passe, et il a combattu tout le jour un mal être latent. Certainement une sorte de pancréatite aigue, quelque chose de digestif. Ces douleurs que l’on ressent lorsqu’on a rien à manger, et que l’estomac broie douloureusement et consciencieusement du vide. Il met alors dans ces inflammations toute sa colère impuissante, sa révolte vaine. Si les estomacs vides ne sont guère éloquents, ils savent se faire entendre.

Au jour mourant, son errance le mène à nouveau sur le boulevard. Un dégoût le saisit lorsqu’il aperçoit à nouveau la terrasse du café. Il s’assoit juste à côté, sur le bord du trottoir. A ses pieds voyagent des mégots et des feuilles d’érable. Sur les tables, des journaux trop grands, des cafés trop chauds, des verres d’eau trop froids, des gants inutiles et des briquets de valeur. Il sourit dans son caniveau.
Les couleurs du boulevard dégoulinent et meurent, d’une mort vulgaire, dans les égouts de paris. Elles sommeillent un temps sur le trottoir où la pluie les a charriées, et peu à peu s’éteignent dans la lumière orange et plastique du soleil couchant. La vie s’enfuit aussi, aspirée par la bouche du métro, qui la recrachera au matin. Le boulevard démaquillé reprend son vrai visage, discret et pathétique comme celui d’une grande femme triste, mêlant le gris de la pierre à celui de la nuit.
Sur les vitrines s’abattent en fracas des rideaux de fer. Les visages des poupées se figent. De l’épilepsie joyeuse du matin ne restent que quelques bruits sourds sur le pavé humide. La lumière blafarde des phares des voitures traque les rôdeurs du soir. La vie, à l’aube toute puissante, s’enfuit comme un rat, misérable et honteux.

Des flaques reflètent les néons des enseignes, troublées par quelques pas pressés. Voilà ce qu’il reste de la grande entreprise. Des reflets, des vapeurs, des ombres grises, pas grand-chose de glorieux. Des vitrines, et puis plus rien, des stocks, des boites, des promesses et des souvenirs. Sur la vitre des devantures éteintes, son reflet, fixant la vie blessée sur le trottoir. Il voit passer dans son dos des silhouettes. Il croit reconnaître les acteurs qu’il admirait au matin. Ils vont se démaquiller, leur costume sous le bras, leur masque dans un sac. Mais sous le masque, rien du tout, pas de musique, pas de couleur, pas d’odeur. Une tonalité d’absence. La folie meurt proprement, sans laisser de trace. Et demain tout reprendra, pour des semaines, des mois des années, invariablement. Et les jours s’écouleront, faibles et indistincts, et des vies fatiguées, s’amenuisant au fur et à mesure, disparaîtront sans même qu’on s’en rende compte.

Quelle différence, après tout, dans ces morts là ? Quelle différence entre ces vies ? Il y a les vies longues et diluées, un peu pâles et un peu tièdes, au goût discret, et les courtes et fortes comme ces cafés ridicules, qui se dilueront plus tard peut être dans le souvenir qu’elles laisseront. Sur ces flammes là, trop d’oxygène aura soufflé, et le bois passe trop vite du rouge sang de la passion au gris morne des cendres. Et le monde autour d’elles tiédit au ralenti, s’étouffant dans la fumée des vies brèves.

Dans tous les cas, qu’y a-t-il de plus que cette image dans sa tête et quelques mots pour la décrire ? La vie est un étrange état de délire perméable, de drogue alimentant un complexe mécanisme de représentation. Elle monte en neige, très vite dans nos esprits, et six milliards de centres du monde paradent au centre de six milliards de mondes imaginaires. Et au jour de la fin, la vie montée si haut s’échoue en vaguelette. A peine mouille-t-elle le sable un instant, puis la mort aride en efface les dernières traces.
Et pourtant, cet état de parfaite fragilité, d’insignifiance presque totale, d’illusions violentes et de compréhension si bien feinte par quelques bons acteurs, est une chimère d’une vigueur, d’une force et d’un équilibre parfaitement improbables.

Il avait choisi une vie brève, il voulait aller à l’essentiel et avait toujours été très impatient. Le trivial viendrait plus tard, il l’avait décidé très jeune. L’ennui, la routine, le sommeil, les conventions, il les avait entassés des années durant dans un recoin de la fin de sa vie. Sa raison passait des semaines menottée aux barreaux d’un radiateur, dans sa cave, et le repos tremblait à côté, sur une chaise électrique. Aujourd’hui malheureusement, il lui semblait qu’il avait entassé trop de choses triviales, et que le gros tas d’ennui qui s’élevait devant lui commençait à le submerger. Il n’était pas en colère, ni surpris d’ailleurs. Il savait que ce jour arriverait.

Il entre dans la cave, la porte se referme. Que laisse-t-il derrière lui ? Que reste-t-il devant lui ? Une longue plage de fatigue et de désillusion. Il ignore encore s’il trouvera le courage de la traverser.

Peu importe.

Il y a goûté, il s’en est gavé, il n’a plus faim.

vendredi 27 août 2010

Train de nuit

I
Sur un quai surpeuplé de visages esquissés,
Quelques indifférences se dressent égarées.
Scrutant la fin du monde sur tableaux lumineux,
Les âmes démissionnaires hantent les quais brumeux.
La vie déverse ici son flot de déserteurs.
Ces foules marginales s’évaporent en douceur,
Lorsque soufflent les trains sur ces êtres légers,
Qu’ils envolent très loin de leurs vies périmées.

Je colle mon visage contre la vitre froide. La fatigue est un sifflement amer dans ma tête. Au travers de mes pupilles dilatées, le flot flou des gens s’écoule sans jamais fixer mon regard. Je m’enfonce doucement dans un silence grave. Le bourdonnement incohérent du quai se fait lointain, il résonne pourtant encore dans la carapace parfaitement vide de mon corps. Déjà je n’appartiens plus à ce jour. Pourtant à une vitre de moi, à deux millimètres de verre sale de mon corps, un monde encore survit. Vingt personnes se tiennent là et pourraient caresser mon visage. Mais je n’existe pas, déjà je m’en vais.
Le train brise ses chaînes dans un bruyant effort, et lentement s’extirpe de ce quotidien sombre. Les visages comprimés défilent et se mélangent, ils se diluent en longues traînées sur la vitre. Le train accélère. Je ferme les yeux et j’imagine le monde qui passe et change à la fenêtre. L’ancre est levée, la vie s’ébranle. Quelques vains effets dans un sac, le reste à l’agonie dans un passé sédentaire. La gare rétrécit derrière moi, et le quotidien comprimé étouffe peu à peu dans la gare qui disparaît.
Quelques vapeurs nostalgiques montent dans le crépuscule. Il me semble parfois qu’on appelle mon nom. Je me retourne alors et me penche à la fenêtre. Sur le quai la foule a repris son bourdonnement. La disparition ne sauve pas de l’oubli.
Je m’engouffre avec délectation dans le noir de la nuit, et cri rauque du train étouffe mes pensées.


Le train de nuit roule, implacable,
Ses roues de métal dans la nuit froide
Broient inlassablement le noir des heures,
Il avale, insatiable, la nuit désertique,
Traversant le mur noir qui s’élève devant lui,
Il brise une à une les chaînes du passé.
Il s’élance dans le vide
En chute libre vers des jours incertains
Un vertige délicieux emplit mon corps.
Prisonnier consentant de la fuite du temps,
Je voyage en aveugle
Et je suis l’impuissant témoin
Du combat qui se joue à la frontière des jours.
Des spectres tenaces s’accrochent aux roues du train,
Nous accélérons encore…
Le vent arrache aux spectres des lambeaux translucides
Qui se posent aux branches nues des arbres endormis.
Le long bras de fer pointe un doigt vers le futur.
Un sifflement transperce la nuit
« En route ».
Je m’endors

II
Je dors à la dérive sur le temps déchaîné,
Parfois sur un îlot je joue les naufragés.
Je s’éveille en sursaut, et cherche des repères,
Le sol, le ciel, les murs que l’on heurtait naguère,
Mais le décor s’enfuit, et la scène s’échappe
Et on ouvre au hasard une nouvelle trappe,
Vers de nouvelles fièvres et vers d’autres vertiges,
Et le temps accélère, et le rêve nous fige.

Des paupières craintives s’ouvrent sur des landes improbables. On se sent étranger, presque autant que chez soi. Encore quelques kilomètres de rêveries. Il finira par arriver, ce pays familier que l’on reconnaîtra. Reconnaître avant de connaître, croire en l’existence de ce lieu. Il doit forcément y avoir mieux, ailleurs, plus loin et plus tard.
La bande des paysages se déroule toujours. Je cherche les yeux fermés ce passage gracieux, cet air connu que j’ai en tête sans pouvoir l’identifier. Alors je descendrai. Les décors successifs viennent les uns après les autres entourer mon reflet sur la vitre du wagon. Il se pare, sceptique et insatisfait, de forêts et de lacs, de friches industrielles, de villages superficiels et de cités dortoirs.
Les tableaux qui se peignent autour de mes traits éveillent parfois en moi des chimères enterrées. Leurs visages déformés remontent du fond des âges. Parfois c’est une voix, une odeur, anonymes, qui sort de terre et surgit devant moi. Et puis elles retournent mourir dans ma mémoire écorchée.

