La scène se passe dans un lieu plutôt sombre, un coin apparemment sordide. Un repli de rue oublié, loin du fourmillement de la Vie et à l'abri du jour. Un coin où on est en général seul, car il serait improbable que deux personnes s'y retrouvent par hasard, et encore bien plus inquiétant qu'elles s'y donnent rendez vous. Une dépression urbaine en quelque sorte. Pourtant aujourd'hui un jeune homme attend quelqu'un à cet endroit précis. Au cœur de la ville, mais si isolé qu'on y oublie parfois d'où l'on vient. On sait qu'on y va mais on se demande toujours ce qu'on va y faire. L'heure tourne, le jeune homme tourne en rond, s'agace et maudit les murs si laids qui l'enserrent. Voilà encore du temps perdu, quelqu'un qui veut s'approprier ma liberté en me privant d'espace et de temps. Et qui est elle ? Il ne le sait même pas, il ne se demande même plus (il se l'est auparavant demandé avec une certaine impatience, une certaine curiosité), car pour lui elle n'est à présent qu'énervement, une boule de toupet et d'incorrection qui se croit autorisée par on ne sait quel statut ou on ne sait quel rang à lui prendre un bout de temps qu'il ne récupérera jamais.
Enfin il est là et s'est suffisamment préparé à cette rencontre pour ne pas la louper (on ne sait jamais ce que la Vie vous apporte), malgré l'attente qui le pousse petit à petit hors de lui, il est bien décidé à donner la meilleure image de lui même, et à ne pas passer pour le commun des mortels. Il profite de son isolement forcé pour penser un peu à lui (bien qu'en fait il pense à lui en permanence, mais ça l'apaise et le divertit). Il s'imagine ce qu'il va bien pouvoir dire à la belle inconnue (il l'a déjà aperçue lui semble-t-il, et Dieu qu'elle était belle !), ce qu'elle va penser de lui, ce qui va faire qu'il lui plaira et que peut être elle le choisira. Le plongeon dans ces images a fait tourner l'horloge, et lorsqu'il relève la tête, elle arrive enfin, la silhouette familière et mystérieuse de celle qu'il a rêvée et attendue.
« -Désolée, je suis un peu en retard... d'habitude on ne me le reproche pas trop. On dit qu'il est plus poli d'arriver en retard qu'en avance !
-Oui on dit ça, mais je me demande parfois pourquoi.
-Il se peut et il arrive d'ailleurs fréquemment, que la personne que l'on a projeté de retrouver ait quelque chose à finir. On ne veut pas arriver et la déranger, la couper dans son élan.
-Certes l'intention est louable, mais je vois mal ce que j'aurais pu entreprendre dans cet endroit...
-Tu manques d'imagination ! D'accord l'endroit est laid, mais c'est l'absence qui l'enlaidit.
-Mais mon esprit était tout entier occupé par la pensée de ton attente. Je ne voulais rien entreprendre avant ton arrivée, de peur de ne pouvoir l'achever.
-Tu raisonnes donc à l'envers, toi aussi. Si tout le monde raisonne comme toi il n'est pas surprenant qu'on trouve tant d'endroits morts comme celui là. Les gens y passent et n'y font rien d'autre qu'attendre. Ils ne réalisent pas qu'ils sont les acteurs, et restent idiots en spectateurs devant un décor gris.
-On a peut être mieux à faire pour aujourd'hui que de débattre sur la philosophie urbaine des passants idiots non ? Décidément tu as une drôle d'idée du temps : tu arrives en t'excusant de ton retard et tu ne fais rien pour le rattraper.
-Je vois le temps comme tu vois les couleurs : c'est une représentation, une vue de l'esprit. Tu parles de bleu, de rose, mais l'autre verra peut être du jaune et du vert. Comme on lui aura appris à dire bleu et rose lorsqu'il voit son jaune et son vert, il dira lui aussi bleu et rose. Tu dis une demie heure, je réponds un instant car je vois un instant et qu'on ne m'a rien appris d'autre. Mais je suis d'accord avec toi, changeons de sujet. Si tu as accepté de me voir, c'est que tu as quelque chose de spécial, et j'ai hâte de le découvrir.
-Tu sais je me demande un peu ce que je fais là. J'ai accepté un peu sur un coup de tête, parce que je n'avais rien de mieux à faire, et pas grand chose à perdre non plus a priori. Quoique je commence à me dire que j'ai perdu au minimum une demi heure déjà.
