21 décembre 2005, l'hiver arrive à peine, mais semble comme chaque année avoir été précédé de son voile de froideur et de grisaille. Le camaïeux morbide qui gomme les charmes et artifices d'une nature décidément bien vulnérable enferme chacun dans un vide caverneux. Contre ses parois laiteuses ne raisonne guère que l'écho d'une solitude que le bruit des divertissements estivaux couvre parfois trop facilement. Bien sûr la vie reste folle, mais elle glisse sans bruit sur les rocs gris de l'absence d'absynthe.
Vieillir pour certains se définit comme une accumulation de peines. Leur poids marque sous les yeux des poches traitresses qui contiennent tant bien que mal ce vilain passé. Alourdis par tant de désillusion, les yeux courbent petit à petit l'échine et abaissent progressivement leur horizon. Un jour on ne voit plus rien devant soi, guère plus qu'un lacet défait, on n'ose plus avancer et on est forcé de descendre en marche d'un monde qui ne sait pas s'arrêter. Certains regardent en haut, d'autres en bas. Ils vivent fatalement dans des mondes parallèles, mais font parfois mine de se comprendre, certainement au nom de la paix universelle. Noël, par exemple, n'a de sens que pour ceux qui regardent encore en haut : ils attendent l'arrivée du père Noël. Les autres font mine d'attendre aussi, mais comme évidemment ils ne voient rien, ils sont forcés de se fier aux mines réjouies des plus jeunes pour savoir si oui ou non le père Noël est arrivé. Ceux-là sont enfermés dans leur hiver. Ils n'ont pas su redresser la tête après que celle-ci a été heurtée par la cruelle désillusion d'un réveil. Car bien-sûr Noël sans rêve n'est pas grand chose de plus qu'une grande parade dorée et lumineuse, un festival matérialiste et manipulateur où l'on achète l'amour à grands coups de cadeaux.
J'ai toujours été sensible à la bienveillante tendresse qui transpire des béatitudes bibliques. Je trouve regrettable qu'au fil des années personne ne se soit donné la peine d'en écrire quelques autres. Certaines tombent sous le sens : « Heureux ceux qui savent encore rêver les yeux ouverts : ils sauront créer leur paradis ». Si plus de gens avaient connaissance de cette vérité, on cesserait de secouer la lune pour en faire tomber les poëtes. Mais les gens s'obstinent à s'éveiller, et à nourrir un flot tumultueux d'âmes en peine accrochant un sourire à leur visage comme une boule à un sapin.
Ils sont alors les proies faciles de la buse charognarde qui plâne inlassablement au dessus de nos têtes. Elle n'est pas si redoutable, juste un peu obstinée, et ne s'attaque qu'aux sujets les plus vieux, les plus faibles, les blessés. Lorsqu'un imprudent tarde à se reveler d'une blessure, qu'il traîne un peu en route, la buse frappe : on dit alors que la pauvre proie est désabusée.
Chacun à son niveau, à son échelle, peut être frappé par ce terrible oiseau qui, loin d'être mythologique, est au contraire le sceau d'une réalité trop amère. Si le chant du coq est parfois un réveil violent, le réveil provoqué par cet oiseau malveillant s'apparente davantage au chant du cygne. « La vie est un rêve, c'est le réveil qui nous tue », écrivait Virginia Woolf dans « Orlando ».
Réveillée en plein rêve, l'âme titube dans une chambre, cherche ses pantoufle et fulmine déjà de devoir quitter sa robe de chambre tiédie par la chaleur qu'il lui reste, pour entrer dans la salle de bain mal chauffée. Machinalement, les actes rébarbatifs s'égrennent comme le flot des heures toujours trop lent, à l'insu d'un esprit qui se retourne encore dans son lit douillet, et voit s'éloigner irrémédiablement le souvenir de son rêve.
Le mal est bien réel, et se répend insidieusement, les désabusés tentant de raisonner les rêveurs et autres funambules. Le remède, quant à lui, est moins évident. Pas de vaccin en vue, des pistes, des exemples encourageants, mais guère plus. Garder devant soi en permanence l'image de son rêve semble bien retarder l'apparition des symptômes, mais les rêves sont parfois trompeurs, et la confiance ne suffit pas toujours. Le minimum du raisonnable reste de voir toujours le rêve en face, ne pas l'ignorer ou pire le trahir. Si le rêve est parfois source de frustration, de désespoir ou d'isolement, son absence est quant à elle une voie royale vers la végétation et la pourriture.
Ainsi certains, lassés, année après année de ne pas voir arriver le père Noël (ou le messie, c'est selon), archivent définitivement l'image joyeuse des attentes de leur jeunesse. Loin de disparaître, elle les hante, spectre fantômatique qui murmurera à jamais chaque 24 décembre le souffle de l'échec d'une innocence. Noël est un exemple facile car général et périodique. Mais d'autres cas sont plus particuliers : Richard Brown, comme bien d'autres artistes ambitieux, est dévoré par l'immensité de la tâche qu'il s'est condamné à accomplir. Le mythe dévastateur de l'écriture totale, de l'harmonie parfaite, qui avait toujours été sa seule étoile, le conduira à sa perte dès qu'il cessera d'y croire.
Et pourtant, il suffit de si peu pour rendormir un rêveur... Une porte entrouverte sur cette belle image, une étincelle qui lui laisse penser que son idéal est à portée d'imagination. Le reste se fera sans un geste, sans une pensée, inconsciemment.
Pour moi, il a suffi d'un cygne.
1 commentaire:
Qu'il y a d'intelligence dans ces mots. J'en abandonne Alexandre, et voici une plaisanterie au sujet du Lac des Cygnes : à la funeste époque de Brejnev, il était rituel d'inviter toute personnalité et autre chef d'état à une soirée au Bolchoï : le ballet régulièrement représenté était le Lac de Cygnes. Le grand et parfois facétieux Jean François Deniau en était arrivé à créer avec quelques complices une intance qu'ils avaient baptisée "le Comité pour l'Assèchement du Lac de Cygnes".
Une citation, ce n'est pas dans es ahbitudes sauf quand vraiment c'est incontournable. De Samuel Becket : "Tous les hommes naîssent fous : certains le demeurent"
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