De port en port, de naufrage en chimère,
Je flotte entre deux vies, porté par des courants oniriques.
Quelques escales folles sur des îles improbables,
Où des mondes impossibles m’assaillent et me saisissent.
Le tremblement, le bercement, les ruades
Les cabrioles, les soupirs, les altercations,
Les langues nouvelles qui jaillissent,
Quand je heurte de nouveaux quais…
La vie froide et sauvage qui lèche les parois métalliques des wagons
Quand nous longeons de trop près des rives habitées…
Au chaud dans mon cocon je me métamorphose, indifférent.
Rien ne rentre, rien ne sort, que quelques impressions éphémères.
Dans la chaleur du train de nuit, un lourd bouillon m’emplit
Et en son sein macère mon essence en renaissance.
Le train de nuit accélère,
D’autres fantômes encore pendent aux arbres noirs,
Je les renie un par un, alors que mon passé s’éloigne,
Et les jette par-dessus bord, découvrant ma peau nue.
Le long bras de fer pointe un doigt vers le futur.
Grognant et ruminant
« Plus loin ! ».
Je me rendors


III
Réveil et arrivée
Vers :
Bientôt l’aube se lève sur l’horizon tremblant.
Les vallons escarpés et leurs sommets tranchants
Déchire le ciel noir qui saigne un sang livide.
Dans ces plaies apparaissent des lumières timides,
Des flèches orange et bleues, transpercent mes paupières.
La lumière dévale le long des coteaux clairs
Et rampant jusqu’à moi elle entrouvre mes yeux.
Le train s’immobilise dans un silence pieux.

Voilà donc enfin l’heure, voilà enfin le jour. Je n’ai pas le choix, il me faut descendre et affronter l’aube sauvage. Je pourrais crier, moi que le train accouche, mais en quelle langue dois-je crier ? Et qui pourrait m’entendre… Je n’existe pas encore ici, je n’existe plus là bas. Le monde sous mes yeux a cessé de tourner. La roulette s’arrête et la boule se fige. Voici le nombre gagnant du jour. Impossible de me rappeler ce que j’avais parié.
Je pose un pied sur le quai, le sol ne se dérobe pas, je suis bien arrivé. L’air qui m’enveloppe en brise fraîche confirme la fin de la nuit. Je décroche mes yeux de mes chaussures, et lève la tête. Courageusement je me décide à regarder mon sort nouveau.
Stupeur, quelqu’un sur le quai m’attend, son visage en face du mien apparaît quand je lève les yeux. Il me fixe. Je regarde à droite et à gauche, personne d’autre. Il me regarde bien.
Il me reconnaît… Comment fait-il ? Je ne me connais plus moi-même...
Il me parle à présent, il m’apprend mon nom, il me dit où je suis, il me dit allons y. Dans ses yeux je distingue mon nouveau visage. Je me plais ici, je semble beau et frais. De sa bouche j’entends des mots que j’aurais dit… Nous sommes nous déjà connus ?


J’ai du rêver de lui, son visage est en moi,
Mais au matin je crois il s’enfuyait toujours.
Le train de nuit jamais n’arrivait jusque là,
Et il me ramenait, drogué, dans mon lit vide et froid.
La foule me bouscule, je suis donc éveillé,
On me tire par la main, on rigole on se moque,
Je serre la main amie, endormi, incrédule,
Dans les rues qui sont nées de ce sommeil trop lourd.
Dois-je me forcer à croire que ces joies sont réelles?
Ne lâche pas ma main, tu vas t’évaporer !
Le train de nuit s’endort, épuisé et fumant,
Et ses essieux rougis refroidissent lentement.
Mes joues livides leur volent quelques chaudes couleurs
L’enfance nouvelle me fait le teint joli.
Sur le quai quelqu’un m’attendait.
Faudra-il demain encore partir ?
N’es tu qu’une autre escale ?
Sur le quai retentit une voix métallique.
« Terminus !!! »
Rugit-elle dans un langage universel.

mardi 3 août 2010

Les eaux troubles

Les eaux troubles


L’eau lisse du lac s’ouvre en silence sous la proue de la barque. Le bateau glisse sur la douceur veloutée d’un dimanche de mai. Le vert translucide de la surface se mue en bleu et blanc tremblants sous les rayons frais du soleil.

Autour de l’étang, les saules pleurent et les filles fleurissent. Les ombrelles et les marguerites colorent les berges d’auréoles blanches et rosées. Entre les lèvres d’amants alanguis s’envole doucement la fumée d’un cigare. Elle se fraie un chemin vers le ciel, serpentant un temps entre les branches des saules. Des rayons fauves apparaissent dans l’air trouble, colorant les visages pâles des adolescents. Au centre, le lac, indifférent aux ferveurs juvéniles qui l’entourent, conserve une immobilité froide et placide. Réfléchissant vaguement les amourettes qui se jouent sur ses rives, ses eaux troubles traversent le printemps avec une gravité accusatrice.

Engoncé dans son costume du dimanche, un galant maladroit s’aventure sur l’eau. Sous les ordres d’une intrigante colorée, il rame péniblement. Les yeux fixés sur l’eau sombre, il contemple avec fascination et effroi la rame qui disparaît dans l’onde noire. Son poignet frêle à l’autre bout tremble de trac. Un faux mouvement de sa part condamnerait la pauvre rame à des ténèbres incertaines.

Devant lui, sur l’autre banc, une femme bavarde. Les raisons de sa présence sont à ce jour obscures pour le rameur, dont l’esprit entier est occupé par l’étonnant miroir du lac. La lassitude de l’après midi aura engendré une faiblesse indulgente, la tentation du divertissement, le plaisir de se sentir agréable à une jeune fille… Sans doute un malheureux concours de circonstances dont la créature fardée aura eu le mérite de profiter.

Tentant de se déposer aussi négligemment que joliment sur son frêle banc de bois, elle profite de la distraction de son galérien pour arranger sa désinvolture, froissant ses jupons avec stratégie. Elle ajuste à sa gorge pure un ruban de velours rouge, et sa jeune poitrine palpite sous un bijou nacré. Le fille froide et poudrée, sous les caresses de la lumière du lac, se met soudain à luire. Sa peau rutile et embaume une fraîcheur aussi animale que virginale. Son innocence semble se perdre dans la solitude de cette embarcation, et à ses lèvres rouges perlent déjà les premières gouttes d’un audacieux poison. En gonflant sa gorge elle fixe du regard le maladroit qui la promène. Furtivement leurs yeux se croisent. Pour faire la conversation, il bredouille une ou deux phrases sur le printemps. Elle n’y prête aucune attention. A peine les a-t-il prononcées que la jeune fille se répand en un rire sonore et opulent, rejetant ses anglaises par-dessus ses épaules. Un instant désenchanté par la réaction improbable provoquée par ses paroles, le rameur replonge son regard dans l’eau trouble du lac, et sa main, faisant trembler son bras dans son costume serré, se crispe à nouveau sur la rame.

L’intrigante parle à présent sans discontinuité et avec beaucoup d’excès. Tantôt dramatique, tantôt comique, elle déverse dans la barque un torrent d’émotions artificielles. Ses envolées pathétiques se noient dans le silence environnant. Risquant un geste en dehors du bateau, le jeune homme, tournant presque le dos à sa passagère, se penche par-dessus bord pour observer de plus près l’étonnante surface. Il cale la rame, et alors que l’eau alentours s’immobilise, apparaît dans l’eau le reflet de son visage.



Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Quelque chose le dérange. Il ne se reconnaît pas, il lui semble qu’il a dix années de trop, le coup enserré dans cette lavallière. Une expression fausse se veut polie pour la jeune fille bavarde. Ce masque l’horripile.
Il touche de son doigt la surface de l’eau pour retoucher son reflet. Aucune de ces expressions nouvelles ne lui convient. Il ne parvient pas à obtenir un visage honnête. Le sourire, le regard enjoué, tout disparaît lorsque l’eau retrouve son immobilité.
La lame d’argent d’un poisson de rivière traverse sa joue et va se perdre dans la vase. Le flot continu des paroles de l’intrigante perturbe la clarté de l’image. Son agitation incessante trouble son regard dans l’eau. Un insecte flotte à présent sur son œil gauche. Machinalement il se frotte la paupière. L’insecte reprend sa route, l’œil tremble encore.