-Je t'en prie remets les choses à leur place. Quelle vie est assez intense pour que la perte d'une demie heure soit un drame irréparable. Et ne me prends pas de haut, tu pourrais perdre beaucoup plus. Je ne sais pas non plus comment tu peux dire que tu es là faute de mieux ! Si je t'ai donné rendez vous aujourd'hui, c'est parce que je pensais que tu étais intéressé. Je ne suis pas née de la dernière pluie, j'ai bien vu comme tu me regardais l'autre jour. Tu ne pouvais pas me quitter des yeux, tu m'appelais du regard ! Comme j'ai vu qu'apparemment tu étais tétanisé à l'idée de m'aborder, je me suis permise de faire le premier pas. Moi non plus je ne veux pas rater une occasion.
-C'est vrai que j'étais comme hypnotisé. D'un seul coup, et parce que tu représentais quelque chose de nouveau pour moi, j'ai pensé que tu étais l'évidence. La solution de tout. Tu sais je n'étais pas très bien l'autre jour. Je pensais qu'en acceptant un rendez vous avec une inconnue, je pourrais commencer quelque chose qui n'aurait rien à voir avec ma Vie.
-Donc je ne suis rien d'autre pour toi qu'un divertissement ? Comme un tricot en quelque sorte, pour te changer les idées ?
-Désolé je parle sans beaucoup de tact, je suis un peu à fleur de peau ces temps ci. Et puis il faut dire que cette attente n'a rien arrangé. Je voulais surtout dire que tu m'intrigues, et même si quelqu'un qui va bien tirerait profit d'une rencontre avec toi. Tu as l'air si différente, si détachée...
-Tu parles de détachement, je parlerais plus de dilution ! Mon existence en elle même n'a pas de sens, elle est diluée dans une sorte d'éternité, et sa densité est insignifiante.
-C'est justement ce qui te rend légère n'est ce pas ? Rien ne semble t'atteindre.
-Es tu sûr de parler en connaissance de cause ? Je t'attire apparemment, et maintenant tu semble m'envier, mais que sais tu de moi ?
-Pas grand chose je l'admets. Dévoile toi un peu... on voit à peine tes yeux. C'est curieux comme leur couleur change, leur expression est éphémère.
-Je te l'ai dit je n'ai pas d'existence propre. Je réponds froidement à ceux qui me parlent mais je n'ai d'autres désirs que les leurs, pas d'autres pensées que les leurs.
-Alors seule tu n'es rien, sans une vie tu n'es rien ?
-Peut être, je ne sais pas. Je ne suis presque jamais seule. Je laisse rarement indifférent ! On m'aime, on m'attend, on me craint, on me maudit, je vis en chacun d'une manière différente. Mais rarement on me comprend. On ne peut pas me comprendre en me cherchant, c'est ridicule !
-Alors moi qui veux te comprendre, te connaître, pourquoi suis-je là ?
-Je ne sais pas, que cherches tu ? Tu m'as dit tout à l'heure que tu cherchais autre chose. Je ne suis pas autre chose car je suis la fin de tout. Tu veux une autre vie ?
-En quelque sorte. Je veux surtout être bien avec ma Vie, d'une manière ou d'une autre. Je veux le renouveau, tu saurais me l'apporter ?
-Non je ne le saurais pas.
-Je ne veux pas grand chose en somme. Des petites choses simples, mais tous les jours. Des dimanches matins, un par semaine ça me suffit tu sais, je ne suis pas très exigeant. Saurais tu me les apporter ?
-Non je ne pense pas non plus
-Je veux juste sortir, écouter et voir, qu'on me réponde et qu'on m'écoute aussi, enfin tu vois juste être présent. Tu saurais me l'apporter ?
-Non mais arrêtes un peu, je crois qu'il faut qu'il faut que tu comprennes une chose c'est que...
-Oh et puis aller courir de temps en temps et voir des lapins ! Tu sais une fois, un soir j'en avais vu plein. On peut dire que ça ne se pose pas de questions un lapin ! Ils passent leur patte derrière leur oreille et hop, ils savent qu'ils existent. Et moi je les regardais comme un con ! C'est tout juste si je passais pas ma patte derrière mon oreille aussi pour répondre mais je ne l'ai pas fait(mais je suis plus aussi souple que quand j'avais huit ans et que je pouvais me ronger les ongles de pied ! J'ai arrêté parce que ma mère trouvait ça crade, et maintenant j'y arrive plus, c'est malin) . Terrible. Tu vois ce que je veux dire !