La barque à la dérive s’est immobilisée sur l’autre rive de l’étang. L’intrigante, stratège comme jamais, décrète avec entrain que l’endroit est parfait pour faire la sieste. Feignant de s’alanguir encore davantage, elle s’étend dans la barque alors qu’un concert de soupirs sensuels s’échappe de son corps en alerte. La déclaration de sieste, curieusement ne calme nullement son initiatrice, qui du fond de la barque fait avec tous ses membres d’immenses gestes. Le jeune homme, épuisé par ses émotions récentes, et heureux de pouvoir enfin mêler galanterie et honnêteté, obéit et s’assoupit bientôt.


Le bavardage de l’extasiée se fait indistinct. Elle parle certainement avec quelque voisine, plantée sur la berge ou sur une autre barque. Les yeux à demi clos, dissous vers le ciel, il se rend invisible aux yeux de sa passagère. Sous les ardeurs du sommeil il s’évapore. Au gré des balancements de la barque, les rayons du soleil jouent entre les branches des saules. Leur reflet dans l’eau illumine le dessous des feuilles. Le lac se projette au ciel, le ciel se projette à la surface du lac. Il flotte quelque part entre les deux.

Entre deux songes il ouvre une paupière. La barque est vide, il est seul. La dame blanche sautille un peu plus loin sur des feuilles des nénuphars. Elle tient son jupon relevé au dessus de ses genoux, et son rire moqueur ricoche à la surface de l’étang. Il se fait plus léger, plus improbable à chaque pas. Des carpes cuivrées jaillissent de l’eau, et saisissent au vol les éclats de voix. La bouche pleine de mots, les carpes rassasiées s’en retournent discuter dans les roseaux. A la surface règne enfin le silence. Le jeune homme referme les yeux, le vent qui souffle sur la lac emporte loin de lui toute forme d’agitation. Il imagine au loin dans les bourrasques les jeunes filles accrochées à leurs ombrelles, survolant les prairies dorées. Enfin un sourire se dessine sur ses lèvres.

Son sommeil est si profond qu’au réveil il lui semble que ses paupières sont collées l’une à l’autre. Un givre blanc étreint ses cils et scelle son regard. Frottant ses yeux du poing, il parvient à décoller ses paupières. Autour de lui un brouillard blanchâtre enveloppe la campagne. L’air blanc et froid qu’il respire lui redonne ses esprits. La barque est encastrée dans l’étang couvert de glace, la fille a disparu. Des pas dans la neige, s’éloignent de l’étang. Il ne reste d’elle qu’une bottine perdue, le talon planté dans la glace.

« On doit être en février. Début mars peut être. Je ne pensais pas dormir aussi longtemps. Ces parties de campagne m’ont toujours épuisé. Cette fille a du parler pendant des mois. Je savais bien que ça ne finirait jamais. Heureusement elle a fini par attraper froid. Il aura fallu un automne et un hiver pour calmer ses fièvres… »

Accoudé au bord de la barque, il observe la glace sombre qui recouvre l’étang. Il y a une sieste à peine, la surface de l’eau était fragile et perturbée, inconstante. La voici paisible et immuable, lisse et forte.

Sous la glace apparaît progressivement un monde verdâtre. Calme et profond, ce théâtre s’anime en silence. Des algues lentes se balancent imperceptiblement. Des poissons contemplatifs rêvent les uns contre les autres.
Il frotte de sa main le miroir pour mieux observer ce monde harmonieux. Il dépose sur la surface un souffle chaud pour tenter d’en enlever le givre. A quatre pattes sur la glace, il suit un poisson d’argent qui file entre les herbes. La glace est pure là bas, parfaitement transparente. Il lui semble qu’il marche sur l’eau, il lui semble qu’il flotte lui aussi entre les roseaux. La frontière entre l’eau et l’air est si fine que le silence a traversé la surface. Il emplit à présent toute la clairière où l’étang dort.

Sur la glace apparaît son visage. Plus de grimace, il est lisse, et ses traits sont détendus. Du bout des doigts il saisit la pellicule de glace sur laquelle son visage est imprimé. Il la décolle délicatement, contemple un instant son bonheur immortalisé, et la pose un peu plus loin dans la neige, sur la berge.
Un autre portrait apparaît sous le premier, un peu plus jeune, un peu plus lisse. Il s’en saisit et le range à côté du premier.
Une à une, il tourne les pages de papier glacé. Sous chaque image il en découvre une autre. Le voici enfant sur ce même lac avec ses parents, ici déjà jeune homme, torse nu dans les prés, ici beau comme une femme triste, songeur dans une foule d’anonymes.
Il empile sur la berge tous ces portraits de lui. Dans son enthousiasme, il ne sent pas mourir le jour, il ne sent pas venir le vent.
Pourtant les bourrasques déjà soufflent sur la glace, qu’elles emportent en flocons légers.
Les photos s’envolent dans la tempête de neige, et vont se planter dans les branches noires des arbres nus de la clairière. Levant enfin les yeux du miroir qui l’avait hypnotisé, il voit au loin son bonheur s’empaler sur les arbres morts. Il se lève pour rattraper les icônes en péril. Mais la glace affinée par la tempête se rompt sous son premier pas.

L’eau glacée le saisit à la gorge comme deux grandes mains très froides.

Il ouvre les yeux, saisit le bord de la barque, se hisse hors de l’eau et reprend sa respiration. Le mois de mai est encore là, dans toute son adolescence. Ce n’était qu’un rêve. Debout dans la barque, perché sur ses bottines ridicules, un rire trop familier éclate au dessus de lui.
« Mon pauvre ami, si l’on ne vous aimait pas pour votre maladresse pour quoi vous aimerait-on ? Vraiment, même le sommeil ne suffit pas à vous protéger de votre gaucherie. Il faut donc qu’une femme vous veille jour et nuit ! Vous êtes la proie d’une gentille rêverie, et vous vous jetez à l’eau pour lui échapper… Où donc courrez vous quand il vous faudra affronter le grand monde ? Pas bien loin mon cher, car heureusement je serai là… »

Accroché au rebord de la barque, il entend désolé, le regard vide, le discours triomphaliste de l’intrigante. Elle ne s’adresse pas à lui. Elle jette ses mots en direction de la foule des belles personnes, qui se dresse pour apprécier sa victoire. Elle ne le regarde pas. Les cheveux plaqués sur les tempes, une algue enroulée autour de son bras droit, il ne fut jamais plus grotesque. Son sang encore glacé par l’hiver de son rêve frappe dans son poing serré. Il sent sa main lâcher le bois humide de la barque.

Lentement il plonge.

Le silence emplit ses oreilles. Les rires moqueurs s’étouffent, la lumière qui le dénonçait s’éclipse derrière les nénuphars. Flottant dans l’eau tranquille de l’étang, il dénoue la lavallière qui lui enserre le cou. Heureux, il ouvre les bras et inspire tout e qu’il peut.
Les eaux troubles s’engouffrent dans ses poumons. Des poissons d’argent le guident parmi les roseaux sauvages. Quelques bulles encore s’échappent de ses vêtements. Un sourire aux lèvres il s’endort.

jeudi 29 juillet 2010

Délit d'existence

Délit d’existence

Des nuits entières je cours après ton illusion,
Et contre mon visage torturé de bonheur
Claquent de lourdes portes aux verrous de raison.

Pourtant ces nuits sans toi où ton idée s’esquisse
Glissent sur mon corps chaud en d’indécents délices
Et laissent au creux de moi des parfums envoûtants.

Lorsque le ruban froid des lueurs bleues de l’aube
S’enroule autour de moi et étrangle mon corps,
Tu es lâche, tu fuis, soudain tu fais le mort,
Et moi idiot j’étreins la nuit qui se dérobe.

Alors la terre frappe mes pieds, je me redresse.
Je erre dans les rues d’un monde qui se dilue.
Un monde qui ignore tout du bruit de ma détresse

Le jour achève les couleurs chaudes de ma nuit rêvée,
Et mon songe suinte le long de façades insipides.
Alors empli du noir de ton absence, je prends le deuil.
Lentement je me résigne, mon réveil t’euthanasie.

Ton souvenir frappe encore contre les parois de mon crâne,
Tu te débats, mais le monde veille dehors,
Et tu ne sortiras plus de ta petite boite.
Ma cervelle t’assiège, ton souvenir s’affame.

Je me saoule au bruit du monde et ta voix s’étouffe
De plus en plus faible, de plus en plus folle.

Le téléphone sonne.

C’est ta voix.

Tu t’es échappé.

Tu penses encore à moi, tu dis de belles choses,
Tu attends mon appel.

Je te manque.

Blasphème !

Sombre diable.

Et je replonge dans la folie.
Tu n’étais pas emprisonné,
Les barreaux au travers desquels
Je te voulais dépérissant
Sont ceux de mon cachot.

Des heures de deuil,
Le calvaire d’un matin,
Que tu ridiculises
Et réduis à néant
Avec mots sur un répondeur.
A nouveau tu hantes mes heures.

Tu veux tout n’est-ce pas ?
La liberté des ombres, la tendresse des vivants.
Tes mots effacent la frontière entre la nuit et le jour ;
Dans les brèches que tu creuses
Dans cette ligne blanche,
S’engouffrent mes chimères.

Tu existes, c’est là ton crime.
Quelle insolence, quel affront !
Je te croyais mirage,
Et de cette seule croyance je tirais ma consolation.
Dans cette seule croyance je parvenais à te pardonner
Cette absence injurieuse que m’infliges,
Quotidiennement,
Inlassablement.


Dois-je t’achever ?
Comment t’enterrer ?
Tu vis déjà dans un gouffre…
Le gouffre profond et sombre de mes fantasmes.
Ton rêve à ma cheville est une lourde chaîne
Et sans cesse il me traîne vers une nuit humide.
Si je tirais assez fort, comme ces chevaux déments,
Parviendrais-je à t’extirper de ces ténèbres noirs?

Je lève mon glaive au dessus de ta nuque.
Jamais pourtant mon bras ne s’abaisse,
Je ne sais pas trancher.
Le tourment fiévreux de ton existence,
Ou le vide mortel de ta disparition.
La drogue ou le néant, vois le choix que tu me laisses.


Tu n’as pas le droit,
On te jugera, et tu paieras pour cette existence,
Ton sourire, tes mots tendres, circonstances aggravantes.
Des jurys trop cléments me poussent à la vengeance.
L’ampleur délicate de ma souffrance leur est insignifiante.
Un jour aussi je t’enchaînerai,
Un jour aussi j’existerai.

vendredi 9 juillet 2010

Palais royal, musée du Louvre (Théorème des bouts du monde)cha

Palais royal, musée du Louvre
Théorème des bouts du monde


Fouetté par un vent chargé de sel, assailli de bourrasques écumantes, assommé par d’infatigables lames, voici un bout du monde à l’agonie. Les éléments pourtant, violents et tyranniques, ne l’atteignent guère. Ce n’est pas qu’il craigne l’eau, ce n’est pas que le vent risque de le l’emporter. Ce bout du monde au crépuscule étouffe sous le fardeau des piétinements idiots des paumés de toutes sortes. Ils répandent ici au gré des pèlerinages des clichés sans fondement, et creusent le granit de leur bêtise sans fond. A coups de préjugés ils attaquent la roche. Les bouts du monde, muselés et rattachés à la terre par ces abjects liens, se cabrent en vain sous le fouet des bourreaux. Lentement vérolés par ces foules béates, ils se muent doucement en images dociles.

On les traque, on obscurcit leurs perspectives, saturant l’horizon de nos regards opaques, on y viole des heures et des déserts adolescents.
On veut trouver au bord de ces rochers abrupts une excuse pour enfin mettre un terme des courses trop vaines. Sur les horizons vierges, les rêves fainéants peuvent ramper tranquilles. Un grondement continu, quelques fois poignardé par les cris des oiseaux maritimes, font taire des consciences en manque d’éloquence.

Voilà ce qu’on recherche, voilà ce que l’on trouve.

Quelques roches brunes et grises frottées jusqu’à l’usure par des vagues obstinées. Au loin la brume des évadés, le chant des naufragés, ceux que les terres solides avaient rendus malades. Des visages plissés par la lumière crue, crispés par le vent battant, contemplent en grimaçant un miroir trop honnête. Et des sons indistincts sifflant dans des oreilles rougies par le froid, qui pénètrent les gouffres creusés par le silence. Et puis les oiseaux blancs qui transpercent le ciel, et y tracent de longues flèches, nous invitant à les suivre. Mais la foule dressée ne s’envole pas. Elle lève à peine les yeux au ciel.


Je suis dressé comme eux sur la bordure d’un quai, et couvrant mon regard d’une main incertaine. Je scrute le bout du tunnel où s’échappent les lignes, attendant l’apparition de lumières salvatrices. L’horizon soudain se met à rugir, et la vie arrive en un violent orage. Les portes s’ouvrent et les vagues en crevant s’écoulent sur le quai. Je me baigne dans un flot agité de corps pressés. Flottant sur l’onde comme une écume maigre, une voix métallique esquisse quelques mots : « Palais-Royal, musée du Louvre. Palais-Royal, musée du Louvre ».

Le métro m’éclabousse encore de quelques vagues humaines. Tous leurs yeux me fixent, et leurs regards s’élèvent en murailles translucides, avant de fondre sur moi lorsque les portes s’ouvrent. La marée m’apporte son lot de visages défaits, de visages refaits, d’essences désespérées, d’odeurs exotiques et de reflets trompeurs. Quelques trésors perdus, ressurgis des profondeurs, viennent s’échouer ici. Les oiseaux de proie, blancs et menteurs, rodent en permanence au dessus du flot sans fin des naufragés. J’ancre encore quelques temps mes deux pieds sur le quai, jouant à résister à ces furieux courants. Le reflux déjà m’aspire vers le large, et par les portes béantes s’engouffrent mes voisins. Sur eux les portes se referment, et le train les emmène vers ces endroits curieux : le futur pour eux, le passé pour moi. Il fait de nous des inconnus, à quelques vagues du souvenir, à quelques métros l’un de l’autre. Mon reflet stoïque sur les vitres des voitures se mélange à cent visages. Les traits des étrangers, mêlés à mon image, partagent un instant mon immobilité. Pour un temps leur morphologie déforme un peu la mienne. Que restera-t-il de ces empreintes ?

Sur le quai contre mon corps glisse la chaleur d’autres corps. C’est une huile douce qui recouvre ma peau, tiède et veloutée. On me touche rarement, mais la chaleur me caresse. Celle d’un souffle, celle d’un bras nu, elles irradient autour de moi. A chaque instant un monde perdu me frôle. Quelques déportés, d’autres en permission, et des déracinés, s’empressant tous de traverser ce désordre au plus vite.

Je savoure le luxe d’être immobile quand chacun prend la fuite. Qu’il est bon d’être démissionnaire parmi tous ces soldats. Ici, la porte entre les mondes est toujours entrouverte, et la vie s’engouffre en courants d’air. Sur ce quai surpeuplé, je suis presque arrivé. Voilà mon bout du monde, en plein cœur de la ville. J’imagine déjà sa douce solitude, ses larges perspectives. Là où tant d’autres s’évadent, mon délice est de rester. Je laisse autour de moi couler la vie, et regarde s’éloigner le train où je ne suis plus. A son bord je remarque, assis et résigné, me suivant d’un regard envieux, celui que je devrais être. Mon armure orpheline disparaît dans un wagon bondé, et ma peau nue respire par tous ses pores le musc inhumain de la ville suffocante. Je me tiens les pieds joints sur un mouchoir de poche. Je me sens libre, doucement caressé par un univers qui passe et me frôle, et me cajole enfin avec la douceur de l’indifférence. Je devrais étouffer, je me délecte et me grise à la pensée de cette infinité d’air qui s’élève au dessus de moi, cette blanche colonne où mon esprit s’étire, mon nouvel horizon qui enfin se dégage.

Ma liberté en équilibre précaire au dessus de ma tête, je marche à pas lents vers les portes du palais, comme un ivrogne heureux baignant dans une liqueur douce, devient un funambule sur un long fil d’acier. C’est le fil qui se tord pour suivre ses pas de danse. Mais l’ivrogne heureusement n’en saura jamais rien.

La porte du palais est gardée par quelques violonistes. Me cambrant, j’évite les coups d’archets. Les soldats musiciens lancent à ma poursuite des chefs d’œuvres baroques. Mes oreilles se débattent et se défont péniblement de ces chants de sirènes. Combien d’otages envoûtés, alignés en rangées pétrifiées, ne franchiront jamais les portes du palais ? En moi je chante à tue tête quelque cacophonie. Me murant dans ces dissonances, je traverse la porte, à peine écorché par les archets des violonistes. Je reprends mon souffle, ajuste au dessus de ma tête ma liberté en colonne, et pose à terre mon armure de fausses notes. Ici résonne un silence mélodieux. J’ouvre les yeux et mon regard repeint les murailles du château.
Je suis dans un asile, au cœur de ce jardin le monde des hommes a rendu les armes. Par la folie ils échappent ici au monde. La raison s’éloigne dans un métro, la morale agonise à l’entrée du palais, une corde de violon autour du cou.