-Non je comprends pas bien. Tu m'inquiètes un peu là...
-Hmm tout cet air frais dans ma tête ça me donne envie d'un chocolat chaud, pas toi ?
-Heu...
-Non parce que moi j'adore le chocolat chaud, ça me rappelle les goûters quand j'étais petit. On rentrait du bord de mer, tout mouillés, tout salés, et on se posait devant un film avec un chocolat chaud !
-Ecoute toi un peu parler, tu sais à qui tu parles ?
-Mais je disais juste que...
-Oui ça va j'ai compris, je suis pas bouchée, les lapins, le chocolat, il va y avoir comme un problème entre nous je crois.
-Hein ? Moi qui commençais à me sentir à l'aise !
-Non je crois que ça marchera pas pour l'instant entre nous parce que tu en aimes une autre.
-Je n'ai jamais dit une telle chose ! Tu inventes !
-Non je devine. Depuis tout à l'heure de qui parles tu ? De ta chère Vie, de ta Vie adorée. C'est elle que tu attends et que tu aimes, ce n'est pas moi. Alors pour l'instant c'est moi qui perds mon temps. Je crois qu'il vaut mieux qu'on en reste là pour cette fois.
-Tu devrais pas être toujours si fatalitaire !
-Fataliste
-C'est pareil, on s'en fout. Mais bon je ne vais pas te retenir si tu as l'impression de perdre ton temps. Je ne sais pas pourquoi je sens qu'on se reverra.
-C'est probable, en effet, mais en temps voulu cette fois ci. A moins qu'on se croise par hasard.
-Ok on se fera une bouffe alors !
-Non je ne pense pas que tu me reconnaîtras, je change souvent de look. Bon je file j'ai un autre rencard. »
Et pendant que s'éloigne entre les murs trop serrés de l'impasse la sombre silhouette, il rigole en pensant à une famille de belettes dans un jardin public, à un élevage d'autruche, à des batailles de chocolat et bien sûr de chantilly. Le soleil en se couchant parvient à glisser quelques rayons entre les parois grises et délabrées. Le linge blanc qui flotte entre les fenêtres joue avec les lumières jaunes et rouges (ou bleues et roses, on ne sait pas, il ne sait plus en tout cas). Les lueurs vespérales chassent l'ombre de ce recoin, découvrant sur le sol une marelle dessinée à la craie.
-Ouais super !
Et il joue...
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Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Où va-t-elle,
Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,
Que fait-elle?
Cachée par un grand foulard de soie,
A peine si l'on aperçoit la forme de son visage,
La ville est un désert blanc,
Qu'elle traverse comme une ombre,
Irréelle,
Qui est cette femme qui marche dans les rues,
Qui est-elle?
A quel rendez-vous d'amour mystérieux,
Se rend-elle?
Elle vient d'entrer dessous un porche,
Et lentement, prend l'escalier,
Où va-t-elle?
Une porte s'est ouverte,
Elle est entrée sans frapper,
Devant elle,
Sur un grand lit, un homme est couché,
Il lui dit "je t'attendrais",
Ma cruelle,
Dans la chambre où rien ne bouge,
Elle a tiré les rideaux,
Sur un coussin de soie rouge,
Elle a posé son manteau,
Et belle comme une épousée,
Dans sa longue robe blanche,
En dentelle,
Elle s'est penchée sur lui, qui semblait émerveillé,
Que dit-elle?
Elle a reprit l'escalier, elle est ressortit dans les rues,
Où va cette femme, en dentelles?
Qui est cette femme?
Elle est belle,
C'est la dernière épousée,
Celle qui vient sans qu'on l'appelle,
La fidèle,
C'est l'épouse de la dernière heure,
Celle qui vient lorsque l'on pleure,
La cruelle,
C'est la mort, la mort qui marche dans les rues,
Méfie-toi,
Referme bien tes fenêtres,
Que jamais, elle ne pénètre chez toi,
Cette femme, c'est la mort,
La mort, la mort,
la mort,
la mort...
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