Des murailles épaisses compriment l’univers. Il s’élève en vain cherchant à déborder, mais les colonnes s’étirent sans fin dans les nuages. De sombres galeries entourent le jardin d’un ruban de nuit épaisse. Elles offrent aux bagnards de longues perspectives que le jour transperce parfois. Des dagues de lumière laissent des balafres blanches le long de ce cloître. Un peu de lumière entre dans le jardin, pas un regard n’en sort. Je tournerais des heures dans ces galeries, marchant en spirale, revenant vers moi-même. J’y passe quelques nuits, seul. Derrière quelques colonnes se cachent des orateurs, on les piétinerait si l’on n’y prenait garde. De leur froide demeure ils observent la ronde que je danse chaque nuit. L’un d’eux parfois m’aborde, me saisit au poignet ou à la cheville et chante à mon oreille :

« Tu parcours la nuit les galeries glacées,
Changeant autour de toi les hommes en étrangers.
Effaces tu si vite les regards échangés ?
Les colonnes sans nom ont pourtant un passé,
Et la pierre rougit encore sous nos baisers…
Qui suis-je ?
Suis-je le corps froid d’un amant blessé ?
Vois dans mon cou les traces que tu as laissées,
Sur mon corps de marbre tes caresses ont gravé
L’inhumain matricule des amours oubliées. »

Je l’écoute sans le regarder. Quand je me retourne, il a disparu. Entre les colonnes alignées courent des bruits inquiétants.

Je m’assieds sur un banc un livre à la main. Le soleil cru blanchit les pages et les mots s’échappent vers quelque zone d’ombre. Les pages tournent, les mots s’échappent. Le livre est presque parfaitement blanc lorsque mon frère me rejoint. En silence il remplace les mots fugitifs par quelques regards bavards. Ses lèvres bougent sous l’éloquence de ses regards. Perdu encore dans l’opium cotonneux qui le fit apparaître, il me rassure :

« Ici j’ai tout rangé, nos jeux, nos peurs sont en sécurité.
Chaque chose est à sa place, tu retrouveras tout.
Ici rien n’a changé, les années entre nous
Emplissent la distance qui parfois nous sépare,
Fleurissent les silences qui grimpent aux colonnes.
Et le long de ces lierres, nous monterons ensemble
Nous nous amuserons des chapeaux que ces gens
Ont cloué sur leur tête pour garder leur esprit.
Le nôtre s’évapore et depuis notre enfance
Un été permanent distille nos raisons.  »

Sa voix douce et apaisée se perd dans la végétation.

Les tilleuls sous le soleil pleurent un parfum subtil. A leurs pieds se soulève parfois une poussière rose. Elle vient poudrer leurs feuilles, donnant à leur vert foncé une solennité grave. Des roses à la beauté carnivore affûtent leurs épines. Derrières de fins grillages, elles s’esclaffent, attirant leurs victimes en lançant à leur nez de capiteux effluves.

Mon pantalon levé en haut de mes mollets, je baigne mes pieds nus dans l’eau bleutée de la fontaine. Un jet d’eau joyeux s’envoie en l’air et chante fraîchement parmi les tourbillons de poussière fauve. Je presse contre le béton graveleux du fond la peau de ma plante, et je marche vers le jet d’eau, presque paralysé par le plaisir de l’eau qui caresse mes jambes. J’envoie mes yeux en l’air avec les gerbes d’eau, et ils scintillent aussi comme les gouttes folles, avant de retomber en un fracas allègre. Sur le bord du bassin, une vieille jeune fille montée sur sa fierté se prépare à plonger. Elle défait son chignon, perdant vingt centimètres et presque autant d’années, et disparaît dans l’onde. Elle reparaît plus loin, sous une autre apparence, surmontée de quelque nénuphar.
« - C’est qu’elle n’est pas mauvaise aujourd’hui !
- Pardon ?
- La rime, jeune homme je la trouve plaisante.
- Ne vous glace-t-elle pas Madame? Vous semblez frissonner.
- Je tremble mon ami car j’ai froid pour vous. Vous attrapez la mort, méfiez vous!
- C’est que je crains madame, surtout d’attraper froid.
- Plongez donc mon ami, mieux vaut vies en grelottant que mourir au chaud. Vous verrez la rime est bonne, on s’y fait bien vite!
- Mes pieds déjà y baignent, et mon corps se glace à chaque pas.
- Vous êtes si frileux, si fragile! Petit clown en vous protégeant de la sorte vous vous condamnez. La marée monte. Plongez donc avant qu’elle vous submerge. Vous apprendrez à nager.
- J’arrive Madame, laissez moi encore un instant.
- Hâtez vous jeune homme, le soir approche, et la rime est moins clémente au crépuscule. Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie, n’attendez à demain… »
Et la rime submerge l’apparition.

La nuit est tombée, un air d’opéra danse entre les colonnes de la porte du fond. Je le suis quelques temps et m’abandonne à lui. Me voilà à nouveau en dehors du palais. Je sens dans mon dos le souffle chaud du cheval de la place des Victoires. Il me reconduit jusque chez moi, j’entends ses sabots sur les trottoirs parisiens. Je lui raconte ma journée, il m’abandonne au pas de ma porte, et je m’endors enfin, au bout du monde. Je suis seul, j’écrase d’un clin d’œil les anonymes qui violent mon rêve, et je peuple les rues de créatures poétiques.

lundi 28 juin 2010

La roseraie

Mon ange,

Il y a deux jours à peine, que je me promenais, sous un soleil de plomb et les arbres du parc. Venu faire prendre l’air et quelques belles couleurs à ma mélancolie, je transpirais sans vous des sentiments sucrés, et gorgeais mes poumons de jeunesse et d’été. Une chaleur ardente tabassait mon hiver, et après quelques heures de ce combat inégal, je rendis les armes. Me vint alors l’idée de marcher à la roseraie. Plus qu’une idée, il s’agissait en fait d’une obligation, d’un besoin impératif, de marcher à la roseraie. Ainsi mon jour s’était il levé. Il fallait se laver, s’habiller, manger, et aller à la roseraie. Je compris bientôt les raisons de cette imprévisible impulsion.
Alors que la brise de juin portait doucement à mes narines les premiers parfums fleuris, il me sembla démêler de ces douceurs enchevêtrées le son de votre voix. Mon ange, une fois de plus, vous m’aviez donné rendez vous. Vous ne le saviez pas, et moi non plus, et c’est de cette manière-ci que nos retrouvailles ont toujours été les plus certaines. Au premier de mes pas le long des parterres fleuris, j’entamai avec vous une délicieuse conversation. Je vais essayer de vous en rendre compte. Je serais bien égoïste de garder pour moi-même tant de délices donc vous fûtes la source.

Oui, bien sûr mon ange, comme souvent votre peau fraîche était bien loin de la portée de ma main, et vos boucles brunes s’ébattaient dans des bourrasques que d’autres respiraient. Mais mon amie, je jure que rarement je vous sentis à mes côtés avec autant de force et de certitude. Vous ne fûtes jamais moins vaporeuse.
Sur ces roses vos yeux, ombragés par d’élégants soucis, se posaient avec complaisance. Vous n’êtes pas du genre à dénigrer les fleurs fanées, heureusement. Vous vous penchiez à leur chevet, prenant tant de souci pour ces fragiles pétales, bien désarmés face à un soleil de juin. Au passage un parfum vous faisait tressaillir. Je me penchais également, tout près de votre nuque, sentant la jeune fille qui sent si bien les roses, et prenait bien du souci également. Si le soleil seul vous menaçait, mes tourments seraient vite dissipés.
Dans le silence de l’été, si lourd qu’il étouffait jusqu’au bruit de nos pas dans allées de gravillons, vous laissiez échapper quelques vers sur l’ironie meurtrière des étés…
« Quel triste histoire- expliquiez vous aux jeunes fleurs- ; ce même soleil qui hier vous fit éclore et vous rendit si belle, aujourd’hui brûle vos ailes. Profitez bien de l’envolée du jour, le soir peut être serez vous à la terre ».
Je restais silencieux. Je n’ai jamais rien su ajouter à vos belles évidences. Je courrais derrière elles, comme on chasse les papillons.
En moi je m’émerveillais des miracles qui naissent certains jours d’été. Me voici à ma place dans ce grossier cliché. Une muse à mon bras, des roses plein les yeux, dont les parfums en moi faisaient naître des sonnets entiers. Il suffisait de respirer pour se sentir Rimbaud. Qu’advenait-il du monde sous ces chaleurs heureuses ? De toutes ses bêtises qui l’enlaidissent bien, de ce terreau abjecte où poussait ma révolte ? Rien sans doute. Je vous voyais en 1910, couverte de dentelles blanches, montée sur des bottines, surmontée d’une ombrelle. J’étais fier en habit, me sentant honoré, d’avoir conçu pour vous cet écrin délicat où vous étiez heureuse.

Pourtant au loin, derrière les vallons artificiels du jardin des plantes, montait en fumée jaune la fièvre de la ville. L’été s’englue là bas dans le bitume chaud, et le parfum des roses ne sent que dans les livres. Vous parlez des beautés que l’on trouve là bas, qui plongent leur racine dans la réalité. Vous riez de nos bulles, vous buvez à nos joies comme on boit du champagne, heureuse de l’ivresse de ces heures d’artifice, augmentée du savoir des réalités grises. Visitant la roseraie, vous étiez à mon bras une belle étrangère, fascinée par un monde intouchable que vous effleuriez du bout du rêve, souriant joliment pour dissimuler votre embarras face à tant d’exotisme.
Et pourtant chaque soir vos reveniez à moi croulant sous des brassées de fleurs des villes. Ces floraisons improbables qui colorent les pavés, vous seule avez ce talent rare pour les apprivoiser. Loin des drogues et des engrais de la belle roseraie, vous avez toujours su donner aux fleurs modestes assez d’estime pour que leur parfum ne quitte jamais notre quotidien.

Derrière ce buisson rouge monte à présent un ballon léger, suivi de quelques secondes par le cri déchirant d’un enfant désespéré. Le pauvre bambin, cloué à la terre par d’inhumaines sandalettes, regarde à travers un mur de larme sa fierté s’envoler dans le bleu saturé. Il lance à la poursuite du ballon fugitif des volées d’injures et des gerbes de pleurs. Mais les cris ne volent pas si haut que les ballons, et bientôt ils se fondent dans le bruit de la ville. Tant de cris prématurément lancés, tant de pleurs tombés du nid, pour un ballon perdu. Il faudrait plus que le vent de juin, même parfumé par quelques milliers de roses, pour apprendre à voler à certains désespoirs.
Nous parlons depuis près d’une heure mon ange, et pourtant cette roseraie est un désert. Dans mon esprit joyeux ma plume vous écrit avec allégresse. Mais lorsque je lève mon regard du feuillet noirci, il n’y a parmi les roses que la poussière des allées desséchées, et ma solitude qui monte en bourrasques fauves. Je parcours les chemins avec une grande application, tâchant de relever au passage tous les détails qui pourraient vous intéresser. Je vous fais part de mon projet d’exercer prochainement cette activité de manière professionnelle. Je me sens devenir un excellent visiteur de roseraie. Amplement supérieur aux mille badauds qui traversent les fleurs sans vous, et posent machinalement leur nez sur des pétales au hasard. Certainement le gouvernement aimerait à rémunérer une telle activité. En effet, à quoi bon planter le cœur de nos villes de telles splendeurs fleuries, si aucun homme ne sait rendre hommage à la poésie de ces lieux. Dès mon retour je postulerai, voilà qui est dit. Voici une activité respectable pour un jeune homme sensible. Sans doute m’épouserez vous bientôt si j’obtiens cette situation.
Déjà mes pas m’emportent loin des parfums élégants de la roseraie et de vos regards tendres. Je frémis en pensant à l’improbabilité des moments passés. Je pense, jalousement, à la beauté assurée et éternelle de ces bosquets. Qu’en est il de celle, autrement plus rare, autrement plus précieuse, et autrement plus fragile, de votre tendre cœur ? S’il en venait un, semblable au vôtre, chaque année au printemps, dans quelle belle harmonie baignerait alors la vie des hommes…
Mais vous êtes loin déjà mon ange, et pour vous embrasser il me faut trop souvent rêver. Je marche dans les rues et vous vous dissipez. Au coin de chaque rue un trait de votre souvenir quitte mes yeux, des yeux qui s’ouvrent à nouveau sur une réalité sans vous.
Je reviendrai à la roseraie, je vous y attendrai comme un amoureux sage, tortillant dans ses doigts sur un banc solitaire une lettre de vous lui donnant rendez vous.

mardi 8 juin 2010

Bad Boy

Bad Boy

Part 1 : Hell
Au travers d’un nuage de vapeurs parfumées,
Cachant son regard noir derrière ses verres fumés,
Il massacre sans joie un auditoire en transe,
A coups de lourds soupirs et de tranchants silences.

Entre ses lèvres filent en filets vaporeux
L’épaisseur de son âme, la noirceur de ses vœux.
Enfumant un donjon qu’il habite placide,
Il en emplit les douves de ses regards acides.

Pour eux ce bon à rien s’emmure dans sa niaiserie,
Ces brumes obstinées font suffoquer sa vie.

Ils n’attirent que les mouches, leurs faux amours amers,
Il leur préfère cent fois leur désaveu sincère.

Car les fumées opaques, les murs nauséabonds
Qui s’élèvent autour de ce mauvais garçon,
S’envolent du bûcher de ses rêves perdus.
Condamnés à la flamme par ses désirs fiévreux,
Et par le tribunal des conformes vertus,
Ce sont ses idéaux qui flambent avec eux.

Part 2 : Escape.

Filant dans sa voiture, fumant des idées fixes,
Des chapelets d’injure s’échappant de son disque,
Il mêle aux rugissements de son moteur furieux
Quelques sanglots ardents qui rougissent ses yeux.

Dans son torse en sueur s’écoulent des peurs bleues.
Parcourant ses artères, battant à son poignet,
Ecrasant la pédale en pesant dans son pied,
La peur prend le volant des mains du malheureux.

Palpitant à ses tempes en tambours infernaux,
Des essences de lui, en jus trop concentré,
Nectar insoluble dans la réalité,
S’écoule en torrent fier vers son prochain tombeau.
.
Derrière lui l’enfer et ses pattes velues
Déchirent encore parfois la peau de son dos nu.

Il est en équilibre à la surface d’un monde
Qui ouvre sous ses pas des entrailles profondes.

En route vers lui même, il est un funambule
Titubant au hasard, fuyant à perdre haleine,
Vers là où il n’est pas, où la vie est sereine,.
Il se heurte parfois aux spectres somnambules,
En filant au travers des plaines de son passé
Il y planta jadis des heures parfumées.

Dans ce jardin planté de fleurs incorruptibles,
Il posera sa vie, il dormira tranquille.

Part3 : Life

Désert de sable blanc, voici un bout du monde.
Dans le bleu pur du ciel vole l’ange doré,
Terrassant les démons des abysses profondes,
Il veille sur mes songes et mes jeunes années.

Entre mes jambes nues dansent des traînées blanches.
Face à ce soleil seul qui enfin me défie,
Je recule à pas lents dans un parfait silence,
M’enivrant de lumière dans le jour qui finit.

J’y brûle mes rétines pour revoir mon enfance,
Et sans me retourner, je marche doucement.
Si je quittais des yeux, le soleil aveuglant,
D’un geste foudroyant me frapperait l’absence.

Je regarde mes pas effacer mes empreintes.
J’arpente à reculons le cours des heures feintes
Remontons encore un peu
Quelques pas encore.

Alors contre ton corps s’achèvent marche et fièvre,
Et dans mon cou s’écrivent les lettres de tes lèvres.
Alors les yeux au ciel, guéris de leurs brûlures,
Se baignent dans le bleu d’un ciel sans armure.

L’ange trop seul se meurt dans un bleu infini,
Comme cet instant trop court où j’ai croisé tes yeux
Se meurt dans l’infini de ces jours nébuleux
Où seuls mes songes vains me raccrochent à la vie.

dimanche 30 mai 2010

Laisse dormir le monde

D’un monde flasque à l’inertie fainéante s’élève des nuits durant des ronronnements rauques. Il roule lentement dans une nuit pénible, comme roulent les ivrognes le long d’un caniveau. De ce sommeil besogneux montent des longues plaintes, des vapeurs de tortures soufrées et grasses qui expirent par les pores de ce monde fiévreux. Ce sommeil punitif est une thérapie, une peine infligée pour sa propre survie, comme on assommerait un homme dangereux, avant de le droguer pour le neutraliser. De ces sommeils que l’on subit, à quelques pilules de la douleur, ne restent en général que quelques hallucinations torturées, et sur les draps froissés quelques auréoles de sueurs froides. Ainsi glissait le monde, placide dans sa chute libre, s’abîmant avec délectation dans une déchéance douce, édulcorée de morphine.

A sa surface s’agitent inutilement des funambules hagards. Leurs yeux vides sont pleins d’insolentes convictions, d’opulentes aberrations obstruant leur vision. En plein devant eux, vulgaire, la conviction d’être important, et la certitude d’avoir un rôle à jouer. La conviction d’exister par le sens du devoir, d’avoir un destin, de ne pas être insignifiant. Chaque matin ils font quelques pas, et le soir, quand la lumière décline, ils parcourent à nouveau à reculon ces quelques pauvres mètres. Ainsi leur vie oscille, inlassablement, au gré du flux et du reflux de leur ambition et de leur contentement. Lorsque la mort approche, ralentit ce pendule. Et puis elle le saisit, excédée par la vacuité de cette agitation, et le fige à jamais dans la glue l’oubli.
Une main devant les yeux, ils décrivent, de leur voix bien trop forte, avec aplomb le monde qu’ils ne voient pas. Tapissant de miroirs les murs de leur vie, se croyant orateurs, ils sont analphabètes.


Mais toi ne t’en fais pas, laisse dormir le monde. Je te croise souvent derrière le décor. tu y marches avec prudence, tu ne rêves pas. Nous partageons les heures sombres loin des projecteurs. Tu tires quelques ficelles parmi ces lourds pantins, une main se lève, une tête se tourne. Mais les yeux sont vitreux et la main est froide. Ton affection encore trébuche sur un mannequin, et depuis les coulisses tu écoutes parfois les déclarations que te font les souffleurs. Leur livret à la main, ils récitent des promesses qui vont mourir plus loin dans la salle endormie, et toi assise en tailleurs sur quelque haut parleur, tu t’enivres.

Les somnambules ce soir sont tous au cinéma, prisonniers des fauteuil et se gavant d’images. On projette sur leurs paupières des films caloriques qui peinent à combler leur famine d’idées. Bercés par les clichés ils plongent boulimiques dans leurs fantasmes gras. Condamnés sans clémence ils sont à perpétuité des spectateurs éteints.

Mais toi ne t’en fais pas, laisse dormir le monde, derrière la camera, tu peins la vie des autres. Tu cueilles le présent et l’arranges en bouquets. Tu découpes et tu colles les images du réel et soudain sur ta toile apparaît le futur. Des nuits durant tu inventes des aubes possibles, et j’attends chaque matin de découvrir fébrile celle qui fleurira ce jour. Tu caresses l’écran, où se cognent les sots, bernés par l’illusion, et tu les vois tomber, adossée à ce mur qu’ils prennent pour l’horizon. Alors de ta poche tu sors un crayon et sur l’écran tu traces des fenêtres et des portes. Les foules s’y engouffrent, ainsi va le monde, de gouffres en abysses.

Le monde au téléphone laisse des messages impersonnels. Des répondeurs égrainent des mots solitaires qui se noient dans un bruit vague. Ils se moquent des phrases, fiers d’avoir parlé, et se rendorment heureux. Des mots pris par poignées qu’on se jette à l’oreille, comme les enfants se jettent, sur la plage du sable. S’imaginent ils vraiment que des pierres, balancées au hasard s’arrangement harmonieusement en monuments grandioses ? Un à un ils se lèvent, frappés par une idée, et répètent très fort ce qu’ils viennent d’entendre. Les boites vocales affamées se taisent, murées dans le silence. D’autres encore se pendent.

Mais toi ne t’en fais pas, laisse dormir le monde. Et tu tiens dans la main les bandes magnétiques, où viennent expirer ces mots avortés. A travers le plastique transparent de la cassette, tu scrutes les idées. Un à un tu les décolles, tu prends les sons, les mots, les notes, et tu couds lentement des histoires humaines. Seule dans le silence, tu perçois des accords, de lentes mélodies. Tu te balances lentement sur ces cordes sonores, funambule sur l’harmonie tu progresses à pas mesurés. Et peu à peu tu prends confiance, prenant conscience aussi de la fragilité de ton bonheur, de l’improbabilité de ta chance.

Mais la nuit dure encore et pour combien de temps ? Dans le silence, dans la pénombre des coulisses, nous nous regardons calmement, enveloppés par les odeurs douces des nuits d’été.
Bientôt une lumière tranchante fendra les paupières de ce monde endormi. Regretterons nous alors ces instants irréels, où nous vivions ensemble dans un monde qui dort ?

lundi 10 mai 2010

Sur les cendres...

Sur les cendres…

Quelques guerriers hagards marchent les yeux dissous
Sur les ruines fumantes où meurent leurs combats.
De corps inhabités s’échappent en souffles mous
Les odeurs venimeuses de souvenirs ingrats.

Les brumes du passé capturent la lumière
Et les guerriers sans but avancent dans le noir.
Avec le dernier corps tombe aussi le soir,
En un long crépuscule agonise la guerre.

Le corps en rédemption, tremblant de quelque fièvre,
Semble avoir absorbé le chaos des batailles.
De folles rébellions grondent dans les entailles
Qui parcourent les peaux de ces soldats en trève.

Ils marchent sans raison comme ces canards sans tête,
Dans une obstination machinale et abstraite.
La paix sans préavis s’est saisie sans pitié
Des obscures promesses à la guerre chantées.

Les cendres doucement se déposent au sol.
Au cœur des cuirasses tiédit la fièvre folle.
Alors reprend en eux le tambour infernal,
La danse des guerriers, la triste bacchanale.

Sur un rêve achevé s’ouvrent quelques paupières,
L’aube s’est libérée de son drap de poussière.
L’horizon devant eux s’érode sous le vent,
Le futur s’évapore sous le soleil ardent.

Les ruines les plus laides se cachent au fond d’eux
Les vrais champs de bataille sont leurs cœurs balafrés.
Sur les landes blessées, suintant un sang haineux,
Le jour nouveau apporte des aubes délavées.

vendredi 23 avril 2010

Zoophilie

Zoophilie.
Aujourd’hui, je suis saisi d’une virulente conscience journalistique (et d’une flemme assez spectaculaire). Ainsi, j’ai entrepris pour vous un étourdissant voyage aux sources mêmes de la composition écrite. Et de mon fabuleux périples au pays du CE2, j’ai ramené pour vous quelques uns des principes fondateurs de l’écriture, qui devraient garantir cette fois ci un article clair, structuré, et surtout passionnant. Comme je ne veux pas trop déstabiliser mon lectorat en me mettant d’un coup d’un seul à écrire des choses fulguramment intelligentes, je vais appliquer progressivement ces fameuses règles d’or de l’écriture que j’ai pêchées dans mon ancien cahier de composition. Première règle : choisir un thème. J’ouvre mon cahier à la première composition : « décris ta chambre ». Pas moyen, il y a peut être des mineurs parmi les lecteurs, je ne peux pas parler de ma chambre ici. Deuxième composition : « décris ton animal préféré »… Bingo !
Bon sang mais c’est bien sûr ! Après avoir joué la carte kiwi, je m’en vais te lister joyeusement tous les personnages du règne animal que j’aime et t’expliquer pourquoi ! Je savais bien que cette plongée dans l’école primaire rehausserait le niveau de ce blog… Toujours revenir à la base ! Et toujours bien fermer le blender avant de mixer des carottes. Parceque au bout de 3 ou 4 fois, c’est un peu lassant de passer ses soirées à lécher son repas sur les carreaux de la cuisine.

Bon allez, c’est parti pour mes animaux préférés. Je te les mets pas forcément par ordre de préférence, sauf le premier qui est tellement mon préféré qu’il faut absolument qu’il soit le plus préféré de la liste de mes animaux préférés.

Alors pour moi le roi des animaux, je te le donne en mille, c’est pas cette feignasse de lion jaunâtre qui dort à l’ombre des baobabs. Le roi des animaux c’est l’émeu. Il trône très haut sur mon olympe, et même sur un piédestal sur l’olympe ! Mais pas longtemps parce que l’émeu gigote beaucoup, donc il y a fort à parier qu’avant que j’aie fini d’écrire cette phrase, l’émeu sera tombé du piédestal et dévalera les pentes de l’olympe, les pattes emmêlées autour du cou. Peut être même chantera-t-il des chansons paillardes. L’émeu a la dégringolade musicale, et c’est pour ça qu’on l’aime. On aime aussi l’émeu pour son allure bonhomme, son œil vif et charmeur, et sa morphologie sensuelle à souhait : un gros coussin à plumes, avec trois tuyaux qui en sortent, j’aime le concept. Imagine comme ta vie serait belle si tu avais, comme l’émeu, une troisième jambe à la place tu cou !
Et puis l’émeu, comme toutes les nobles créatures de ce monde, tire sa splendeur de sa manière d’être, qu’il hisse au niveau d’art de vivre. Son credo : j’avale. J’avale les ananas entiers, j’avale le paquet de pop corn en entier avec le plastique, j’avale le sac à main avec la petite vieille qui y est accrochée (c’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre un « tu veux mon doigt !! » sortir du ventre d’un émeu lorsqu’on se cure le nez dans un zoo). Si Zola avait son « j’accuse », l’émeu a son « j’avale ». Quand j’étais petit un émeu avait avalé mon bras droit jusqu’à l’épaule alors que je lui tendais gaillardement un pop corn. La main dans son estomac, j’avais récupéré une montre, un parapluie (ouvert) et une selle de vélo presque neuve et une roue de secours pour mon tracteur.
Et puis l’émeu est romantique (avec un nom pareil, forcément), et se livre au printemps à des parades amoureuses qui n’ont pas manqué d’inspirer les candidates du « bachelor ». Comme tu l’as compris, l’émeu a le siège du QI bien implanté dans la panse. Le reste suit. La parade de l’émeu consiste en une course effrénée dans la savane (ou dans ta cuisine, mais je ne conseille pas d’avoir un émeu en appartement), caractérisée par de brusques et aléatoires changements de direction (tu comprends le lien avec le bachelor). Sauf que la tête, nonchalamment perchée sur un cou de 148 vertèbres, n’est guère informée des décisions prises au niveau du cerveau stomacal de la bestiole. Donc elle suit comme elle peut, avec pas mal de retard… Mais comme ça l’amuse beaucoup (et ça t’amuserait aussi, d’être un peu bousculé dans la savane par un émeu, avoue le, coquin), l’émeu affiche un air hilare, et d’enthousiasme, il bat des ailes frénétiquement, façon « i beleive i can fly », ce qui n’est pas vrai du tout. Comme dit un vieux proverbe russe bien connu des danseuses classiques : « entre avaler des pneus de tracteur et s’envoler avec légèreté, il faut parfois choisir ». L’émeu a choisi, il avale.

Maintenant je dois confesser un rapport assez malsain avec cet animal merveilleux qu’est le lapin. Pour preuves, ma fascination pour le film « house bunny » (« super blonde » en français), et mon tatouage playboy sur la fesse gauche. J’ai en général peu de pitié envers les animaux qui ont un potentiel de manteau intéressant. Un chinchilla, par exemple, j’ai du mal à l’approcher sans m’en faire un manchon… Mais les lapins non. Et me cause même pas de civet. Il faut dire que le chinchilla est une sorte de patate velue (du genre de celles qui ont passé 6 mois dans le fond de mon frigo) qui passe ses journée à dormir dans un bac à sable. Il a l’air tellement plus épanoui sur le dos d’une actrice glamour… Le lapin est mignon. Il sautille maladroitement sur le parquet ciré de mon salon, s’évertuant à parcourir 50 cm tellement ça glisse avec ses patounes poilues… Et moi ça m’attendrit pendant que je le filme dans sa galère.
Je n’ai plus de lapin chez moi. C’est beaucoup trop dur émotionnellement d’envisager leur disparition. Et puis il faut engager des pleureuses (souvent syndiquées), organiser le cortège funèbre jusqu’au panthéon, payer le discours de Frédéric Mitterrand… Bref je ne peux plus. Mon premier lapin vivait en collocation avec un hamster qui le raquettait. La nuit il venait lui voler ses graines. Le lapin était tellement stressé qu’il en a perdu tous ses poils. Il ressemblait à une gambas. Et moi j’avais beau sermonner le hamster, rien n’y faisait. Mon deuxième lapin j’ai bien peur qu’il n’ait pas beaucoup aimé quand j’ai vidé une bombe de baygon sur une mouche, en oubliant complètement qu’il était juste à côté… Bref le destin m’indique clairement que je ne suis pas fait pour avoir un lapin.

Ensuite je dois dire que j’aime assez les ratons laveurs.

Voilà, ça c’est dit.

Et puis les blaireaux aussi je kiffe bien. Là j’ai une histoire à te raconter. Le blaireau, qui est un animal pataud, débonnaire et furibond (fallait vraiment que je fasse un article sur les blaireaux pour écrire tous ces adjectifs à la suite), et qui porte un maillot du PSG et fait de la randonnée à Jersey en portant un sac Quechua, a contre toute attente des mœurs nocturnes qui méritent qu’on les décrive.
Donc le blaireau, la nuit, ne dort pas. Non, il ne ronfle pas non plus, même si je suis certain qu’il grogne beaucoup. La nuit, il parcourt sans relâches et à pleine vitesse un circuit dans la nature, dont le rayon atteint fréquemment plusieurs kilomètres. Il n’est pas un blaireau pour rien non plus. Tu comprends le côté randonneur de Jersey… Et en bon randonneur consciencieux, le blaireau ne s’écarte JAMAIS du sentier balisé démarqué par les marques bleues, ou le cas échéant, par ses traces d’urine (on fait pas trop ça à Jersey, ou alors seulement on sort d’un pub). Mais alors il ne s’en écarte pas de 50cm. Blaireau un jour, blaireau toujours.
Et un beau jour, mes parents, qui vivent dans l’arrière pays sauvage de la bretagnie occidentale, ont constaté qu’un blaireau parcourait (et ravageait) chaque nuit leur verger. Ils ont promptement déduit que Dieu leur avait imposé le passage d’un circuit de blaireau (pourtant d’un rayon de plusieurs kilomètres) pile sur leur verger. Pas de chance… Que faire ?
Mon père, qui est ingénieur, et qui connaît très bien les blaireaux, ce qui n’a rien à voir avec le fait qu’il est inscrit à l’association de quartier mais quand même un peu, a eu une idée lumineuse. Il a posé un grillage pile sur la trajectoire du blaireau, à l’entrée du jardin. Pas un grand grillage, non, à peine plus large que la largeur d’un blaireau moyen. Hé bien ça n’a pas raté. Le lendemain matin, pas de trace de blaireau dans le verger. En revanche le grillage était défoncé, avec une bosse en forme de crâne de blaireau. Le blaireau avait foncé droit dans le grillage, et l’idée de le contourner ne lui effleurant même pas l’esprit, il avait rebroussé chemin. Du coup il a pris sa carte IGN dans son sac Quechua, et il est allé randonner plus loin, dans le verger des voisins sans doute. Depuis, j’adore les blaireaux. J’aime les créatures obstinées.



Il faut aussi que je t’avoue un penchant pour les belettes.
Quand j’étais petit, mes grands parents avaient un poulailler. Et ils n’arrêtaient pas de raconter des histoires de belettes, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. « La belette a encore égorgé 3 poules », « La belette a tordu le cou a une oie », « la belette a décimé un troupeau de mouton », « la belette a dévoré ma plus belle vache et a déposé la carcasse dans mon lit »… Bref la belette c’était une créature mythique et terrifiante, qu’on ne voyait jamais, maligne comme le dernier fils d’un paysan, celui qui fait des coups en douce (celui qui n’est pas brave, mais qui est malin quand même). Et tellement transformable qu’elle pouvait passer dans tous les interstices de ta maison. Limite dans un trou d’épingle elle passait (ce qui terrifiait ma grand-mère qui se voulait couturière).
Alors quand j’ai été plus grand - je crois que c’est en mars 2008 que j’ai grandi - , intrépide jeune homme que je devins, j’ai enquêté sur les belettes et je suis allé au parc des bois pour essayer d’en voir une. Hé bien je n’ai pas été déçu. Entre quelques carcasses d’enfants (c’était peut être des branches mortes), une énorme belette (ou peut être mesurait elle une vingtaine de centimètres), rodait menaçante en jetant des sorts aux passants (ou peut être jouait elle guillerettement avec ses petits). Et puis j’ai été déçu quand même, elle n’égorgeait pas vraiment des vaches mais mangeait plutôt des limaces en général. Ce qui en soi est admirable je vous l’accorde.
Mais qu’importe, la valeur des êtres est dans les yeux des autres, et une créature mangeuse de limace qui parvient à terrifier un peuple (aussi jurassien et paysan soit-il), a toute mon estime et mon admiration.

J’aime beaucoup le rat musqué par principe, parce qu’il est arriviste. C’est quand même rien qu’un vulgaire rat, et il arrive à finir dans un joli manteau… Encore une belle preuve d’obstination. Pour un rat, c’est quand même plus glorieux de crever dans un manteau de fourrure que dans une poubelle… C’est vrai pour nous tous d’ailleurs.

La chouette des neiges a aussi mes faveurs. C’est un animal très fainéant qui a développé une extraordinaire souplesse du cou juste pour ne pas avoir à bouger le reste de son corps. Nous au zoo on lui lançait des trucs pour la faire bouger, mais rien n’y fit. On soupçonne même un peu que les gens du zoo l’avaient collé à une branche pour pas qu’elle s’en aille. C’est aussi un des seuls oiseaux qui porte des moonboots.

Je pense qu’il serait assez juste que je mentionne également le Coati dans cette chronique. Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est une sorte de gros hamster au poil très rêche, avec un nez de cochon. Et cette splendide créature à la grâce de sylphide (bien bourrée la sylphide, mais ça arrive) est extrêmement friande de pop corn. Du coup gros potentiel d’interaction débile avec le Coati, qui entre en transe quand il flaire un pop corn à 200 m. Et alors là ils se jettent dans la boue, font des pyramides pour atteindre le pop corn qu’on leur tend, construisent de petits hélicoptères avec des feuilles mortes pour s’échapper de leur cage (rassurez vous, ça ne marche jamais, mais c’est cool de les voir essayer) et bloquent l’espace aérien en provoquant des éruptions de volcans islandais. Très divertissant.

Pour finir, quelques mots sur les animaux que je n’aime pas mais alors pas du tout : les animaux aplaventrés, trop malins ou trop loyaux, comme les chiens dits « intelligents ». Bergers allemands en tête, surtout ceux avec des poils longs sur les cuisses, et qui trottinent toute la journée avec la langue qui pendouille. Yerk ! Je n’aime pas non plus les animaux soi disant dangereux, mais qui en fait ne font rien de la journée… Jamais un lion ne m’a piqué mon pop corn au zoo. Un émeu ou un coati, c’est très fréquent. La prochaine fois je demanderai une carcasse d’antilope à l’entrée du zoo à la place du pop corn. Et une brouette pour la trimballer.
A moins que je ne loue une antilope vivante, et que je fende le vent des savanes sur son dos, cheveux au vent, chemise ouverte, Meryl Streep en croupe, poursuivi par un lion ou un émeu en émoi…